Dans nos travaux antérieurs sur Christiania, nous
évoquions les failles de ce système décisionnel à
travers son application aussi bien dans les assemblées d'aires locales
(områdemøde), que dans les assemblées communes
(fællesmøde) de Christiania85. Cette
première approche décrivant Christiania et ses institutions nous
avait permis de mettre en évidence le caractère utopiste d'une
telle entreprise politique et notre analyse était fondée sur deux
idées directrices : d'une part, la contrainte du nombre peut
s'avérer très problématique puisque le groupe
étendu se retrouve incapable de trouver un consensus, ce qui paralyse la
prise de décision politique. D'autre part, la présence dans ces
assemblées de deux groupes rivaux que sont les activistes et les
pushers instaure un climat de tension et parfois de peur lors de ces
assemblées, si bien que la liberté d'expression s'en trouve
bafouée et la machine démocratique de Christiania enrayée.
Cette approche, qui nous avait notamment permis de corroborer l'idée
qu'il existe à Christiania une relation de domination entre deux groupes
majoritaires, apparaît aujourd'hui incomplète. La question du
pouvoir à Christiania ne se limite pas à cette relation de
domination entre deux groupes ; et il y a dans les rouages de l'exercice
démocratique à Christiania d'autres paramètres liés
à la question de pouvoir. Commençons par citer une nouvelle fois
P-J Proudhon :
« Comme variété au régime
libéral, j'ai signalé l'ANARCHIE ou gouvernement de chacun pour
soi-même, en anglais, self-government. L'expression du
gouvernement anarchique impliquant une sorte de contradiction, la chose semble
impossible et l'idée absurde. Il n'y a pourtant à reprendre ici
que la langue : la notion d'anarchie, en politique, est tout aussi rationnelle
et positive qu'aucune autre. Elle consiste en ce que, les fonctions politiques
étant ramenées aux fonctions industrielles, l'ordre social
résulterait du seul fait des transactions et des échanges. Chacun
alors pourrait se dire autocrate de lui-même, ce qui est l'extrême
inverse de l'absolutisme monarchique. »
PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif
et de la nécessité de reconstituer le parti de la
révolution, op. cit., p.54
85 Cf. « B. Les christianites et le principe
de démocratie directe : la difficulté de la politique du
consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.84-87
40
Mais P-J Proudhon n'en demeure pas moins lucide en affirmant
que l'anarchie tout comme la démocratie sont « condamnés
à rester à l'état de desiderata perpétuels
»86. Même le fédéraliste Proudhon, qui
a pourtant inspiré les mouvements anarchistes, reconnais que le
self-government au sens le plus pur demeura un idéal
inatteignable. Dès lors, une première question nous amène
à nous demander comment les christianites peuvent-ils continuer à
croire et donc à adhérer à cette conception
idéaliste du pouvoir ?
Afin de répondre à cette question qui met en
cause les limites de cet idéal démocratique, focalisons-nous sur
un exemple concret, qui à lui seul peut apporter un
élément de réponse. J. Lagroye définissait
l'institution comme un espace de croyances dans lequel les individus
réalisent des pratiques qui permettent d'objectiver, et donc de
réactiver ces croyances et renforce par la même occasion leur
sentiment d'appartenance à l'institution. Or, il semble que la plupart
des christianites ont conscience du caractère utopiste de leur
système démocratique, mais ont la conviction que d'essayer
coûte que coûte d'atteindre cet idéal est la meilleure
solution. Penchons-nous sur le cas de Lars « Joker », quarante-sept
ans, marié, un enfant, dont la définition de la démocratie
est très proche des idées avancées par P-J Proudhon
dès le XIXe siècle :
Joker: «anarchy in my opinion is
just respect for the individual and the core of the modern democracy is the
individual. I mean, in the good old days, there was only one untouchable guy
that was the king! Today, every human being is untouchable.
Yeah?»
Nous retrouvons dans sa définition de l'anarchie au
sens de self-government, l'idée d'autocratie et la
volonté de placer l'individu au centre du pouvoir politique, qui selon
lui, est l'exact opposé de la monarchie absolue et du pouvoir d'un seul
incarné par le roi. Un peu plus loin dans l'entretien, « Joker
» précise sa pensée :
Joker: «It was the same thing I
hoped [direct democracy]. Hundred years ago, when people started to dream of
democracy, democracy is just a stupid idea!»
«Yeah. you mean it seems like an ideal which is
untouchable.»
