Participer activement à la conduite de la vie
communautaire ne se résume pas uniquement à l'exécution de
tâches nécessaires au maintien de la propreté et à
l'entretien des immeubles ou des parties communes. Ces pratiques, faisant
certainement partie des devoirs des christianites, s'accompagnent de droits
à participer à la vie démocratique de manière
beaucoup plus intense que dans la société « classique
». Or, l'exercice de la démocratie à Christiania repose
avant tout sur les assemblées des aires locales
(områdemøde). Ces assemblées souveraines sont
l'outil permettant la prise de décision par le peuple, qui jouit de ses
droits d'autogestion politique. Celles-ci sont exclusivement
réservées aux habitants de l'aire locale et aucun étranger
n'y est admis, ce qui risquerait d'influencer et d'altérer la
souveraineté de l'aire locale75. Au nombre de quinze, ces
assemblées sont convocables par l'ensemble des membres d'une aire
locale, sans exception76, dès que cela est jugé
nécessaire par le christianite sollicitant ce rassemblement. Cependant,
notre collecte des affiches sur les murs dans la plupart des aires
locales77 qui invitent ces habitants à se rendre aux
assemblées de leurs aires locales respectives, montrent que la tenue
mensuelle de ces assemblées s'est rationnalisée à
l'échelle de la communauté dans sa totalité. En effet,
c'est probablement dans
73 CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri (dir.),
Dictionnaire de mai 68, Paris, Larousse, 2008, p.339
74 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.86
75 Le chercheur-profane s'en trouve
automatiquement exclut et doit s'en remettre aux témoignages recueillis
lors des entretiens ethnographiques et des programmes figurant sur les affiches
collées dans les rues.
76 Hormis les christianites âgés de
moins de dix-huit ans, qui est l'âge requis à Christiania pour
participer aux affaires publiques de la commune.
77 Les nombreuses affiches collectées sur
le terrain, annonçant la tenue imminente de ces assemblées ont la
particularité de se dérouler séparément dans les
aires locales respectives, mais le même jour à la même
heure. Le lecteur trouvera en annexes trois de ces affiches
sélectionnées parmi un nombre important recueilli sur le terrain.
Ces trois assemblées qui concernaient Psyak (aire locale n°2),
Mælkebøtten (aire locale n°8) et Nordområdet
(aire locale n°9), ainsi que dans les autres aires locales, se sont
toutes tenues le 20 mars 2012 à 20h.Cf. annexes n°4,5 et 6,
p.190-192.
36
un souci de coordination que l'institution78 invite
les habitants de ces quinze aires locales à se réunir le
même jour. Dès les origines de la commune, cette pratique de la
politique à échelon local fut instituée. Elles se
distinguent de l'assemblée générale (AG) telle que nous la
connaissons notamment dans le milieu universitaire depuis mai 68, puisque la
pratique du vote y est - normalement - bannie. Seulement, nous avons
déjà pu observer que dans la pratique, les christianites avaient
souvent recours au vote à main levée, tant l'aboutissement
à un consensus entre tous les christianites était
difficile79.
Dans l'idéal, ces assemblées des aires locales
sont souveraines dans la programmation de thèmes qui y seront
abordés et il appartient à chacun de suggérer quelles
questions devront y être abordées. Brièvement, nous voyons
sur ces affiches que des questions liées à l'économie,
à la gestion des bâtiments, puis des questions relevant de la
solidarité communautaire, avec le « loyer social » (social
brugsleje) destiné à venir en aide aux foyers en
difficulté. Plus loin, des questions plus personnalisées sont
abordées : que faire de « la chambre de Niels » à
Psyak, qu'en est-il de la « maison de glace bleue » à
Nordområdet, ou encore « l'atelier de `Tatas' »
à Mælkebøtten. Car l'absence de propriété
privée donne à ces aires locales toutes latitudes pour
décider de l'attribution de tel logement ou de tel atelier, dès
lors qu'un christianite quitte la maison qu'il utilise. De même que,
comme nous avons pu le voir avec l'exemple du Christiania Researcher In
Residence (CRIR) à Mælkebøtten, il appartient à
cette assemblée de décider à l'unanimité de
l'installation d'un nouvel arrivant dans l'aire locale.
Absolument tout semble être mis en oeuvre pour que ces
assemblées soient le lieu d'expression des individus, et de la libre
prise de parole. C'est assurément à cette échelle que les
avantages de contrat fédératif se font le plus sentir, puisque ce
morcellement administratif implique une répartition des individus dans
les aires locales, ce qui réduit le nombre de christianites lors des
assemblées, et facilite à n'en pas douter la libre expression des
individus, facilite le débat et l'exercice de la démocratie
directe. En théorie, n'importe quel christianite peut intervenir
directement sur les décisions dans la petite unité locale dans
laquelle il vit. J-M Traimond, qui a vécu l'expérience de
Christiania, raconte dans son ouvrage s'être installé à
Norddyssen (« Le tumulus-Nord », aire locale n°12) avec son ami
Minos au début des années
78 Sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 2
- Adaptation de ces principes théoriques à la pratique : assurer
la subsistance du modèle de société interne face aux
contraintes externes
79 Cf. « B. Les christianites et le principe
de démocratie directe : la difficulté de la politique du
consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.84-87
37
198080, il évoque toute la difficulté
qu'il a eu à se fondre dans une aire locale et qui, à force
d'opiniâtreté, a finalement pu s'installer dans une roulotte.
