D'après Jacques Lagroye, « L'ordre institutionnel
atteint à l'objectivité en ce qu'il est vécu
comme doté d'une force propre ; vécu et pas seulement
pensé comme tel. L'objectivation est le produit d'activités
sociales et de pratiques avant d'être une opération de
connaissance. C'est l'acceptation en pratique de l'assignation des
tâches, des savoir-faire et des routines institutionnelles qui permettent
d'`occuper un poste', et de le garder, d'`entrer dans son rôle' et d'en
tirer avantage. »59. L'appartenance à une
institution se manifeste essentiellement à travers des croyances telles
que celles que les christianites peuvent avoir par rapport à
l'idéal fédératif, mais aussi et surtout par des pratiques
qui permettent d'objectiver l'appartenance à un groupe. Or, si nous
admettons que Christiania est un ordre institutionnel cherchant à faire
de l'aire locale l'unité socio-politique de référence de
manière à répartir équitablement le pouvoir, le
regard du chercheur devrait, selon toutes vraisemblances, voir ces pratiques
institutionnalisées se dérouler devant ses yeux. Ces pratiques
institutionnalisées, ajoute J. Lagroye, sont « des pratiques
collectives autorisées - souvent valorisées - quand on appartient
à une même classe de condition d'existence
»60. Ainsi, le profane se trouvera naturellement exclu de
ces pratiques du fait de son étiquette d'étranger, ce qui donne
un caractère d'autant plus sacré à ces pratiques, qui
permettent d'objectiver l'appartenance au groupe. Ces pratiques
spécifiques à l'institution sont la plupart du temps analogues
d'une aire locale à une autre, prennent souvent un caractère
routinier que les individus exécutent mécaniquement, ce qui rend
l'exercice d'observation d'autant plus difficile. En effet, il ne rimerait
à rien que le chercheur demande directement à l'autochtone
quelles sont les pratiques
59 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et
SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, Paris, Presse de
Science Po - Dalloz, 2006, p.149
60 Ibid., p.145
30
lui permettant d'objectiver son appartenance à son aire
locale, puisque cet individu, par l'acquisition d'un « habitus
»61 spécifique, reproduit quotidiennement ces
« schèmes d'action »62 de manière
systématique ; il se trouve pris dans le jeu institutionnel à tel
point qu'il lui est impossible de les décrire avec des mots ou d'en
dresser la liste. Dès lors, l'observation de ces pratiques quotidiennes
routinisées passe par un suivi assidu de ces pratiques qui relève
du consentement du christianite, sans quoi le chercheur-profane passera
à côté de ces gestes simples qui pourtant en disent long
sur l'objectivation de l'ordre institutionnel.
Premièrement, pour avoir le meilleur angle de vue sur
ces pratiques quotidiennes, la technique de l'observation participante s'est
révélée salutaire. Cette méthode d'observation, qui
consiste à suivre un christianite acceptant notre présence dans
ses pratiques quotidiennes, nous l'avons réalisée avec Emmerik,
père de famille d'une quarantaine d'années vivant depuis de
nombreuses années à Mælkebøtten (« Le pissenlit
», aire locale n°8).
61 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris,
Editions de minuit, 1980, p.88
62 LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts
de l'action, op.cit., p. 130
63 Christiania Researcher in Residence (CRIR), une
association créée par des christianites, et qui offre aux
chercheurs venus de l'extérieur de la communauté la
possibilité de s'installer à Christiania quelques mois.
Source: http://www.crir.net/
64 Ce qui me permettra de poursuivre mes recherches
sur Christiania.
31
La procédure habituelle lorsqu'un étudiant
sollicite le CRIR, est que celui-ci se rende préalablement auprès
de ses responsables pour qu'il présente aussi bien son projet que
lui-même. Après une longue discussion dans son bureau situé
à son domicile, je fis la connaissance de sa femme ainsi que du
voisinage à mesure que nous nous dirigions vers le logement
réservé aux « invités ». Cette petite maison
individuelle située dans la même aire locale surplombe
légèrement le domicile d'Emmerik puisqu'elle a été
conçue sur les remparts de l'ancienne caserne militaire. Dans un premier
temps, Emmerik m'avait expliqué vouloir me faire « visiter »
la maison qui deviendrait potentiellement mon domicile. Seulement, une fois
arrivés sur les lieux, mon hôte m'explique que c'est le jour de
nettoyage de printemps, qu'il doit préparer cette maison qui n'a pas
été occupée depuis plusieurs semaines pour
l'arrivée imminente d'une chercheuse. Dès lors, je laissais
tomber ma besace contenant ma grille de questions et mon dictaphone pour
participer à cette tâche. Nous nous mettons à nettoyer
cette maison de fond en comble, tout en discutant, les rires s'échangent
et cette tâche assez ingrate devient soudainement plaisante. Les heures
passent et nous terminons le travail en sortant un vieux sommier du lit que
nous remplaçons par un nouveau.
