« Même dans les sociétés
où l'institution politique est absente (par exemple où il
n'existe pas de chef), même là le politique est
présent, même là se pose la question du pouvoir : non au
sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d'une absence
impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement
peut-être, quelque chose existe dans l'absence. »
CLASTRES Pierre, La société contre
l'Etat, Paris, Les éditions de minuit, 2011 [1974], p.21
? Extrait du carnet de terrain n°1 - notes du
mercredi 21 mars 2012
J'entre par la porte principale surplombée par un
imposant panneau sur lequel est inscrit « Christiania »
côté rue, « you are now entering the EU »
côté commune libre. Je décide comme à mon habitude
d'y laisser mon vélo sur les nombreux emplacements prévus
à cet effet : de vieux cadres de vélos rouillés que l'on a
recyclé en démontant la roue arrière, en découpant
et en soudant un à un les parties avant, ce qui permet aux cyclistes de
disposer leurs vélos au pied des murs de l'ancienne caserne de
Bådsmandsstræde. Alors, je m'avance dans la rue pavée menant
à Pusher Street, qui est assez inconfortable pour me convaincre de
laisser mon vélo un peu plus loin et je me dis que les pushers
n'aiment pas trop les visiteurs traversant leur rue en enfourchant leurs
vélos ou en courant, de même qu'ils ne sont pas très
photogéniques : « don't run », « no photos
» et « enjoy » peut-on lire sur cet étrange
panneau rappelant celui d'un parc pour enfant signifiant aux parents les
règles de sécurité. Cette rue est celle des
pushers, les dealers de Christiania, qui a récemment
été re-délimitée et baptisée « quartier
de la lumière verte ». Verte comme le fond des innombrables sachets
de fleurs de cannabis séchées vendus à l'unité,
marron comme les kilos de plaquette de cette précieuse résine
soigneusement découpés, pesés et vendus au gramme, qui
jalonnent les échoppes où se pressent jours et nuits de nombreux
consommateurs. J`y suis, les va-et-vient sont incessants, les regards se
croisent, on discute, on marchande et on s'observe. Au beau milieu de ce
marché au cannabis à ciel ouvert, règne une
atmosphère pesante, aussi pesante que l'odeur de cette épaisse
fumée. On s'y arrête généralement pour acheter de
cette drogue avant de repartir chez soi, ou bien avant d'aller planer librement
dans un des bars de Christiania, ou si la météo capricieuse du
Danemark le permet, profiter de ce joint au bord du lac ou dans l'un des
nombreux espaces verts de la communauté. Mais je ne suis pas sur Pusher
Street pour consommer, ni pour faire le curieux. On n'aime pas les curieux ici,
et il est d'ailleurs fort déconseillé de s'adresser aux
pushers pour autre chose qu'acheter leur marchandise. L'objet de ma visite
est tout autre : j'ai rendez-vous.
Je m'arrête devant Operaen2,
adossé à la Sunshine bakery3, mais il
semblerait que la porte soit gardée. Une dealeuse fait son commerce sur
le perron de l'immeuble dans lequel je souhaite entrer. Je m'approche, son
chien monte la garde, elle croit un instant que je viens lui acheter sa
marijuana mais elle comprend bien vite que je ne demande qu'à
accéder à l'escalier qui mène à l'étage. On
me laisse passer et je me retrouve dans la cage d'escalier d'Operaen.
Il fait froid et sombre, l'odeur du joint est omniprésente dans cet
espace confiné. Mais je reconnais cet escalier en colimaçon
tagué de toutes parts, et me souviens que j'y suis déjà
monté un an auparavant, tard dans la nuit, lors des soirées
ERASMUS avec mes camarades qui m'avaient fait découvrir Christiania et
ses concerts de jazz régulièrement organisés dans ce
café. Seulement, l'ambiance tamisée des soirées de jazz
diffère sensiblement de cette grisaille qui arrive à peine
à percer la lucarne que je devine en haut de cet escalier. J'arrive
à l'étage où se trouvent trois jeunes gens qui se sont
réfugiés là-haut pour allumer leur joint à l'abri
du vent. Le café est fermé à cette heure de la
journée.
Enfin, je me présente devant la porte où j'ai
rendez-vous : « Nyt Forum4 » peut-on lire au
milieu des tags qui ornent cette porte. Au pied de celle-ci, il y a un seau au
fond duquel baignent les joints et les crachats dans une eau dégoutante
laissée par les fumeurs de marijuana, qui semblent avoir adopté
cette cage d'escalier comme fumoir. Je frappe et entre. Je
pénètre dans une salle de réunion assez grande (et somme
toute assez propre !), qui contraste avec la promiscuité et la
saleté que j'ai pu ressentir de l'autre côté de la porte.
Au fond de cette salle de réunion communique un bureau où
j'aperçois une femme souriante qui, derrière ses piles de
dossiers, me souhaite la bienvenue : c'est Kirsten, une
christianite5 employée par la communauté, assurant la
permanence du « Nouveau Forum » tous les mercredis, soit le bureau
des relations extérieures de Christiania.
