Dans son ouvrage sur les utopies communautaires, B. Lacroix
traite de l'impossibilité de l'expérience communautaire, qui
s'explique en partie par le fait que « le groupe quête en vain
le visage d'une unité espérée »135.
D'après le sociologue français, le secret de
longévité d'une telle entreprise collective passe avant tout par
la capacité du groupe à rester unit, et la cohésion du
groupe est présentée comme la pièce manquante pour que du
simple projet, l'expérience communautaire passe à l'état
de réalité stable, capable de résister et de s'allonger
dans le temps. Or, nous savons que Christiania est un espace ouvert
d'expérimentation sociale qui s'est institutionnalisé, au sens de
pratiques et de croyances qui se perpétuent dans le temps. Rapidement,
ses pionniers ont cherché à créer une identité
commune, de manière à poser des bases solides à leur
projet de vivre en communauté. Cette tâche n'était pas
aisée car contrairement à un Etat-nation qui chercherait à
réaffirmer une conscience nationale, c'est à partir de rien et en
totale illégalité que les fondateurs de la commune libre
posèrent les premières pierres de ce qui s'apparenterait
aujourd'hui comme une véritable république libertaire.
Christiania a donc dû gagner sa légitimité et cela n'a pas
été facile comme en témoigne le long récit de
l'histoire de Christiania136.
Se rendre légitime aux yeux de l'Etat du Danemark,
propriétaire légal de cet espace de trente-quatre hectares
qu'utilisent depuis plus de quarante ans les christianites, passe par le regard
bienveillant de l'opinion publique qui, malgré les opérations de
séduction opérées par l'institution (acceuil des touristes
et des écoles à travers des visites guidées, campagnes de
sensibilisation, manifestations, dynamisme culturel, etc.) reste
partagée. Tout semble avoir été mis en oeuvre par les
activistes pour que la commune libre s'attire la sympathie du public. Ainsi,
même si sa légitimité est souvent remise en cause, force
est de constater que la commune libre demeure une curiosité et
présente un intérêt économique de poids notamment
134 Rappelons que Christiania n'est, en
réalité, pas vraiment une communauté, mais un
conglomérat d'innombrables petites communautés inégalement
réparties dans les quinze aires locales qui constituent la commune libre
de Christiania. Par exemple, citons la communauté appelée Ararat,
du nom de la montagne sur laquelle a échoué l'arche de
Noé, fondée peu après le blocus contre les junkies, qui
est toujours située dans à Fredens Ark (« L'arche de la paix
», aire locale n°3) Cf. « A) Christiania : communauté ou
société ? » in VASSEUR Pierre, mémoire
dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une
utopie communautaire, op.cit., p.45
135 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.66-67
136 Cf. « Chapitre 1 - Un projet utopique inscrit sur la
durée » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op.cit., p.16-40
60
à travers l'activité touristique137.
Ces touristes, venus en masse, y découvrent une véritable ville
dans la ville, voire un Etat dans l'Etat, qui rappellera aux routards des airs
de Vatican. Un lieu de pèlerinage, certes, mais dont les murs
n'évoquent pas les Saintes Ecritures, mais ravivent au contraire les
mythes de la pensée anarchiste et de sa célèbre maxime
« ni dieu ni maître ». Mais nous sentons à travers le
témoignage de certains christianites, dont la plupart tels que Joker,
exercent à l'occasion la fonction de guide de la communauté, que
Christiania ne doit pas devenir le simple musée l'époque hippie,
mais doit rester un lieu où se posent d'importantes questions qui
dépassent ses frontières :
Joker: [...] «So, I guess,
Christiania can decide between `okay, do we want to be a museum for the
hippie era, or do we want to participate in these big questions?' »
_ «Oh I see what you mean, then changing was
necessary for Christiania if it wanted to stay... Let's say alive and active,
and not only a hippie museum.»
Joker: «If we choose the museum
way, we could do very fine. We could make a fine business with it. We could
actually get paid for living here. Or maybe not, but we could have a lot of
incomes. We could cherry our hippie things, having long hair and stuffs like
that, but it would be artificial. If we want to participate in
real life, we must take the challenges of the future and
I think it's inside of the democracy. Climate, drugs...
long hair for men, I mean it belongs to the past.»
Le groupe ne trouve pas son unité et ses raisons de
poursuivre cette expérience communautaire uniquement travers ses
origines liées au mouvement hippie ou encore à son
caractère supposé anarchiste, mais reste un lieu rassemblant des
gens toujours actifs, un lieu propice à la mobilisation que nous
garderons de développer pour le moment.
