Selon P. Clastres117 il n'y ait pas de
société sans pouvoir, même en cas d'absence d'une relation
« commandement-obéissance », et « la vie de groupe
comme projet collectif [peut se maintenir] par le biais du
contrôle social immédiat »118. Or, nous ne
pouvons maintenant nier qu'il existe à Christiania des normes
instituées, qui font de cette entreprise de vie collective un
système de relations sociales autorégulé qui, semble-t-il,
se suffit à lui-même, puisque durant ses quarante années
d'existence, la commune libre a su maintenir une relative cohésion de
groupe et se prémunir du destin des expériences communautaires
présenté comme inéluctable par Bernard Lacroix, à
savoir « l'éclatement [de la] communauté
»119. Cette longévité de l'expérience
communautaire, nous l'avions expliqué à travers le maintien de
ces règles120, que les christianites intériorisent
à travers « une contrainte qui s'impose aux individus sous
l'effet des commandements et des interdits sociaux »121
qu'ils respectent du fait d'un contrôle « assuré par la
présence permanente des autres »122. Ce
contrôle social, pourrait être ajouté à la longue
liste des pratiques liées à l'autogestion de la commune par ses
habitants qui, d'après la loi fondamentale, sont « les membres
responsable de la communauté ». L'idée d'autogestion
est donc omniprésente à Christiania, au point que même les
problèmes liés à la violence semblent vouloir être
réglés uniquement par les christianites à
117 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit. p.10
118 Ibid., p.19
119 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65
120 Cf. « I) Unité du groupe et cohésion
sociale » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.43-55
121 ELIAS Norbert, La société des
individus, Paris, Fayard, 1991, p.170
122 Ibid., p. 177
54
l'intérieur de leur microcosme social, où chacun
serait le gendarme de son semblable. Or, dans cette société non
« policée »123 caractérisée
par l'absence supposée de hiérarchie et de coercition, seul le
contrôle social apparaît comme le moyen de réguler les
rapports sociaux. C'est ce que nous allons essayer d'illustrer à travers
deux exemples précis :
Tout d'abord, citons Catpoh qui tout comme J-M Traimond, a
connu l'expérience de Christiania et rapporte ce qu'elle a vécu
entre 1977 et 1978 dans un ouvrage publié la même
année124 : dans un encadré125, l'auteure
française nous rapporte le cas d'un « français violeur
», à l'époque christianite, qui aurait sévi à
plusieurs reprises en agressant des femmes jusqu'à leur domicile. Alors,
ce violeur fut « vidé » par une cinquantaine de christianites
avant d'être jugé et banni de la communauté. Mais c'est la
suite de son récit qui est le plus intéressant : les «
videurs » prirent les précautions nécessaires afin que son
portrait soit tiré sous toutes les coutures ainsi que sa carte
d'identité, pour que sa photo frappée de la mention « NOT
WANTED » soit placardée aux quatre coins de la communauté si
ce criminel s'avisait à revenir un jour. Cet homme, dont nous n'avons pu
retrouver le nom, fut soudainement étiqueté comme « violeur
», indigne de vivre à Christiania pour les faits qu'il aurait
commis. D'après Catpoh, à aucun moment la police de Copenhague
n'a voulu se saisir de cette affaire compte-tenu des velléités
autonomistes et le souhait d'autogestion revendiqué par les squatteurs
de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Il n'existe aucun moyen
de vérifier avec certitude si les autorités danoises refusent
effectivement d'intervenir lorsqu'un délit est perpétré
à l'encontre d'un christianite à l'intérieur de
Christiania, mais toujours est-il que vivre à Christiania implique
effectivement que l'individu soit responsable et n'hésite pas à
convoquer une assemblée pour que le groupe agisse pour le bien de tous.
Laisser un violeur roder dans la nature n'est évidemment pas souhaitable
tout comme il n'était plus jugé souhaitable de laisser les
héroïnomanes se détruire la santé dans l'imposant
immeuble de Fredens Ark126. C'est pourquoi le groupe, et non
l'individu seul, peut agir en conséquence ; l'acte de vendetta
n'étant apparemment pas toléré même si cette
pratique est plus souvent associée par les activistes à la mafia
qui plane au-dessus de Pusher Street.