Puis Emmerik commence à m'évoquer le
système de chauffage de cette maison, il m'explique qu'il alimente
entièrement huit maisons situées dans cette petite ruelle de
Mælkebøtten, et tient à me montrer son système
dernier cri installé au sous-sol. Nous descendons l'escalier et entrons
dans cette salle où sont entreposés des dizaines de sacs de
combustibles de bois qui se présentent sous la forme de petits
granulés. Emmerik est fier de cette énorme chaudière
écologique acquise par le voisinage, dans laquelle les granulés
tombent au compte-goutte et permettent de chauffer près d'une trentaine
de christianites. Alors, il m'explique que cette machine est financée et
entretenue équitablement entre ses utilisateurs, puis il m'énonce
les règles d'entretien : chaque foyer du voisinage détient une
clef donnant l'accès à ce sous-sol. Un tableau fixé sur le
mur indique la liste des christianites devant venir chaque jour pour
vérifier, réapprovisionner, faire les relevés et
entretenir cette machine. Chaque entrée dans cette salle doit être
datée sur le tableau et chaque observation (s'il y en a) doit être
indiquée face à la colonne réservée à
l'heure de passage.
Après avoir refermé cette porte, nous devons
jeter les détritus et quelques bibelots que nous avons
débarrassés au centre de tri de Christiania. Celui-ci est commun
aux quinze aires locales car la collecte de déchets est
centralisée à Sydområdet (« L'aire du Sud », aire
locale n°1). Nous nous y rendons les mains pleines en prenant soin de bien
trier le recyclable du non recyclable avant de revenir à
Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8).
Enfin, Emmerik me dit que c'est l'heure d'aller à la laverie. Nous
récupérons les draps que nous avions retirés
32
de l'ancien sommier puis nous nous dirigeons dans le local
situé dans la petite ruelle de Mælkebøtten dans lequel
trois machines à laver sont alignées. Je retrouve le même
tableau que dans la chaufferie, ce qui permet de savoir qui a utilisé
quelle machine. Celles-ci fonctionnent de manière intensive et les
allées et venues sont constantes, il y a parfois une liste d'attente.
Les voisins se croisent et discutent, on me présente et on commence
à me parler comme-ci j'étais l'un des leurs.
Cette journée d'observation participante, qui devait
initialement ne pas en être une puisque l'objet de ma venue chez Emmerik
devait se limiter à une simple discussion, s'est très rapidement
transformée en une forme de test. Emmerik, à qui lui appartient
partiellement de prendre la décision sur mon sort65, à
décider si je suis digne de vivre parmi les habitants de
Mælkebøtten dans un avenir proche, a appris à me
connaître et à tester ma personnalité en évaluant ma
capacité à m'impliquer dans la vie quotidienne de cette petite
ruelle située à Mælkebøtten. Ce qui ressort de cette
journée passée auprès d'un christianite, est que pour
être soi-même christianite, il apparaît clairement que
l'individu entrant dans l'institution doit répondre à des
attentes et doit adopter une attitude qui consiste à accepter de
réaliser certains actes qui n'offriront pas d'avantages particuliers
pour l'individu qui les exécute, mais sera bénéfique
à l'ensemble du groupe. Seulement le profil recherché, qui
demande un certain altruisme et un esprit volontaire, n'est pas
nécessairement aussi prononcé chez l'un ou chez l'autre, ce qui
laisse supposer que le volontarisme propre aux idéaux autogestionnaires
est difficilement applicable ; qui plus est dans les aires locales rassemblant
un nombre important d'individus. Tout ceci laisse entendre que ce
système de vie en communauté demeure un idéal utopiste,
maintenu en théorie mais difficilement réalisable dans la
pratique.
Deuxièmement, nous allons essayer de démontrer
que l'esprit autogestionnaire propre à l'idéal
fédératif peut s'avérer compliqué à partir
du moment où le groupe atteint un nombre important d'individus. Pour
cela, nous allons nous appuyer sur les « journées d'action
»
65 Les règles du CRIR sont très
strictes : cette maison est uniquement réservée aux
étudiants et aux chercheurs souhaitant travailler sur Christiania. Les
sujets peuvent concerner toutes les disciplines (des arts à la science
politique). Le (ou la) candidat(e) doit dans un premier temps entrer en contact
avec le responsable du logement (en l'occurrence, Emmerik), pour que celui-ci
s'assure des intentions du (ou de la) candidat(e) avant qu'il ne réclame
une brève description écrite du projet de recherche. Celui (ou
celle) qui soumet sa demande doit indiquer la période et la durée
qu'il souhaite vivre à Christiania en justifiant les raisons de sa
présence. Ensuite, Emmerik transmet cette demande aux autres habitants
de Mælkebøtten qui doivent se réunir à la prochaine
assemblée de l'aire locale (områdemøde, sur
laquelle nous allons revenir), et doivent statuer sur cette demande et
décider à l'unanimité le (ou la) candidat(e) peut
s'installer ou non dans cette maison pour la période qui lui sera
accordée.
