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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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Chapitre 2- Adaptation de ces principes théoriques à la pratique : système fédératif ou république unitaire ?

Christiania est une institution qui a été façonnée de manière à former une organisation de type fédéraliste, ce qui nous laisse supposer que l'idéal poursuivit dans cette institution est la décentralisation. Car si nous reprenons la définition de P-J Proudhon, « le système fédératif est l'opposé de la hiérarchie ou centralisation administrative et gouvernementale par laquelle se distinguent ex aequo, les démocraties impériales, les monarchies constitutionnelles, et les républiques unitaires »132. Dans un système fédératif, le pouvoir se dilue, car il n'est pas centralisé aux mains d'un nombre restreint d'individus qui formeraient une élite pouvant prendre la forme d'un corps bureaucratique considéré comme légitime car composé d'experts capables de faire face à des situations nécessitant des aptitudes spécifiques. « Dans un gouvernement centralisé », poursuit Proudhon, « les attributs du pouvoir suprême se multiplient, s'étendent et s'immédiatisent, attirent dans les compétences du prince les affaires des provinces [...]. De là cet écrasement sous lequel disparaît toute liberté, non-seulement communale et provinciale, mais même individuelle et nationale »133. Ainsi, dans la mesure où Christiania poursuit l'idéal d'autogestion reposant sur un système fédératif, tout porte à croire que la commune libre serait l'antithèse d'un gouvernement centralisé, puisque cette entreprise poursuit l'idéal d'autogestion et met l'individu au coeur de la conduite des affaires communes. Seulement, nous allons voir que dans la pratique, cette organisation tend à la centralisation.

Section 1- Créer une unité de groupe sous l'égide de l'institution

Dans la pratique, nous avons dit que les aires locales étaient loin de constituer l'unité socio-politique de référence et ce, même aux yeux de ses habitants qui n'y voient là qu'un découpage administratif dans lequel nos recherches sur le terrain n'ont dévoilé qu'un sentiment d'appartenance assez faible. Seules quelques tensions liées aux esprits de clochers ont pu donner naissance à un regroupement entre individus ayant des intérêts communs, tels que nous avons pu le constater avec la scission de Dyssen en trois aires locales. Mais la communauté comme l'entend F. Tönnies, qui voudrait que les individus entretiennent des

132 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op.cit., p.108

133 Ibid., p.109-110

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rapports directs au quotidien, est décelable dans le cercle familial ou dans les multiples petites communautés inégalement réparties dans les aires locales134.

1.1 L'affirmation d'une identité commune

Dans son ouvrage sur les utopies communautaires, B. Lacroix traite de l'impossibilité de l'expérience communautaire, qui s'explique en partie par le fait que « le groupe quête en vain le visage d'une unité espérée »135. D'après le sociologue français, le secret de longévité d'une telle entreprise collective passe avant tout par la capacité du groupe à rester unit, et la cohésion du groupe est présentée comme la pièce manquante pour que du simple projet, l'expérience communautaire passe à l'état de réalité stable, capable de résister et de s'allonger dans le temps. Or, nous savons que Christiania est un espace ouvert d'expérimentation sociale qui s'est institutionnalisé, au sens de pratiques et de croyances qui se perpétuent dans le temps. Rapidement, ses pionniers ont cherché à créer une identité commune, de manière à poser des bases solides à leur projet de vivre en communauté. Cette tâche n'était pas aisée car contrairement à un Etat-nation qui chercherait à réaffirmer une conscience nationale, c'est à partir de rien et en totale illégalité que les fondateurs de la commune libre posèrent les premières pierres de ce qui s'apparenterait aujourd'hui comme une véritable république libertaire. Christiania a donc dû gagner sa légitimité et cela n'a pas été facile comme en témoigne le long récit de l'histoire de Christiania136.

Se rendre légitime aux yeux de l'Etat du Danemark, propriétaire légal de cet espace de trente-quatre hectares qu'utilisent depuis plus de quarante ans les christianites, passe par le regard bienveillant de l'opinion publique qui, malgré les opérations de séduction opérées par l'institution (acceuil des touristes et des écoles à travers des visites guidées, campagnes de sensibilisation, manifestations, dynamisme culturel, etc.) reste partagée. Tout semble avoir été mis en oeuvre par les activistes pour que la commune libre s'attire la sympathie du public. Ainsi, même si sa légitimité est souvent remise en cause, force est de constater que la commune libre demeure une curiosité et présente un intérêt économique de poids notamment

134 Rappelons que Christiania n'est, en réalité, pas vraiment une communauté, mais un conglomérat d'innombrables petites communautés inégalement réparties dans les quinze aires locales qui constituent la commune libre de Christiania. Par exemple, citons la communauté appelée Ararat, du nom de la montagne sur laquelle a échoué l'arche de Noé, fondée peu après le blocus contre les junkies, qui est toujours située dans à Fredens Ark (« L'arche de la paix », aire locale n°3) Cf. « A) Christiania : communauté ou société ? » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.45