Dans ce premier exemple, le contrôle social semble
s'être activé presque naturellement, entre des habitants de
Christiania qui, après avoir recueilli les plaintes de plusieurs
femmes,
123 CLASTRES Pierre, La société contre
l'Etat, op. cit., p.14
124 CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300 chiens - Une
commune libre, op. cit.
125 Cf. annexe n°10, p.196: « Le cas du violeur
français »
126 Cf. « A) Du blocus contre les junkies » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.25-27
55
avaient décidé de traiter ce problème par
la manière qui leur paraissait la plus juste. Puis, si ce violeur
français s'avisait à revenir à Christiania, le
contrôle social serait automatiquement réactivé par le
groupe qui s'empresserait d'agir une nouvelle fois. C'est ainsi que l'exemple
du « violeur français » aurait pu suffire à illustrer
la manière dont le contrôle social entre en action à
Christiania. Toutefois, nous ne pouvons nous satisfaire de ce seul exemple
puisqu'une autre forme d'activation du contrôle social semble se dessiner
à Christiania : le contrôle social activé par
l'institution.
Cette forme d'activation du contrôle social vient clore
ce premier chapitre et relève d'une importance certaine pour la suite de
ce mémoire, puisqu'elle émane d'une force exercée par les
membres de l'institution. Jusqu'à présent, nous avons pu
constater qu'en théorie, cette institution est composée d'un
millier de christianites tous responsables de manière équitable
du maintien et de la gestion de leur commune. Cependant, nos recherches sur le
terrain ont montré qu'au-delà de la simple qualité de
christianite127, il y a parmi eux des fonctionnaires formant une
sorte de « direction administrative»128 qui s'est
formée au fur et à mesure que l'institution grandissait, et
répondait à certaines contraintes
organisationnelles129.
Nous ne citerons ici qu'un exemple : celui des agents du
bureau de la construction (byggekontor), une sorte de bureau
d'ingénierie civile dont la fonction est d'assurer le maintien des
immeubles à l'intérieur de Christiania. Une pratique
institutionnelle certainement opérée par la secrétaire de
ce bureau, m'avait particulièrement frappé : la publication de la
liste des « mauvais payeurs »130 dans l'hebdomadaire de la
communauté (UGESPEJLET, « Le miroir de la semaine »),
un journal distribué gratuitement tous les vendredis dans les commerces
de Christiania. Ce document, assez surprenant, est une liste dressée
à l'attention de tous les christianites, ainsi que des simples
visiteurs, qui répertorie nominativement tous les christianites ayant un
reliquat avec le bureau de la construction.
Cette pratique, d'une violence inouïe, est ce que nous
qualifions d'activation du contrôle social par le haut. Payer ce que l'on
doit dans les temps dans les délais impartis paraît, certes, tout
à fait normal, mais publier le nom à cette liste dite des «
mauvais payeurs » (dårlige betalere) d'une personne
présentant une dette même la plus dérisoire, est le signe
d'un contrôle social très fort, activé par les agents
bureaucratiques de Christiania. Ces personnes
127 Nous entendons par là, un simple habitant de
Christiania profitant de ses droits mais remplissant aussi des devoirs
notamment à l'intérieur de son aire locale.
128 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements
», in WEBER Max, Economie et société, op.
