Christiania est une institution défendant un certain
nombre de valeurs qui lui sont propres : notamment l'abolition de la
propriété privée, la légalisation et la libre
consommation de marijuana ou encore le rejet de l'idée de
hiérarchie entre les individus. Des valeurs contraires aux principes de
la plupart des sociétés « classiques », ce qui vaut
à Christiania ses vertus alternatives pour les observateurs les plus
modérés, ou l'étiquette de groupe déviant pour les
plus critiques. Cependant, nous savons que derrière cette image
biaisée se cache un système de normes très
précises, supposées maintenir l'ordre à l'intérieur
de la communauté95. Brièvement, rappelons qu'il existe
à Christiania une loi commune qui apparaît très peu
contraignante, à laquelle s'ajoutent neuf injonctions96.
Celles-ci sont présentées comme l'émanation de la
volonté générale qui traduit certaines valeurs
défendues par les membres de cette communauté : le rejet de la
violence et des armes, des drogues dures, le respect du bien d'autrui, ou
encore le refus de voir la circulation automobile envahir leur milieu.
Ce qui nous amène à évoquer les normes
communautaires, ce n'est pas leur simple description mais avant tout la
manière dont elles sont produites. D'après H. Becker, «
les
93 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et
SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op. cit.,
p.141
94 Pour cela, se rapporter à la partie II,
Chapitre 1, « Section 2 - Distribution des rôles », p.105
95 Cf. « C. Les normes d'un groupe
déviant : la « loi commune de Christiania » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.
cit., p. 53-55
96 Cf. annexe n°8, p.194 : « la loi commune
de Christiania et ses neuf injonctions »
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normes sont le produit de l'initiative de certains
individus, et nous pouvons considérer ceux qui prennent de telles
initiatives comme des entrepreneurs de morale »97.
Dans le cadre de notre problématique axée sur la nature du
pouvoir, il est essentiel d'identifier ces fameux entrepreneurs de morale
dont la fonction est de produire les normes à Christiania.
Rappelons-nous de la loi commune de Christiania:
« Christiania's commitment is to create and sustain a
self-governing community, in which everyone is
free to
develop[e]98 and express their selves, as
responsible members of the community. »
Loi commune de Christiania, Ting book
Nous évoquions brièvement l'idée que
cette loi est très peu restrictive. Mais une nouvelle lecture se
focalisant uniquement sur la production des normes nous fait rapidement
réaliser qu'à Christiania, les entrepreneurs de morale
sont en théorie tous les christianites sans exception.
Autogouverner de manière responsable dans un espace où l'individu
est libre de s'exprimer et de participer, nous l'avons vu, au
développement de ce projet commun ; voilà une idée qui
semble-t-il mettra tout le monde d'accord. Cette vision très
idéaliste, qui laisserait entendre que tout va pour le mieux dans le
meilleur des mondes dans cette utopie communautaire, ne pouvait nous
satisfaire, ce qui nous a amené à interroger de ses - très
nombreux - détenteurs du pouvoir de légiférer :
Richardt: «Because this is the
basic law, this is not a law, you know, `we are gonna build up a
self-supporting society and everybody is free, and you can do whatever you want
under your responsibility for the community.' This is very interesting, and
I will get back to that. [...] Then an important thing also is that:
it is [was] decided by Sven, Kim, Kiel, Ole and Diego: five
people!»
Allan: «Five men.»
Richardt: «Five men, out of five
hundred, One percent! So there is no consensus over that at all. And that also
means this is just the way that we said that: we five people here and everybody
can go in and make it better. This is not a sort of stone taken down from a
mountain by an old man, with a long beard you see...»
(Laughing)
Allan: «It's just five people
who... in November 71' wrote this down on a piece of paper, in a book called
the Ting Book, and already Christiania has been existing since two
months at that time, but it's a good invention and it's partly anarchistic and
partly liberal, not so much socialist.»
Richardt Lionsheart, un psychologue de soixante-cinq ans
vivant seul dans la maison qu'il a bâti de ses mains à
Fabriksområdet (« L'aire de la fabrique », aire locale
n°7) en 1972, est
97 BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique
de la déviance, Paris, A-M Métaillé, 1985, p.171
98 Nous mettons entre crochets cette coquille qui
s'est produite lors de la production cette loi.
46
une personne très critique à l'égard de
la communauté dans laquelle il vit. Son ami Allan Anarchos, m'avait
à plusieurs reprises évoqué l'importance de ce personnage
assez charismatique qui ne laisse pas beaucoup la parole. Richardt est
quelqu'un à fort caractère, qui capte l'attention et aime
être écouté. Mais il est surtout un anarchiste assez
individualiste, donc très libéral, pas toujours
apprécié à Christiania. Cette loi, nous dit-il, n'en est
pas une car trop vague et il convient qu'elle soit désacralisée
puisqu'elle n'est que le fruit de l'imagination de cinq pionniers de
Christiania qui créèrent cette sorte de « Constitution
» pour reprendre le terme employé par Allan et Richardt, qu'ils
estimèrent nécessaire pour fixer les règles du jeu dans
l'institution. Cette loi fut écrite noir sur blanc dans le Ting
book99 et correspond en quelques sortes à la naissance
du droit à Christiania.