Joker: «That's a stupid idea, come on!
I mean, we have arguments for democracy, they are funny, and they are really
funny! But they use the same arguments today! Every time it's the same lousy
arguments! Try to apply them on democracy, and you could see how stupid it is.
_ Ok. Then, from your point of view, moving in Christiania was the best
solution.»
Joker: «I think that the principles
of Christiania are the truth principles of tomorrow's democracy,
so I don't really give a shit. I mean, I know for sure that I am in
the middle of an important process. And that's enough for me.»
86 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op. cit., p.55
41
_ «Ok, then from your point of view you got the best
position in our society?»
Joker: «Yes-yes! Yes, I couldn't find
any place on earth that could be better than here.»
L'arrivée de « Joker » à Christiania
en 1989 semble avoir été, selon lui, quelque chose de très
réfléchi. Pour lui, le système démocratique
proposé par Christiania est la meilleure solution possible, celui qui
s'approche le plus de l'idéal inatteignable qu'est la démocratie.
En effet, « Joker » a conscience que la démocratie est, dans
l'absolu, tout simplement impossible à appliquer, mais arrive à
se persuader que de vivre à Christiania lui permet de vivre dans un
environnement où l'accès de l'individu à la chose publique
est la plus étendue. De plus, « Joker » est persuadé
que l'expérience communautaire de Christiania est très
importante, et que son système politique constitue un exemple que toutes
les sociétés devraient suivre. Enfin, tout comme P-J Proudhon le
pensait à propos du système fédératif, le
self-government serait pour « Joker » l'aboutissement d'un
long processus de démocratisation et la commune libre de Christiania
incarnerait le modèle à suivre pour que toutes les
sociétés parviennent à s'approcher au maximum de
l'idéal démocratique.
Ce témoignage, illustre assez bien le système
de croyance dans lequel s'insère l'individu lorsqu'il adhère
à une institution. C'est lorsque nous sommes confrontés à
ce type de discours que nous pouvons ressentir toute la force de l'institution
sur les institués. Malgré ses limites évidentes, Lars
« Joker » a trouvé en Christiania des vertus
quasi-prophétiques venant renforcer sa volonté de vivre cette
expérience alternative, de la soutenir et de la transmettre aux autres.
Toutefois, d'autres témoignages tels que celui qui va suivre montrent
que d'autres christianites ont conscience que le système
démocratique proposé par l'institution n'est pas infaillible, et
que l'exercice du pouvoir par le peuple présente des risques pouvant
mettre en péril l'idéal démocratique poursuivit et par la
même occasion l'ordre institutionnel de Christiania.
Pour cela, rapportons-nous à l'entretien
réalisé avec Morten, cinquante-quatre ans, célibataire,
trois enfants. Pour cet homme arrivé à Christiania en 1974, et
qui réside actuellement à Syddyssen (« Le
tumulus-Sud », aire locale n°14), l'exercice de la démocratie
directe a ses failles et peut présenter des risques. Cette nouvelle
approche n'est pas sans rappeler la théorie élitiste de R.
Michels (1876-1936)87 et des risques liés à la
détention du
87 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai
sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles,
éditions de l'Université de Bruxelles, 2009 [1911]
42
pouvoir par la masse, que nous évoquions dans le
mémoire précédent88. Mais ce retour en
arrière n'est pas anodin, puisque nous retrouvons dans le discours de
Morten l'idée que, malgré la volonté affichée de
répartir le pouvoir de manière équitable entre tous les
membres d'une même aire locale, le pouvoir tend naturellement à se
concentrer entre le mains d'un petit groupe. En témoigne la
séparation du Dyssen (« Le tumulus ») en trois aires locales
(aujourd'hui divisé en trois aire locales bien distinctes : le Nord, le
milieu et le Sud) au début des années 1980:
_ «Ok-ok. And last time you talked about the
tensions that you sometimes had during the local meetings because, you said
that before Dyssen was only one area, and then you split up into three
parts...»
Morten: «Yeah-yeah. I told you, it
was because they made this road and we thought that we could find a better way
of using the money in the local area, so we just divided it to have our own...
You know, the money that we pay in this area, we could administrate ourselves,
instead of some people out in the North.»