Devenu Christianite, il a donc pu participer aux assemblées de son aire
locale et constitue une source nous permettant de savoir ce qu'il s'y passe
réellement.
D'une part, l'auteur français nous rapporte
l'existence d'un « modérateur »81 dont la
tâche est de s'assurer que les temps de paroles sont bien répartis
durant le débat. Désigné sur la base du volontariat, ce
christianite se voit attribuer la lourde responsabilité de s'assurer
qu'aucun christianite ne cherche à prendre le dessus ; une tâche
quasi-impossible en raison de « l'insubordination » ambiante et
surtout de la présence de deux groupes antagonistes : les activistes et
les pushers. Déjà évoqué dans le
précédent mémoire82, le récit de J-M
Traimond vient confirmer ce que nous avions trouvé sur le terrain :
à savoir, que le groupe des pushers et des activistes en
viennent à influencer et à monopoliser le débat au
dépend des autres christianites qui voient le respect de leur libre
expression bafoué, voir totalement réduit à néant.
D'autre part, l'accaparement du débat par ces groupes dominants provoque
la désertion de ces assemblées par les groupes dominés
qui, lassés par cette monopolisation du débat, renoncent de
manière plus ou moins consciente à leurs pouvoirs de
décision et laissent les arènes du pouvoir aux deux groupes
dominants qui peuvent s'y affronter sans que personne ne s'y oppose. Afin
d'illustrer nos propos, citons l'exemple de Kirsten, une femme polyvalente, qui
est aussi représentante du groupe de contact (Kontaktgruppen),
très impliquée dans la vie communautaire en général
et plus encore dans son aire locale de Blå Karamel (« Le caramel
bleu », aire locale n°10) :
_ «Mais vous avez combien d'habitants au Caramel bleu
?»83
Kirsten : «On est plus que vingt mais
il n'y a pas tout le monde qui vient au meeting.»
_«Ok, cinquante pourcent ?»
Kirsten : «Oui, dix c'est d'habitude.
Quinze c'est déjà beaucoup.»
_ «Et c'est toujours les mêmes ?»
Kirsten : «Plus ou moins. Mais
ça dépend aussi beaucoup du sujet.»
80 « S'installer », in TRAIMOND
Jean-Manuel, Récits de Christiania, Lyon, ateliers de
création libertaire, 1994, p.107
81 Ibid., p.100
82 Cf. « B. Les christianites et le principe
de démocratie directe : la difficulté de la politique du
consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.84-87
83 Cette partie de l'entretien avec Kirsten a
été réalisée en français. Un langue qu'elle
maîtrise depuis qu'elle a été durant sa jeunesse fille au
pair à Paris.
38
Kirsten vit dans une petite aire locale, très
retirée qui souffre parfois de cette mise à l'écart et
certains de ses membres, tels que Kirsten, militent pour que les habitants de
Blå Karamel se réapproprient leurs droits démocratiques et
l'investissement dont Kirsten fait preuve fait exception et a été
évoqué dans l'entretien réalisé avec Hulda, et
n'est pas forcément compris par cette autre membre du groupe de contact
(Kontaktgruppen)84:
Hulda: «So, we haven't got any
`aims' in the local areas, Kirsten... (She sighs) She lives in a local area
[Den Blå Karamel] which feels a little bit abandoned because houses have
been threatened to be torn down by the engineers.»
_ «Yeah, but that's not what I meant. I had the
feeling that maybe you support people, try to get them participating in the
common political life, you know?»
Hulda: «It's not my job to do
that.»
Pourtant membre du même groupe de contact et ayant la
même fonction dans leurs aires locales respectives, Kirsten et Hulda ont
deux conceptions différentes du rôle qu'elles occupent à
Christiania : Kirsten a pleinement conscience de la gravité du
renoncement à s'impliquer aux affaires publiques par une frange
importante de la population et tente de sensibiliser et de mobiliser les autres
christianites vivant dans son aire locale. Pour Hulda, militer pour
l'implication de son voisinage dans les affaires publiques ne fait pas partie
de sa tâche et elle ne semble pas trouver l'intérêt de se
lancer dans ce type de combat perdu d'avance.
En somme, la vision idéaliste des pionniers de
Christiania voudrait que cet univers dénué de hiérarchie
soit possible grâce au principe d'organisation politique
caractérisé par ces quinze unités politiques et
administratives. En effet, cette organisation serait le moyen permettant
d'assurer la répartition égalitaire des pouvoirs dans l'ensemble
de la communauté. Ainsi, la capacité d'autogestion de l'individu
ne se limiterait pas uniquement à la participation aux tâches
communes, mais relèverait également d'un sens aigu des
responsabilités pour la conduite des affaires communes. Il est
évident que l'absence d'élus, qui s'explique par le rejet de la
représentativité, induit une responsabilité politique plus
grande pour l'ensemble des christianites. Cependant, comme nous avons
commencé à le voir, il y a dans ces assemblées des aires
locales un accaparement du débat par deux groupes dominants, ce qui
conduit les membres des groupes dominés à renoncer à leurs
droits démocratiques.
84 Nous reviendrons sur le rôle-clef que joue
le groupe de contact dans la question du pouvoir à Christiania.
39
Il est important de rappeler que le pouvoir de décision
d'un ou plusieurs christianites ne doit pas entraver ou contraindre la
capacité de décision de quiconque. Or, il semblerait que c'est
tout le contraire qui se produit, et nous allons maintenant essayer de voir
plus en détails les limites et les risques liés à la
manière dont l'institution prône l'exercice du pouvoir.