Plus loin dans l'entretien, Richardt nous explique que les
christianites ont effectivement ajouté des règles en fonction des
évènements - parfois malheureux - qui se sont produits à
Christiania100, ce qui a conduit les christianites à ajouter
peu à peu dans le Ting book, ces fameuses injonctions telles
que « non aux drogues dures » ou « non à la violence
». Ensuite, Richardt poursuit son analyse avec cette dernière
injonction qui voudrait qu'il n'y ait aucun acte de violence à
Christiania, ce qui lui permet d'affirmer que ces « vraies » lois qui
interdiraient notamment le recours à la violence sont sans cesse
bafouée101:
Richardt: «The point was violence
because violence thing was... If you behave violently you should leave. And
some people did that and they just left. So, if violence is a cause for leaving
the place, and if the real way to make a common meeting is the consensus. Okay,
if the common meeting recognizes that the law is to leave when you behaved
violently, but if the decisions are based on the consensus
principles.»
Allan: «Yes.»
Richardt: «The common law says that
you have to leave, and that means to leave forever. Consensus can then say: if
there is consensus about `he should leave nineteen years'. So, you
start up with nineteen years, or fifteen years or fourteen years, you know. And
if everybody agrees with saying: `Ok, we put it down to fourteen years.' -
`Ok, we can also put it down to seven years.'- `No!' - `Okay, then we put it
down to fourteen years.' You see, then if there is one against then it's
fourteen years. That's the way of consensus.»
99 Le Ting book était à
l'époque un néologisme mélangeant du danois et de
l'anglais, qui signifie littéralement « Le livre du peuple »
de Christiania. Ceci est le support sur lequel ils inscrivirent la
première ligne et sur lequel n'importe quel christianite peut, en
théorie ajouter une ligne.
100 Nous pensons notamment au blocus contre les
junkies en 1979 ou encore l'arrivée massive des gangs de motards
dans les années 1980. Pour plus de détails, cf. « Chapitre I
- Un projet utopique inscrit dans la durée » in VASSEUR
Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit.,
p.16-40
101 En réalité, la critique de Richardt envers
son institution repose essentiellement sur l'argument de la violence qui est,
d'après lui, omniprésente à Christiania. Richardt a
même publié une tribune dans le journal de Christiania
(UGESPEJLET) que nous n'avons malheureusement pas pu nous procurer.
47
- «Yes.»
Richardt: «But this ends up with
like... ninety days. Because they take it in an opposite way and it shows very
easily how little brains there are out here, you know, and how
little stability and how much eager to walk with the strong one, you see:
`He is a pusher so he shouldn't think that I am against him, so I say
something nice to him.' »
- «Ok. But, what does that mean?»
Richardt: «`ah! Ninety is a long time,
I'm sure he can get back within sixty days'. That's what they would say,
and that's all kind of... It means that's a slum, that's a ghetto and you know
how a ghetto works! We are a ghetto!»
Nous avions déjà évoqué la mise
en abyme de la déviance, comme l'une des curiosités à
l'aide de laquelle nous pouvions qualifier ce qu'il se produit quotidiennement
dans ce microcosme social. En fixant leurs propres règles en 1971, les
pionniers de la commune libre étaient déjà
etiquettés comme des déviants. Seulement la déviance ne
s'arrête pas à ce simple étiquetage opéré par
la société extérieure, car il existe des déviants
parmi les déviants. L'exemple utilisé par Richardt montre
qu'à Christiania comme ailleurs, bannir la violence était un vain
mot, que les entrepreneurs de morale bercés par leurs
rêves utopistes, n'avaient pas forcément mesuré.
Ce que nous montre Richardt est que, comme dans toutes les
sociétés, bien qu'il existe des règles écrites
à Christiania, celles-ci sont constamment transgressées par des
membres de l'institution. Jusqu'ici, cela paraît tout à fait
logique. Mais là où veut en venir ce Christianite est que bannir
un christianite parce qu'il a eu recours à la violence s'est
déjà produit, mais l'application de la peine varie grandement en
fonction de l'accusé : le système de normes institué
à Christiania n'est pas (ou peu) appliqué aux plus « forts
», qui selon lui sont les pushers qui pourtant semblent
être précisément les plus enclins à être
violents. La raison de cet assouplissement des règles et donc de la
peine encourue par un individu bénéficiant de soutiens des plus
« forts », verra sa peine quasiment réduite à
néant grâce au principe du consensus qui, lors de son jugement
rendu par « l'assemblée commune »
(fællesmøde), permettra à ses soutiens
d'influencer la prise de décision. Ainsi, les pushers venus en
masse lors de cette assemblée, useraient de leur pouvoir de domination
sur le reste du groupe qui se mettra en retrait et en toute logique personne ne
posera son veto contre une baisse significative de la durée de la peine
de bannissement, même s'il s'agit de réduire cette peine de
plusieurs années à quelques mois. C'est pourquoi Richardt en
vient à la conclusion que Christiania est un « ghetto
», soit un univers social dégradé par la transgression
permanente des règles fixées par l'institution.
48
Pour résumer, dans notre progression devant nous
conduire à définir la nature du pouvoir à Christiania,
nous réalisons à travers le témoignage de Richardt que ce
n'est pas tant dans la quête des entrepreneurs de morale que
nous devons orienter notre regard, mais dans les problèmes liés
à l'application de ces règles. D'après Richardt, leur
application variera selon le groupe d'appartenance du christianite
accusé. Or, si ces règles formelles sont constamment
transgressées, nous pouvons imaginer combien ces règles
écrites n'ont qu'une faible « force symbolique
»102, en particulier pour les groupes les plus
dominants103. Finalement, le fait qu'après plus de quarante
années et de multiples possibilités que tout un chacun puisse
proposer l'ajout de nouvelles lois, il n'est pas étonnant que
l'épaisseur du Ting book reste plutôt mince. En effet,
pourquoi aller ajouter de nouvelles règles en sachant qu'elles seront
appliquées de manière partiale?