135 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.66-67

136 Cf. « Chapitre 1 - Un projet utopique inscrit sur la durée » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.16-40

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à travers l'activité touristique137. Ces touristes, venus en masse, y découvrent une véritable ville dans la ville, voire un Etat dans l'Etat, qui rappellera aux routards des airs de Vatican. Un lieu de pèlerinage, certes, mais dont les murs n'évoquent pas les Saintes Ecritures, mais ravivent au contraire les mythes de la pensée anarchiste et de sa célèbre maxime « ni dieu ni maître ». Mais nous sentons à travers le témoignage de certains christianites, dont la plupart tels que Joker, exercent à l'occasion la fonction de guide de la communauté, que Christiania ne doit pas devenir le simple musée l'époque hippie, mais doit rester un lieu où se posent d'importantes questions qui dépassent ses frontières :

Joker: [...] «So, I guess, Christiania can decide between `okay, do we want to be a museum for the hippie era, or do we want to participate in these big questions?' »

_ «Oh I see what you mean, then changing was necessary for Christiania if it wanted to stay... Let's say alive and active, and not only a hippie museum.»

Joker: «If we choose the museum way, we could do very fine. We could make a fine business with it. We could actually get paid for living here. Or maybe not, but we could have a lot of incomes. We could cherry our hippie things, having long hair and stuffs like that, but it would be artificial. If we want to participate in real life, we must take the challenges of the future and

I think it's inside of the democracy. Climate, drugs... long hair for men, I mean it belongs to the past.»

Le groupe ne trouve pas son unité et ses raisons de poursuivre cette expérience communautaire uniquement travers ses origines liées au mouvement hippie ou encore à son caractère supposé anarchiste, mais reste un lieu rassemblant des gens toujours actifs, un lieu propice à la mobilisation que nous garderons de développer pour le moment.

Mais Christiania est surtout un espace dans lequel les autochtones ont progressivement su créer et affirmer une identité commune138 qui transcende le morcellement géographique et les esprits de clochers évoqués dans le premier chapitre. En effet, le simple visiteur pourra rapidement s'apercevoir qu'une série de symboles permettent de cristalliser le sentiment d'appartenance à une seule et même institution pour le millier d'habitants qui appartiennent à cette institution. Au-delà de la culture de la déviance qui y est développée139, nous pouvons

137 Chaque année, des millions de visiteurs danois et étrangers venus du monde entier s'y pressent soit par le biais des guides officiels de la communauté (tels que Kirsten, Morten ou encore Astérix), soit par des agences de voyage dont les autocars font des haltes incessantes devant l'entrée principale pour y déposer des armées de touristes munis de leurs appareils photos. D'après les chiffres officiels, Christiania est l'une des attractions touristiques les plus courues de Copenhague derrière la petite sirène et Jardin de Tivoli et se place tout de même devant le palais royal en termes de fréquentation touristique. Source : JACOBI Suzanne, Christiania guide: written, photographed and published by christianites, Christiania, Copenhagen, 2005

138 « Créer unité et force », nous pouvons lire dans la quatrième strophe de l'hymne de Christiania. Cf. annexe n°14, p.200-201: « Paroles de l'hymne de Christiania »

139 Cf. « B) Y a-t-il une culture de la déviance à Christiania ? », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.47-53

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énumérer un certain nombre d'éléments symboliques dont la fonction est d'amener les individus à objectiver leur sentiment d'appartenance à un seul et même groupe. Rappelons-nous des frontières fixées avec le monde extérieur140, du drapeau141, de sa devise142 dont l'intitulé renvoie à une hymne143 dont nous avions déjà pris connaissance lors de notre première enquête de terrain. Mais aussi une monnaie appelée le Løn144 utilisable dans tous les commerces de la commune libre, le timbre postal145 mettant en valeur des tableaux réalisés par des peintres christianites, ou encore tous les produits dérivés à l'effigie de Christiania qui reprennent systématiquement ces couleurs très vives (le rouge et le jaune) qu'un très grand nombre associe aujourd'hui à cette institution ; nous ne manquons pas d'exemple de ces symboles créés par l'institution permettant d'illustrer cette volonté, et surement le besoin qu'on ressenti les premiers habitants de cette petite communauté illégitime pour mettre en valeur et affirmer leur identité qu'ils ont créé de tout pièce.

Mais revenons sur deux de ces exemples qui nous apportent quelques éléments supplémentaires pour répondre à notre question sur la nature du pouvoir : premier exemple, nous avons déjà cité les paroles de l'hymne de Christiania dans laquelle notre traduction révèle clairement le désir de « créer unité et force » à l'intérieur de cette institution. Mais il a fallu chercher dans la version officieuse de l'hymne de Christiania, réalisée par la « gipsy compagnie » (Sigøjner Kompagni), un groupe danois dont la majorité de ses membres étaient christianites, pour trouver une allusion à leur conception du pouvoir :

« Vous vous accrochez au pouvoir et maintenez les choses que vous connaissez »

Vous ne pouvez pas nous tuer, La « Gipsy compagnie »

