Au-delà de ces règles formelles qui,
d'après Richardt, ne s'appliquent pas de manière la plus
impartiale qui soit ; se cachent des normes informelles, non visibles de prime
abord que le nouvel arrivant dans l'institution doit assimiler, s'il veut
être accepté par le groupe. Ces règles informelles sont
très nombreuses et sont présentes dans de nombreux domaines et
nous ne prétendons pas en dresser la liste qui, de toute évidence
serait incomplète et n'apporterait rien de plus à notre question
sur la nature du pouvoir.
La découverte des normes informelles n'est que le
fruit de l'expérience personnelle ; car « l'acquisition de
cette compétence institutionnelle ne résulte
généralement pas d'un `dressage' de l'individu, mais d'un
apprentissage réflexif par tâtonnements, par expérience des
échecs, par découverte progressive de l'incorrection de certains
actes, que sanctionne la réprobation des collègues [...]
»104. Or cette période d'adaptation varie d'un individu
à l'autre, elle se réalise plus ou moins en douceur et peut,
à n'en pas douter, conduire à une situation traumatisante amenant
l'individu à renoncer à son intégration au sein du groupe.
C'est pourquoi dresser une liste authentique des règles informelles de
Christiania serait une supercherie, et nous ne pouvons tout au plus relater
certaines situations vécues lors du processus d'intégration.
102 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.150
103 Le pouvoir de domination ne se résume pas
forcément au seul groupe des pushers. C'est ce que nous verrons
plus en détails dans la partie II, chapitre 1, section 3 - Rapport de
force et domination au sein du groupe.
104 Ibid., p.143
49
Ce n'est donc qu'à travers mon regard de profane que le
lecteur pourra avoir une vision très partielle de ces règles
non-écrites qui pourtant sont essentielles pour rester dans
l'institution et y consolider sa position. Le travail d'anthropologue implique
que le chercheur se fonde dans le groupe qu'il cherche à observer. Car
connaître et analyser les pratiques quotidiennes de cette institution
signifie que le chercheur fasse l'effort de se muer en tant que membre du
groupe. Cette attitude consistant à endosser le costume de christianite
n'est pas sans rappeler la notion de rôle notamment
développée dans la sociologie interactionniste d'Erving
Goffman105. Il a donc fallu que nous nous me fassions christianite
et que nous participions aux pratiques spécifiques de l'institution pour
mieux comprendre à la fois le sens de ces pratiques, mais aussi ceux qui
les réalisent quotidiennement.
105 GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie
quotidienne - La présentation de soi, Tome 1, Paris, Les
éditions de minuit, 1973
50
tard dans la soirée et d'un rassemblement autour du
feu106 que cette même personne qui m'avait stigmatisé
un peu plus tôt m'offrit une bière et commença à
m'adresser la parole. Autre exemple, serais-je resté un
outsider107 aux yeux de Morten, qui m'ouvrit les portes de
la Cosmic flower dans laquelle il vit, si j'avais refusé le
joint qu'il voulait partager avec moi lorsque nous avons réalisé
le second entretien ? Comme le disait H. Becker, je me suis affranchi «
des contrôles de la société [classique] pour
tomber sous l'influence de ceux [du] groupe restreint
»108 que je cherchais à intégrer. De plus,
les vertus socialisantes de l'utilisation de la
marijuana109 et la tentation de vouloir entrer dans le cercle
était trop grande pour que je puisse refuser ; et ce refus aurait sans
aucun doute créé une distance supplémentaire avec
l'enquêté et tout porte à croire que je n'aurais pas eu le
même résultat.
Ces deux exemples sont, comme nous l'avons déjà
souligné, qu'une infime partie des codes que doit assimiler le nouvel
arrivant s'il veut satisfaire les attentes du groupe qui lui ouvre ses portes.
Mais nous avons jugé opportun de les évoquer car endosser un
rôle a un coût et demande à la personne cherchant à
s'intégrer de faire les efforts nécessaires.