cit., p. 88
129 Nous y reviendrons plus longuement dans la Partie I,
chapitre 2, « Section 3- Administrer l'espace au moyen d'une bureaucratie
pour l'intérêt général », p.77-86
130 Cf. annexe n°11, p.197-198: « Liste des `mauvais
payeurs' publiée dans UGESPEJLET»
56
détiennent le pouvoir de communiquer à
l'ensemble des membres de la communauté les noms, les adresses, les
montants ainsi que le motif et la durée du reliquat, de manière
à activer la pression du contrôle social sur ces individus, qui
seront à n'en pas douter stigmatisés et etiquettés en tant
que « mauvais payeurs ». Un sentiment de honte pèsera alors
sur les épaules des débiteurs qui se sentiront surement
contraints de régler au plus vite leurs factures. Au bas de cette liste,
nous trouvons une phrase au ton presque orwellien131 qui contraste
avec la pensée très libérale et les principes
antiautoritaires inscrits dans le Ting book, et nous donne un
avant-goût sur l'ordre réel à Christiania et la
manière dont les affaires communes sont conduites :
« A l'avenir, les mauvais payeurs ne pourront plus
solliciter les artisans du bureau de la construction, à moins qu'ils
payent d'avance. »
BK. [Byggekontor, « Le bureau de la construction
»]
Personne ne pourrait a priori être
traité de la sorte dans la société « classique
», car cette pratique serait très certainement rejetée
d'abord pour son caractère inquisiteur mais surtout parce qu'elle serait
perçue comme une atteinte à la dignité humaine. Ainsi, le
contrôle social tel que le définit N. Elias, soit un
contrôle « assuré par la présence permanente des
autres », n'est pas la seule forme de contrainte possible à
l'intérieur de la communauté, puisqu'il existe à
l'intérieur de cette institution des corps bureaucratiques qui, comme le
montre cet exemple, mettent à la disposition des fonctionnaires de
l'institution un pouvoir de stigmatiser les déviants. Ce pouvoir de
stigmatiser, d'une violence inouïe, peut être comparé
à un outil faisant partie d'un panel de possibilités mis à
disposition de ces fonctionnaires afin que la machine institutionnelle continue
à fonctionner dans le sens voulu par l'institution. Le contrôle
social est donc omniprésent à Christiania, et la manière
dont il s'exerce est manifestement beaucoup plus puissante et bien plus
traumatisante pour ceux qui s'attirent la réprobation du groupe, que
dans la société « classique ».
Pour résumer, les deux exemples décrits dans
cette dernière sous-partie montrent que le pouvoir de la norme
tel que le décrivait Michel Foucault s'applique à
l'intérieur de cette communauté. Or, rappelons que les
premières explications spontanées la définiraient pourtant
comme une zone de non-droit, comme s'il s'agissait uniquement d'un ghetto
malfamé où régnerait un climat d'insécurité
permanente. Il existe bien des règles parmi les déviants de
Christiania qui eux-mêmes intériorisent et appliquent plus ou
moins ces normes dictées par l'institution. De plus, nous avons vu que
le contrôle social est particulièrement intense à
131 ORWELL Georges, 1984, Paris, Folio, 1950 [1948]
57
l'intérieur de cette institution et que tout
contrevenant à ces règles s'attirerait la réprobation du
groupe accompagnée de sanctions pouvant aller jusqu'au bannissement
irrévocable de la communauté. Seulement, malgré
l'idéal d'équité dans la répartition du pouvoir
entre les individus, nous avons constaté qu'à Christiania comme
dans bien d'autres, la sanction en cas de transgression des normes
communautaires est relative au poids ainsi qu'à la position qu'occupe
l'individu dans l'institution. A partir de ce constat nous voyons peu à
peu se dessiner une certaine idée de hiérarchie remettant en
cause les préceptes dictés par le Ting book.
Dans le premier chapitre, nous avons fait le choix de mettre
l'accent sur ce qu'est a priori Christiania : une institution reposant
sur le modèle fédératif, prônant l'idée
d'autogestion qui offre aux individus qui y vivent la possibilité d'agir
très concrètement sur leur quotidien, notamment grâce
à une conception du pouvoir politique rejetant l'idée de
représentativité. Ce qui signifie une influence sur les
décisions politiques plus étendue pour chaque individu qui
s'engage à respecter celle des autres. Maints exemples ont prouvé
que cet équilibre de la balance du pouvoir est difficile à
maintenir, c'est pourquoi les principes fondamentaux de la commune libre
apparaissent comme un idéal utopiste. Dorénavant, nous allons
progressivement glisser vers ce qu'est réellement l'ordre institutionnel
à Christiania, en nous penchant d'avantage sur la mise en pratique des
principes théoriques.