33
(aktionsdag)66, sortes de journées
de travail collectif fixées par l'institution à des dates
très précises, d'abord pour que les tâches communautaires
soient réalisées, mais cela rappelle par la même occasion
aux christianites leurs devoirs d'implication dans ces tâches
liées à la vie communautaire. Nous avons dit que ces individus
appartenant chacun à l'une de ces quinze petites unités
politiques et administratives, jouissent d'une plus grande liberté
d'action sur leur quotidien. Ce système leur garantirait donc plus
d'autonomie ce qui suppose que l'individu se montre responsable et volontaire
pour participer à la conduite de la vie communautaire. Cette
capacité d'action sur le quotidien se manifeste d'abord, nous l'avons
décrit, à travers des actes de coopération qui impliquent
un partage des tâches et un échange de services très
concrets entre les membres d'une même aire locale. Mais, la
réalisation de ces tâches communautaires peut également
prendre un caractère plus officiel à travers ces appels à
la « journée d'action » (aktionsdag).
Lors de notre présence sur le terrain aux mois de mars
et avril, nous avons observé durant cette période que la plupart
des aires locales préparent individuellement des « journées
d'action » (aktionsdag) visant à nettoyer et
préparer les jardins, sentiers et parties commune pour l'arrivée
du printemps. Par ailleurs, il semble que ce travail collectif peut amener
l'ensemble des quinze aires locales à unir conjointement leurs forces
pour réaliser ce travail d'intérêt général :
l'appel à la « journée d'action » des 14 et 15 avril
2012 publié la veille dans le journal de Christiania, constitue un bon
exemple67. Cependant, quand bien même « La
fédération [...] exclut l'idée de contrainte
»68, force est de constater que si des appels à la
mobilisation pour une journée fixée par l'institution sont
communiqués dans UGESPEJLET (« le miroir de la semaine
», l'hebdomadaire de la commune) de manière très
régulière, c'est que l'institution a besoin de faire ces appels
si elle veut que le travail soit fait.
Cela ne veut pas dire que les christianites sont
corvéables, auquel cas nous pourrions comparer Christiania à un
royaume morcelé en un système féodal où chaque aire
locale serait une seigneurie dominée par un seigneur châtelain
pouvant convoquer à son gré tous ses sujets. De même que
les christianites ne sont pas plus mobilisés pour du travail
forcé comme ce fut le cas dans les goulags69 de
l'union Soviétique des années 1930. Mais la conception du travail
collectif à Christiania qui, sans verser dans le collectivisme,
rapprocherait irrémédiablement la
66 Cf. annexe n°3, p.188-189 : « appel
à une `journée d'action' (aktionsdag) »
67 Cf. annexe n°3, p.188-189: « appel
à une `journée d'action' (aktionsdag) »
68 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.127
69 Le raccourci est souvent fait entre les
principes de vie collective institués à Christiania et le
modèle communiste. Pourtant, à mesure que nous décrivons
son organisation politique, il semble que le modèle proposé par
cette institution s'en éloigne.
34
commune libre d'un modèle communiste70,
respecte les libertés individuelles et rejette l'idée de
contrainte si bien que le choix de participer ou non à ces «
journées d'action » est libre, ce qui rapproche Christiania d'une
forme d'anarchisme assez libérale.
Enfin, il serait inapproprié d'achever cette
sous-partie réservée à la description de l'organisation de
la vie collective à travers le prisme des théories de P-J
Proudhon sans évoquer l'idée de « mutuellisme social
» qui repose sur un principe similaire d'« échange
égalitaire et librement consenti »71. Dans
l'absolu, ce mutuellisme social caractérisé par une
souplesse dans l'organisation du travail dans le cadre des associations
ouvrières du XIXe siècle, semble pouvoir s'appliquer à
notre objet. En effet, le philosophe socialiste démontre qu'une vaste
réforme économique est possible en tournant le dos au capitalisme
au profit de ce système qui permet aux associations économiques
tout comme aux individus72 de « développer ses
actions sur le soutien mutuel entre tous les membres associés
». Ainsi, ce mutuellisme social semble correspondre à
la conception du travail collectif que nous avons observé à
Christiania, qui s'incarne notamment à travers des pratiques
institutionnalisées telles que ces « journées d'action
».
En somme, nous constatons que l'idéal
fédératif, principe fondamental de cette petite organisation
politique, a une incidence directe sur la manière dont s'organise la vie
quotidienne. Nous retrouvons dans cette commune libre issue de la fin des
années 1960, le contrat fédératif, ainsi qu'une
forme de mutuellisme tel que les décrit le philosophe du XIXe
siècle, ce qui prouve une fois encore toute l'influence des
théories de P-J Proudhon sur nos contemporains. Cette analyse de l'ordre
institutionnel de Christiania à travers des exemples concrets de la vie
quotidienne montre tout le poids de cet idéal d'autogestion initialement
insufflé par les pionniers de la communauté, qui est aujourd'hui
encore poursuivi par les habitants de cette commune utopiste.