Puis, c'est au moyen d'un exemple très concret que
nous allons établir un lien plus affirmé entre les normes
informelles et le pouvoir. Nous avons évoqué en introduction
l'existence d'une zone dite « de la lumière verte » qui
englobe Pusher Street110. Pour être plus précis, cette
dernière ne se limite pas à la seule Pusher Street, mais
correspond à une zone plus étendue venant s'insérer au
milieu de six aires locales111 et qui comprend la place de Carl
Madsen112 (Carl Madsen plads). Cette zone de « la
lumière verte », n'existait pas encore lors de nos premières
observations sur le terrain au mois de janvier 2011. Seuls des tags
représentant des appareils photos barrés d'épais traits
rouges signalaient aux visiteurs qu'ils était interdit de pointer son
objectif en direction des pushers et de leur rue. Le lecteur
106 Le rassemblement autour du feu est une pratique courante
dans les aires locales de Christiania. Comme une tribu indienne, les
christianites se rassemblent et discutent en partageant un verre. Cette
pratique se perpétue et les températures très
fraîches des soirées du mois de mars ne semblent pas
altérer leur enthousiasme.
107 Soit « un individu considéré comme
étranger au groupe », Cf. BECKER Howard, Outsiders. Etude
sociologique de la déviance, op.cit., p.25
108 Ibid., p.83
109 Cf. « L'apprentissage de la perception des effets
», in BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la
déviance, op. cit., p.70-75
110 Cf. annexe n°9, p.195: « panneau situé
à l'entrée du `quartier de la lumière verte `, Pusher
Street »
111 Si nous nous rapportons à la carte
détaillée des quinze aires locales de Christiania (p.25), nous
constatons que le nouveau quartier de « la lumière verte » se
situe au beau milieu de six aires locales (aires locales n°1, 2, 4, 5, 7
et 15), mais ne vient pas mordre sur leurs territoires respectifs. Cela montre
qu'il ne s'agit pas tant de l'occupation de ces six aires locales par les
dealers, mais plutôt d'une sorte de zone franche concédée
aux pushers et notamment dédiée au commerce de
marijuana.
112 Carl Madsen est le nom d'un grand avocat danois qui
« ne croyait plus en la justice ». Grand orateur, il savait mettre la
Cour fasse à ses propres contradictions et a longtemps défendu
Christiania durant les années 1970.
51
conviendra que cette façon qu'ils avaient de signaler
leur refus d'être pris en photo aurait pu être
considérée comme une règle formelle, bien que cela ne
fût pas mentionné dans le code officiel de la communauté
que nous avons analysé un plus tôt.
Mais ce qui nous intéresse ici, est la manière
dont un groupe restreint d'individus - les pushers - sont parvenus
à faire passer des règles qui jusque-là étaient
informelles (par exemple, courir près des échoppes de marijuana)
en règles formelles, dans une zone qu'ils ont investi113 pour
y développer leurs activités de trafiquants de marijuana. Nous
avons évoqué dans le premier mémoire qu'il existe parmi
certains membres du groupe des activistes, le sentiment assez contradictoire et
peut-être un brin hypocrite qui accepterait l'usage de la marijuana tout
en rejetant son commerce et l'enrichissement lié à cette
activité économique : les pushers sont des «
capitalistes » avions-nous pu entendre auprès de certains
christianites114.
? Extrait du carnet de terrain n°4 - notes du
mardi 13 mars 2012
Avant que ce panneau n'apparaisse, jamais je n'ai eu
conscience qu'il était défendu de courir près de ces
étalages de marijuana. Seule la lenteur du déplacement de foule
venue en masse composée de consommateurs de cette herbe défendue
ou de simples curieux, m'avaient laissé supposer qu'il était
préférable de laisser mon vélo et d'emboiter le pas des
gens présents sur ce marché. De plus, depuis que j'endossais mon
costume de chercheur, j'avais pris l'habitude de laisser mon vélo
à l'entrée de Christiania et de poursuivre à pied, de
manière à optimiser mes chances de voir ce qu'il s'y passe
vraiment.
Si ce panneau a pu être installé à cet
endroit, tout porte à croire que ce sont tous les membres de
l'institution qui ont laissé les pushers opérer cette
délimitation de l'espace. Or, « en laissant à d'autres
le soin de mettre au point des lois spécifiques, le croisé de la
morale ouvre la porte à de nombreuses influences imprévues, car
ceux qui préparent pour eux la législation ont leurs
intérêts propres, qui risquent d'influencer la législation
préparée »115. Cette citation d'H. Becker
résume assez bien ce qu'il s'est certainement produit à
Christiania : cette décision, qui concerne au moins six aires locales, a
dû être débattue lors d'une assemblée commune
(fællesmøde). Cependant, comme a pu l'exprimer Richardt
dans son témoignage,
113 Nous éviterons ici le terme « s'approprier
», qui sous-entendrait que les pushers possèdent cet espace. Or,
nous savons qu'à Christiania le sol ne peut en aucun cas être
considéré comme un bien.