Mais Christiania est surtout un espace dans lequel les
autochtones ont progressivement su créer et affirmer une identité
commune138 qui transcende le morcellement géographique et les
esprits de clochers évoqués dans le premier chapitre. En
effet, le simple visiteur pourra rapidement s'apercevoir qu'une série de
symboles permettent de cristalliser le sentiment d'appartenance à une
seule et même institution pour le millier d'habitants qui appartiennent
à cette institution. Au-delà de la culture de la déviance
qui y est développée139, nous pouvons
137 Chaque année, des millions de visiteurs danois et
étrangers venus du monde entier s'y pressent soit par le biais des
guides officiels de la communauté (tels que Kirsten, Morten ou encore
Astérix), soit par des agences de voyage dont les autocars font des
haltes incessantes devant l'entrée principale pour y déposer des
armées de touristes munis de leurs appareils photos. D'après les
chiffres officiels, Christiania est l'une des attractions touristiques les plus
courues de Copenhague derrière la petite sirène et Jardin de
Tivoli et se place tout de même devant le palais royal en termes de
fréquentation touristique. Source : JACOBI Suzanne,
Christiania guide: written, photographed and published by
christianites, Christiania, Copenhagen, 2005
138 « Créer unité et force
», nous pouvons lire dans la quatrième strophe de l'hymne de
Christiania. Cf. annexe n°14, p.200-201: « Paroles de l'hymne de
Christiania »
139 Cf. « B) Y a-t-il une culture de la déviance
à Christiania ? », in VASSEUR Pierre, mémoire
dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une
utopie communautaire, op.cit., p.47-53
61
énumérer un certain nombre
d'éléments symboliques dont la fonction est d'amener les
individus à objectiver leur sentiment d'appartenance à un seul et
même groupe. Rappelons-nous des frontières fixées avec le
monde extérieur140, du drapeau141, de sa
devise142 dont l'intitulé renvoie à une
hymne143 dont nous avions déjà pris connaissance lors
de notre première enquête de terrain. Mais aussi une monnaie
appelée le Løn144 utilisable dans tous les
commerces de la commune libre, le timbre postal145 mettant en valeur
des tableaux réalisés par des peintres christianites, ou encore
tous les produits dérivés à l'effigie de Christiania qui
reprennent systématiquement ces couleurs très vives (le rouge et
le jaune) qu'un très grand nombre associe aujourd'hui à cette
institution ; nous ne manquons pas d'exemple de ces symboles
créés par l'institution permettant d'illustrer cette
volonté, et surement le besoin qu'on ressenti les premiers habitants de
cette petite communauté illégitime pour mettre en valeur et
affirmer leur identité qu'ils ont créé de tout
pièce.
Mais revenons sur deux de ces exemples qui nous apportent
quelques éléments supplémentaires pour répondre
à notre question sur la nature du pouvoir : premier exemple, nous avons
déjà cité les paroles de l'hymne de Christiania dans
laquelle notre traduction révèle clairement le désir de
« créer unité et force » à
l'intérieur de cette institution. Mais il a fallu chercher dans la
version officieuse de l'hymne de Christiania, réalisée par la
« gipsy compagnie » (Sigøjner Kompagni), un groupe
danois dont la majorité de ses membres étaient christianites,
pour trouver une allusion à leur conception du pouvoir :
« Vous vous accrochez au pouvoir et maintenez les
choses que vous connaissez »
Vous ne pouvez pas nous tuer, La « Gipsy
compagnie »
A première vue, ces paroles viennent corroborer
l'idée que nous avons développé jusqu'ici,
c'est-à-dire que nous considérons Christiania comme une
société alternative où les hommes cherchaient en 1971
à s'émanciper de la société dite « classique
» en faisant leur révolution politique et culturelle au moyen d'une
institution défendant une conception différente du pouvoir, autre
que la logique « commandement-obéissance » décrite par
P. Clastres146, qui induirait l'absence de hiérarchie. Cette
chanson est hautement symbolique, car elle illustre sur un ton polémique
le combat que les christianites mènent au quotidien pour
140 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.49
141 Cf. annexe n°12, p.199: « Drapeau de Christiania
»
142 Cf. annexe n°13, p.199: « Devise : `Christiania tu
as mon coeur', pierre située devant le Grey hall »
143 Cf. annexe n°14, p.200-201: « Paroles de l'hymne
de Christiania »
144 Cf. annexe n°15, p.202: « La monnaie de
Christiania : le Løn »
145 Cf. annexe n°16, p.202: « Exemple de timbre postal
de Christiania »
146 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., p.10
62
poursuivre leur quête d'un idéal de vie
collective malgré la pression exercée par la
société « classique ». Nous sentons clairement dans ces
paroles une forme d'intolérance que ces déviants subissent de
manière perpétuelle en raison des valeurs qu'ils
défendent, qui sont à bien des égards contraires aux
valeurs prônées par la société « classique
». Le ou les auteurs de cette chanson semblent dénoncer le
caractère figé de cette conception du pouvoir ainsi que le
maintien d'un ordre hiérarchie dans la société compte tenu
de l'avidité de chacun. Ainsi, cette chanson s'inscrit dans la
lignée de la vision idéaliste de Christiania, qui semble donc
proposer une autre conception du pouvoir, comme si ses membres
détenaient la clef d'une société meilleure, qui bannirait
toute idée de hiérarchie.