De prime abord, le discours de Morten révèle
que l'objet de la séparation de Dyssen89 en
trois aire locales s'explique par une querelle liée à
l'investissement que voulaient faire les habitants du Nord de Dyssen dans une
route goudronnée qui leur permettait d'assainir, mais aussi de faciliter
l'accès des véhicules jusqu'au pied de leurs portes. Pour cela,
les habitants du Nord de Dyssen devaient, comme le veulent les principes mis en
vigueur par Christiania, convaincre les habitants du milieu et du Sud de Dyssen
de l'utilité d'utiliser l'argent de la caisse commune de l'aire locale
pour cet investissement qui devait faciliter la vie de tous les habitants de
Dyssen. Cependant, comme nous le verrons dans la dernière section de ce
chapitre, la circulation automobile est interdite à l'intérieur
de Christiania et les habitants du milieu et du Sud ne voyaient pas
l'utilité d'investir dans cette route. La suite du témoignage
montre comment les habitants du Nord ont tenté de forcer la
décision en contournant les principes démocratiques fondés
sur le consensus:
_ «But, did you show up at that meeting?»
Morten: «No-no.»
_ «So, they just decided that without your
agreement.»
88 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.84-85
89 Avant les années 1980, Dyssen (« Le
tumulus »), soit la zone située sur la berge Est du lac de
Christiania, ne formait qu'une seule et même aire locale. Par ailleurs,
si nous recoupons ce qu'avance Morten avec les récits de J-M Traimond,
tout porte à croire que l'auteur s'est installé avec son ami
Minos à Norddyssen, peu de temps après la
séparation de Dyssen.
43
Morten: «It is sometimes like that
you know: if a small group of people want something, they call a meeting with a
very short notice, and then they decide only themselves. Only themselves go to
the meeting, so they can make a decision in a small group of people because
they are very strongly represented at the meeting!»
_ «So, it's very unfair! I mean, the basic ideal of
Christiania is `you should wait for everybody before making any decision',
that's the consensus!»
Morten: «Yeah-yeah. And sometimes we
had also meetings that took a very long time, some people left the meeting
maybe because they were tired, and those people who wanted to make a decision
they just stayed long enough to make the decision when almost everybody have
left. _ Ok, they just hide it, that's not really fair.»
Morten: «That's the way you get around
the consensus democracy.»
Ainsi, ce coup de force qu'ont tenté de
réaliser un petit groupe de résidents du Nord de Dyssen a
amené les habitants de la berge Est du lac à se séparer en
trois aires locales distinctes. Ici, le contrat fédératif n'a pas
été respecté par ce petit groupe d'individus qui s'est
saisi du pouvoir aux dépens des autres membres de cette vaste aire
locale. Cet exemple prouve encore une fois à quel point la politique du
consensus est difficilement applicable, qui plus est dans une aire locale
rassemblant un nombre important d'individus. Après cette scission,
Norddyssen est devenue souveraine et la route goudronnée a pu être
tracée dans les limites de leur aire locale90. L'exemple de
cet accaparement du pouvoir par les habitants du Nord de Dyssen au début
des années 1980 est l'un des effets secondaires du
fédéralisme que P-J Proudhon appel « esprit de
localité » ou « intérêts de clocher
»91. Cette logique qui amène les membres d'une
même aire locale à défendre leurs intérêts
locaux (tel que goudronner une route) paraît assez logique, et ce type de
situation est amené à se répéter aussi longtemps
que l'organisation de Christiania reposera sur le contrat
fédératif.
Pour résumer, le dernier exemple cité vient
corroborer l'idée développée par les auteurs
élitistes, tels que R. Michels pour ne citer que lui,
c'est-à-dire que mettre le pouvoir entre le mains du peuple peut, au
même titre qu'un régime de monarchie absolue, tendre à la
« tyrannie »92 : si chacun est autocrate,
l'exercice du pouvoir notamment dans un petit groupe peut rapidement tomber
dans l'excès et l'abus de pouvoir. Cet idéal démocratique
est donc imparfait, comme le soulignait Lars « Joker » qui,
malgré sa conviction que le modèle démocratique
proposé par Christiania est le « meilleur », ou plutôt
le moins mauvais, il n'en demeure pas moins un idéal utopiste,
présentant des failles ainsi que des risques qui lui sont
90 Cf. annexe n°7, p.193: « la route
goudronnée de Norddyssen »
91 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op.cit., p.141 et 144
92 Ibid., p.86
44
propres. Mais afin de limiter tous débordements et de
réguler la vie sociale, Christiania s'est également dotée
d'un certain nombre de normes communautaires, qui se sont
institutionnalisées et semble aujourd'hui appliquée par les
membres des quinze aire locales de Christiania.