114 Cf. VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.58
115 BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la
déviance, op. cit., p.176
52
rien ne garantit que le droit qu'a un christianite d'exprimer
son refus de voir les pratiques réalisées à Pusher Street
et ses alentours s'institutionnaliser, soit respecté. De plus, en
inscrivant noir sur blanc ces trois règles116 et en
délimitant de manière la plus formelle qui soit cette zone
où, certes, la loi commune et les neuf injonctions de Christiania
préexistent ; il est évident que le groupe des pushers
parvient à imposer de nouvelles règles aux autres christianites,
tout comme ils le font avec les visiteurs extérieurs à la
communauté.
Ainsi, en concédant au groupe de pushers le
droit de délimiter leur propre zone et d'y fixer de manière
formelle de nouvelles règles venant s'ajouter aux règles
préexistantes, le reste des membres de la communauté semble une
nouvelle fois abdiquer face au pouvoir de domination exercé par les
pushers. Bien entendu, il faut nous garder de toute vision
manichéenne qui réduirait l'analyse de la relation entre ces deux
groupes aux « bons » activistes face aux « mauvais »
pushers. Car nous avons pu constater dans le discours de la plupart des
individus pouvant être classés dans la catégorie des
activistes, qu'il y a une certaine accommodation et un sentiment de cohabiter
de manière acceptable, voire normale :
Kirsten: «There is too much
violence, yes. That's why the community of Christiania in general is very
critical to.... The style and the attitude in the street, and the pushers they
know that they have to listen because... They only stay and they only sale hash
in the streets because it is accepted by the community of Christiania. Because
they have this role of being the ones that only sale hash and.... And they do
the job in fact as a sort of policemen that keep away the hard drugs. And in a
way this is very good because then you don't have many other criminal
activities because we don't have other places with hard drugs like much robbing
and stealing and prostitution and so on. We don't have that kind of problem. We
don't have it in here because `no hard drugs'.»
Selon Kirsten, les pushers occupent bien une place
à part entière à Christiania, mais semble vouloir dire que
malgré la violence et le climat de tension qui peut parfois
régner autours de ce trafic de drogue, les pushers et leur
monopole du trafic de marijuana sont nécessaires à la
communauté, car ils y jouent un rôle spécifique
d'autorégulation de la criminalité en gardant, semble-t-il,
Christiania de l'importation d'autres substances illicites, comme du
développement d'autres types de trafics tels que la prostitution.
Deuxième exemple avec Morten, qui lui prône ouvertement la
collaboration plus étendue avec les pushers et que ce lien soit
exclusivement opéré à l'intérieur de la commune
libre :
_ «Ok. And what is your position regarding Pusher
Street? Do you think it's wrong for Christiania?»
116 Les trois règles de la zone « de la
lumière verte » qui, rappelons-le, sont : « Profiter »,
« ne pas courir » et « ne pas prendre de photos ». En
réalité, ce sont surtout ces deux dernières que nous
retiendrons car elles impliquent une contrainte réelle.
53
Morten: « I'm not... I don't have
anything against the Pushers. I think every time the cops are coming very much
for hunting down the pushers in the street, and I think that police should keep
away and we should have an... an Amsterdam agreement here.»
Dans cette seconde sous-partie, nous avons pu constater que
les normes informelles sont partout et que c'est à travers des gestes
simples et l'adoption d'une attitude considérée comme
appropriée par le groupe, que le chercheur-profane va parvenir à
s'affranchir de l'étiquette d'outsider qui lui colle à
la peau. Puis, à travers l'émergence du quartier de « la
lumière verte » nous avons réalisé que les normes
informelles peuvent rapidement glisser dans la catégorie des normes
formelles, et ainsi bousculer l'ordre institutionnel, pourvu que le groupe qui
prépare cette nouvelle législation soit suffisamment fort et
influent pour qu'il puisse imposer ces nouvelles règles.