A première vue, ces paroles viennent corroborer l'idée que nous avons développé jusqu'ici, c'est-à-dire que nous considérons Christiania comme une société alternative où les hommes cherchaient en 1971 à s'émanciper de la société dite « classique » en faisant leur révolution politique et culturelle au moyen d'une institution défendant une conception différente du pouvoir, autre que la logique « commandement-obéissance » décrite par P. Clastres146, qui induirait l'absence de hiérarchie. Cette chanson est hautement symbolique, car elle illustre sur un ton polémique le combat que les christianites mènent au quotidien pour

140 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.49

141 Cf. annexe n°12, p.199: « Drapeau de Christiania »

142 Cf. annexe n°13, p.199: « Devise : `Christiania tu as mon coeur', pierre située devant le Grey hall »

143 Cf. annexe n°14, p.200-201: « Paroles de l'hymne de Christiania »

144 Cf. annexe n°15, p.202: « La monnaie de Christiania : le Løn »

145 Cf. annexe n°16, p.202: « Exemple de timbre postal de Christiania »

146 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

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poursuivre leur quête d'un idéal de vie collective malgré la pression exercée par la société « classique ». Nous sentons clairement dans ces paroles une forme d'intolérance que ces déviants subissent de manière perpétuelle en raison des valeurs qu'ils défendent, qui sont à bien des égards contraires aux valeurs prônées par la société « classique ». Le ou les auteurs de cette chanson semblent dénoncer le caractère figé de cette conception du pouvoir ainsi que le maintien d'un ordre hiérarchie dans la société compte tenu de l'avidité de chacun. Ainsi, cette chanson s'inscrit dans la lignée de la vision idéaliste de Christiania, qui semble donc proposer une autre conception du pouvoir, comme si ses membres détenaient la clef d'une société meilleure, qui bannirait toute idée de hiérarchie.

Deuxième exemple, nous avons découvert que les christianites frappaient leur monnaie qu'ils ont baptisé Løn. De prime abord, ce projet qui a priori a été approuvé par l'ensemble de ses membres peu avant 1996 (soit la date de la mise en circulation de cette monnaie christianite) part de l'idée assez logique qui consiste à stimuler l'économie locale en mettant cette devise aux mains de chaque christianite. Cette idée d'économie locale a déjà fait ses preuves dans de nombreux pays - notamment en période de crise économique - car elle peut effectivement avoir des retombées économiques bénéfiques dans la localité ayant pris cette initiative. Seulement, lorsque l'on poursuit un idéal de vie alternative issu d'un mouvement révolutionnaire qui contesterait l'ordre bourgeois tout comme l'ordre autoritaire, pourquoi reproduire le même type d'échange des richesses dans un ordre qui se dit révolutionnaire ? N'est-ce pas entrer dans la norme que de suivre la même conception des échanges économiques que dans la société « classique » ? Si nous avions découvert sur le terrain un autre type d'échange tel que le troc ou bien l'échange de service, alors nous aurions pu avancer l'idée que Christiania défend effectivement un modèle alternatif, et qu'elle a su maintenir malgré l'influence normalisatrice de la société « classique » qui enserre ce petit univers social. Alors nous aurions pu affirmer que la commune libre a su se libérer du joug du capitalisme qui forme irrémédiablement une hiérarchie par le biais des rapports économiques. Nous retrouvons une logique marxiste de domination économique dans cette institution où les individus reproduisent le même type d'échanges économiques tels que nous le connaissons dans la société « classique » : la structure de cette petite société est donc en partie déterminée par la capacité qu'ont certains individus à accumuler du capital ; et ajoutons que ce sont a priori tous ses membres qui par leur pouvoir de décision exprimé grâce aux principes de démocratie directe, ont institué ce type d'échanges dans leur institution.

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Plusieurs éléments sont à retenir dans cette première sous-partie : tout d'abord, derrière ce système fédératif que nous avons décrit dans le premier chapitre il existe une réelle volonté de créer une identité commune, créant « unité et force » entre ces quinze aires locales ralliées derrière l'institution. Cette affirmation de l'identité commune s'exprime notamment à travers une série de symboles dont certains rappellent les idéaux poursuivis par les membres de cette institution. Parmi ces symboles, nous avons pu relever une évocation de la conception différente du pouvoir qu'ils défendent et nous avons également pu constater qu'à travers leur recherche d'unité, les christianites sont même allés jusqu'à frapper leur propre monnaie. Or, derrière les effets bénéfiques que peut entraîner la mise en circulation d'une devise locale, nous sommes confrontés à un autre problème puisque ce type d'échange reproduit à partir du modèle proposé par la société « classique » est une source de pouvoir menant à n'en pas douter à la formation d'une hiérarchie. Ainsi, ce dernier exemple serait un premier élément de réponse aux trois hypothèses posées en introduction et orienterait notre explication sur la troisième hypothèse : du fait de son incapacité à s'émanciper du modèle de société « classique » et notamment de la formation d'un ordre hiérarchique, Christiania est une utopie communautaire soumise à un redressement vers la norme.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry