Christiania est une organisation politique orientée
vers un idéal fédératif. Cette institution définit
l'aire locale comme l'unité politique et administrative de
référence, de manière à ce que le pouvoir politique
soit plus équitablement réparti entre les individus appartenant
chacun à une aire locale. Ce système, assez stricte et
particulièrement bien organisé, a été fixé
par les pionniers qui ont forgé ce système
fédératif, celui-ci s'est institutionnalisé et
apparaît aujourd'hui comme légitime par l'ensemble des membres de
la commune qui y vivent et appliquent les règles de ce système de
manière mécanique. Car diviser et circonscrire Christiania semble
être le moyen destiné à une fin : se
prémunir de l'émergence d'un pouvoir central, qui induirait une
centralisation administrative et entraînerait inéluctablement la
formation d'une hiérarchie à Christiania.
47 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.10
Figure 2 - Christiania est un espace administrativement
découpé en quinze aires locales. En effet, contrairement à
ce qui été avancé dans le mémoire
précédent, il n'y a pas quatorze mais quinze aires locales
à Christiania. Nous avons ajouté l'aire n° 15 appelée
Prærien (« la prairie ») au bas de la carte. Nous reviendrons
sur les raisons de cet oubli dans la suite du mémoire. Source:
document réalisé par David Delevoye, graphiste, mars 2011.
Carte détaillée des [quinze] aires locales de
Christiania48
25
48 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.11
26
Cette organisation politique est vouée à se
prémunir de toute formation de hiérarchie. Nous sommes face
à une organisation fédéraliste prônant la
décentralisation et l'autogestion, de manière à faire de
ces quinze aires locales les unités politiques et administratives de
référence. Ces aires locales présentent une superficie et
des données démographiques variées49 : les
aires locales situées au Nord-Est sont les plus étendues, elles
se situent dans la partie que nous avons appelé la « campagne de
Christiania » (aires locales 9 à 14) car ce sont des zones plus
vertes et moins densément peuplées ; tandis que les aires locales
situées dans le Sud-Ouest s'apparentent plus à un «
centre-ville » (aires locales 1 à 8 dans laquelle nous incluons la
quinzième), elles correspondent à une zone plus densément
peuplée avec ses logements collectifs, et plus animé avec son
activité économique et culturelle50. Cette logique
d'organisation de la société s'inspire directement du «
contrat de fédération »51 proposé
par le philosophe français P-J Proudhon (1809-1865). Ce socialiste, qui
a beaucoup influencé la pensée anarchiste notamment pour sa
théorie sur la « liberté totale des individus
» et le rejet de l'Etat central, a longtemps défendu
l'idée qu'une société plus harmonieuse était
possible à partir d'un système d'organisation
fédératif :
« FEDERATION, du latin foedus,
génitif foederis, c'est-à-dire pacte, contrat,
traité, convention, alliance, etc. est une convention par laquelle un ou
plusieurs chefs de familles, une ou plusieurs communes, un ou plusieurs
groupements de communes ou Etats, s'obligent réciproquement et
également les uns envers les autres pour un ou plusieurs objets
particuliers, dont la charge incombe spécialement alors et exclusivement
aux délégués de la fédération
».
PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif
et de la nécessité de reconstituer le parti de la
révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.105
49 Cf. annexes n°1 et 2, p.187: «
comptes de résidents de Christiania ». En calculant le nombre de
résidents payant des impôts, nous nous apercevons que les aires
locales 9 à 14 comptent 216 christianites imposables en mars 2012,
tandis que les aires locales 1 à 8 (en y incluant la quinzième
aire locale) en rassemblent 405. Etonnamment, c'est dans la zone la plus
densément peuplée que se situe l'une des plus petites aires
locales en nombre d'habitants (Prærien, aire locale n°15), ce qui
explique en partie notre oubli lors de nos précédentes
recherches. L'aire locale la plus densément peuplée est
certainement Fabriksområdet (aire n°7) avec ses 82 christianites
imposables. Par ailleurs, soulignons que ces chiffres ne prennent pas en compte
les christianites non imposables, notamment les mineurs qui sont estimés
au nombre de 200 à Christiania.
50 Rappelons que ces activités
économiques et culturelles peuvent à la fois être
illégales et légales. En effet, contrairement aux idées
préconçues, le commerce de marijuana n'est pas l'unique, ni la
principale activité économique à Christiania. Nos
observations sur le terrain montrent que de nombreux commerces s'y sont
implantés (cafés, restaurants, épiceries, boutiques en
tous genres, ateliers, etc.). Toutes ces activités économiques
sont légales car leurs propriétaires payent des impôts et
des taxes liées à leurs activités, au même titre
qu'un commerce « normal » situé à Copenhague. Cette
normalisation des activités économiques à Christiania date
de 1989 et renvoie au processus de normalisation de Christiania
déjà observé dans le mémoire de l'année
dernière. Cf. « Phase n°3 : des années 1990 à
aujourd'hui - Résister à la normalisation » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit.,
p.33-40
51 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op.cit., p.107
27
Dans le cas de Christiania, cet idéal
démocratique permettrait l'abrogation quasi-totale du pouvoir politique
centralisé et, en théorie, un meilleur équilibre des
pouvoirs grâce à une neutralisation des forces en présence.
En effet, le contrat de fédération tel qu'il est
énoncé par P-J Proudhon est, et doit demeurer «
synallagmatique et commutatif »52, c'est-à-dire
qu'il repose sur un principe d'obligation réciproque où chaque
aire locale s'engage à « donner ou à faire une chose qui
est regardée comme l'équivalent de ce qu'on lui donne et de ce
qu'on fait pour elle »53. Ainsi, le modèle
proposé semble être le meilleur moyen d'assurer un
équilibre des pouvoirs car en respectant la souveraineté des
aires voisines, une aire locale s'offre toutes les chances de «
conserve[r] toute sa liberté, sa souveraineté et son
initiative » à l'intérieur de l'espace qui lui est
réservé. L'idée de liberté n'est donc pas un vain
mot dans cet espace fédéré, et tous les membres d'une aire
locale semblent être considérés de manière
égale comme « les délégués de la
fédération ». Chaque membre d'une aire locale peut
s'exprimer au sein de son unité politique et administrative, aucune voix
ne semble peser plus que l'autre car aucun chef ne doit émerger du
groupe : « No, we've no bosses here ! », me répondit
en riant Birgitte lorsque nous lui demandions un peu naïvement s'il y
avait un chef au groupe de contact54. Cette réponse, qui
raisonnait comme une évidence, apparaît comme si les termes de
chef ou de leader ne font pas partie du vocabulaire des
christianites. Et ce principe semble d'autant plus vrai dans ces aires locales
dont l'essence même est l'absence de hiérarchie. Ainsi, à
l'intérieur de chacune de ces unités politiques et
administratives, le pouvoir politique semble détenu par tous, pourvu que
le (ou la) christianite soit âgé(e) d'au moins dix-huit ans, soit
la majorité civile à Christiania55. Les individus qui,
à travers leur appartenance à une aire locale, et l'engagement
pris lors de la signature du pacte fédératif aux origines de la
commune libre, s'engagent donc à respecter la liberté et le
pouvoir de décision d'autrui, aussi bien pour un christianite
appartenant à la même aire locale que pour celui vivant dans une
aire locale voisine.
52 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.104
53 Ibid., p.102
54 Le groupe de contact est un corps
bureaucratique destiné à défendre les
intérêts de Christiania dans les négociations avec l'Etat
danois notamment pour le rachat du terrain. Nous y reviendrons dans la
deuxième partie du mémoire.
55 Tout comme c'est le cas au Danemark, dont la
majorité civile est également de dix-huit ans. Cependant, pour
les jeunes Christianites, l'implication dans les affaires publiques ne
relève pas d'une obligation mais du consentement personnel. Ainsi, ces
jeunes gens sont la plupart du temps encouragés à y participer
mais n'y seront jamais contraints. Enfin, si un(e) christianite
âgé(e) de dix-huit ans considère qu'il (ou elle) n'est pas
encore prêt(e) ou pas assez mature, il (ou elle) pourra se joindre
l'assemblée de son aire locale après ses dix-huit ans.
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Enfin, cette division de la commune libre en quinze
unités politiques et administratives opérée par les
pionniers de Christiania, n'est pas anodine car elle reflète la
manière dont les membres de cette institution se sont approprié
l'espace en y forgeant un système de type fédératif. Mais
quand bien même l'institution cherche à organiser la vie
quotidienne autour de l'aire locale, il faut rappeler que d'autres
unités socio-politiques de premier plan telles que la famille et la
communauté semblent influencer plus significativement le quotidien des
christianites. La famille tout d'abord, nucléaire, demeure le cercle de
socialisation de base pour une grande majorité de christianites. Puis,
nos recherches précédentes ont démontré que
derrière les aires locales se cachent un conglomérat
d'innombrables petites communautés au sens stricte du terme, à
savoir la communauté (gemeinschaft) telle qu'elle est
définie par F. Tönnies56. Par exemple, la plupart de nos
entretiens ethnographiques révèlent une importante
mobilité des christianites, capables de déménager d'une
aire locale à une autre57 sans pour autant rompre avec les
liens affectifs créés par le passé, et ne se soucient
guère de l'appartenance à telle ou telle aire locale pour
entretenir leurs relations sociales :
_ «Ok. And would you say that your close relations
are all of them living in the same local area or do you also have friends in
other areas?»
Kirsten: «I have friends
and close relationships in all the areas of Christiania. I have relations all
over because I've been here for a long time, I meet a lot of people at the
meetings, and I have a lot of different jobs. For example, I do guiding tours.
I see many people so... I don't know everyone in here but quite a lot in all
the places.»58
Ainsi, nos observations sur le terrain placeraient les aires
locales comme la troisième unité à laquelle se
réfèrent les christianites pour évoquer leur appartenance
à un groupe, l'aire locale ayant qu'une importance très relative
dans l'esprit des christianites, puisqu'elle relève d'avantage d'un
découpage administratif que d'un groupe réellement soudé
tel que nous pouvons le trouver dans le cercle familial, dans la
communauté ou même dans le cercle professionnel. L'institution
cherche donc à donner une signification particulière au
système
56 Soit, « un organisme vivant, nourri
par les échanges entre les êtres qui sont en communication
réelle et immédiate, et donc ne peut s'étendre à
l'échelle d'une nation mais se borne à un groupement de personnes
qui peuvent réellement se connaître ». Cf. N. Bond et S.
Mesure, « Présentation de l'oeuvre de F. Tönnies », p.
XXI in TÖNNIES Ferdinand, Communauté et
société : catégories fondamentales de la sociologie
pure, Paris, PUF, Paris, 2010
57 La plupart des christianites installés
dans la commune libre depuis les années 1970 (Notamment Astérix,
Ole Lykke et Felicya) ont vécu dans plusieurs endroits avant de
s'installer dans leur aire locale actuelle. « L'arche de la paix »
(Fredens Ark, aire locale n°3) étant l'un des premiers
bâtiments squattés par les pionniers, bon nombre d'entre eux y ont
fait un bref passage, avant de se disperser sur les trente-quatre hectares de
Christiania, à mesure que s'étendait la zone habitable jusque
dans les endroits les plus reculés.
58 L'exemple de Kirsten, qui vit actuellement au
« Caramel bleu » (Blå Karamel, aire locale n°10)
révèle que le travail est aussi une source de mobilité et
d'échanges entre les aires locales.
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des aires locales, garant de l'équilibre du pouvoir
dans la commune libre. Seulement, nous avons déjà noté
qu'il existe d'autres unités socio-politiques plus importantes aux yeux
des christianites, ce qui rend difficilement imaginable que les membres d'une
même aire locale restent solidaires en toutes circonstances. En somme,
l'aire locale semble pâtir de son caractère purement administratif
et donc trop artificiel pour peser réellement sur le quotidien des
christianites. Mais les pratiques institutionnelles sont là pour
rappeler l'utilité de ces aires locales et raviver le caractère
de solidarité que doit prendre l'aire locale pour que le mode de
fonctionnement de Christiania soit viable.