Deuxième exemple, nous avons découvert que les
christianites frappaient leur monnaie qu'ils ont baptisé
Løn. De prime abord, ce projet qui a priori a
été approuvé par l'ensemble de ses membres peu avant 1996
(soit la date de la mise en circulation de cette monnaie christianite) part de
l'idée assez logique qui consiste à stimuler l'économie
locale en mettant cette devise aux mains de chaque christianite. Cette
idée d'économie locale a déjà fait ses preuves dans
de nombreux pays - notamment en période de crise économique - car
elle peut effectivement avoir des retombées économiques
bénéfiques dans la localité ayant pris cette initiative.
Seulement, lorsque l'on poursuit un idéal de vie alternative issu d'un
mouvement révolutionnaire qui contesterait l'ordre bourgeois tout comme
l'ordre autoritaire, pourquoi reproduire le même type d'échange
des richesses dans un ordre qui se dit révolutionnaire ? N'est-ce pas
entrer dans la norme que de suivre la même conception des échanges
économiques que dans la société « classique » ?
Si nous avions découvert sur le terrain un autre type d'échange
tel que le troc ou bien l'échange de service, alors nous aurions pu
avancer l'idée que Christiania défend effectivement un
modèle alternatif, et qu'elle a su maintenir malgré l'influence
normalisatrice de la société « classique » qui enserre
ce petit univers social. Alors nous aurions pu affirmer que la commune libre a
su se libérer du joug du capitalisme qui forme
irrémédiablement une hiérarchie par le biais des rapports
économiques. Nous retrouvons une logique marxiste de domination
économique dans cette institution où les individus reproduisent
le même type d'échanges économiques tels que nous le
connaissons dans la société « classique » : la
structure de cette petite société est donc en partie
déterminée par la capacité qu'ont certains individus
à accumuler du capital ; et ajoutons que ce sont a priori tous
ses membres qui par leur pouvoir de décision exprimé grâce
aux principes de démocratie directe, ont institué ce type
d'échanges dans leur institution.
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Plusieurs éléments sont à retenir dans
cette première sous-partie : tout d'abord, derrière ce
système fédératif que nous avons décrit dans le
premier chapitre il existe une réelle volonté de créer une
identité commune, créant « unité et force
» entre ces quinze aires locales ralliées derrière
l'institution. Cette affirmation de l'identité commune s'exprime
notamment à travers une série de symboles dont certains
rappellent les idéaux poursuivis par les membres de cette institution.
Parmi ces symboles, nous avons pu relever une évocation de la conception
différente du pouvoir qu'ils défendent et nous avons
également pu constater qu'à travers leur recherche
d'unité, les christianites sont même allés jusqu'à
frapper leur propre monnaie. Or, derrière les effets
bénéfiques que peut entraîner la mise en circulation d'une
devise locale, nous sommes confrontés à un autre problème
puisque ce type d'échange reproduit à partir du modèle
proposé par la société « classique » est une
source de pouvoir menant à n'en pas douter à la formation d'une
hiérarchie. Ainsi, ce dernier exemple serait un premier
élément de réponse aux trois hypothèses
posées en introduction et orienterait notre explication sur la
troisième hypothèse : du fait de son incapacité à
s'émanciper du modèle de société « classique
» et notamment de la formation d'un ordre hiérarchique, Christiania
est une utopie communautaire soumise à un redressement vers la norme.