8
Description non exhaustive du terrain
Cet extrait de mon carnet de terrain a été
sélectionné car il résume assez bien l'univers dans lequel
j'ai réalisé mon travail d'observation dans la commune libre de
Christiania. Plusieurs éléments fondamentaux sont à
prendre en compte dans cet extrait : Premièrement, l'aspect
extérieur de cette communauté véhicule une image - souvent
négative - que le sens commun associe à ce microcosme social
implanté au coeur de la ville de Copenhague.
2 Operaen est le nom d'un café
appelé « L'opéra ».
3 Sunshine bakery est la boulangerie de la
communauté.
4 « Nyt Forum » signifie « Nouveau Forum ».
Mais il n'a plus rien de nouveau puisque ce bureau a été
créé dans les années 1980.
5 « Christianites » est le terme désignant les
habitants de Christiania.
9
« Quelque chose existe dans l'absence »
disait P. Clastres6. Or, derrière l'image de ghetto que peut
inspirer Christiania se cache une institution particulièrement bien
structurée, dotée d'une bureaucratie dont le « Nouveau Forum
» n'est qu'un échantillon, qui permet à une population
estimée entre huit-cent cinquante et mille habitants de vivre chaque
jour depuis plus de quarante ans leur vie de christianites, soit un mode de vie
alternatif dont nous allons chercher à connaître un peu plus les
caractéristiques grâce à l'approche de l'anthropologie
politique.
Deuxièmement, il y a de toute évidence dans
cette communauté un groupe à part entière appelé
les pushers, dont les membres se caractérisent par leurs
pratiques quotidiennes liées au trafic de marijuana dans un espace
public qu'ils se sont appropriés, ladite zone « de la
lumière verte » qui renferme Pusher Street. Cette pratique
illégale au Danemark fait partie intégrante de la culture de
Christiania7 car son aspect coutumier lui procure un
caractère institutionnel, reconnu comme la norme à
l'intérieur de la communauté. Fumer de la marijuana est donc l'un
des traits les plus saillants des normes si spécifiques à
Christiania, mais nos recherches antérieures8 ont
prouvé que l'aspect mercantile, l'enrichissement et la violence
liés à ce trafic provoque la désapprobation d'un autre
groupe de la communauté, appelé les activistes. Dans le
mémoire de Master 1, ces quelques éléments d'observation
ainsi que les entretiens ethnographiques nous avaient permis de travailler sur
ce profond antagonisme qui divise le groupe identifié comme celui
des pushers à celui des activistes. Ainsi, nous avions
établi qu'il existe à Christiania une relation de domination
entre ces deux groupes : les premiers n'hésitent pas à user de la
violence pour imposer leur autorité et prendre l'ascendant sur les
seconds au nom de la défense de leurs intérêts
économiques ; et les seconds dénoncent ces comportements tout en
affirmant leur statut d'established, des individus qui se
considèrent comme des christianites légitimes non pas en raison
de leur ancienneté mais parce qu'ils vivent en accord avec les principes
fondamentaux de Christiania (notamment pour ce qui relève de la
non-violence) et n'hésitent pas à stigmatiser les premiers en
leur collant une étiquette d'outsiders, soit des christianites
illégitimes9.
Pour autant, ce qui nous amène aujourd'hui à
poser la question du pouvoir dans la communauté, ce n'est pas de
reprendre stricto sensu le résultat de nos recherches
précédentes, mais l'objectif de ce second mémoire sur
Christiania est d'aller plus loin dans la réflexion sur le pouvoir dans
une institution que nous continuons à explorer et nous
révèle toujours un peu
6 CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op.cit., p.21
7 C'est à ce titre que nous pouvons dire qu'il
s'agit d'une commune déviante.
8 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit.
9 ELIAS Norbert et SCOTSON John L., Logiques de
l'exclusion, Paris, Fayard, 1997
10
plus ses secrets. La question du pouvoir dans l'institution ne
se résume pas à la simple énonciation d'un rapport de
force entre deux groupes dominants. Il nous faut donc bousculer les limites que
nous nous étions fixé l'année dernière en traitant
de la manière la plus complète possible la question du pouvoir
à Christiania.
Bien entendu, ce travail ne vient pas remettre en cause les
résultats du mémoire précédent : l'application du
paradigme de Norbert Elias sur Christiania est toujours valable et la notion de
domination est une dimension du pouvoir qu'il ne faudra pas occulter ; de
même qu'il existe toujours dans les préceptes dictés par
l'institution ainsi que dans l'organisation politique fixée par les
pères fondateurs de la communauté, une volonté
d'éviter l'émergence d'un ordre hiérarchique. Cependant,
nos récentes recherches sur le terrain nous amènent à
penser que ces résultats sont insuffisants pour avoir une idée
assez précise sur la nature du pouvoir à Christiania.
Résumer le pouvoir à un rapport de force entre deux groupes
dominants serait très réducteur, même dans les
sociétés les plus archaïques. Car les sociétés
sont complexes et il appartient au chercheur d'arriver à en desceller
les ressorts. Cette tâche n'est pas facile, même dans nos
sociétés occidentales considérées - par
ethnocentrisme - comme les plus abouties. Et cela semble d'autant plus
difficile lorsque le chercheur s'intéresse à une
société qui lui est étrangère,
considérée comme différente, ce qui à
première vue semble être le cas à Christiania, que le sens
commun qualifie de société alternative.
Retour sur les principaux éléments de
définition de l'objet
Avant d'aller plus loin, rafraîchissons-nous la
mémoire en revenant sur quelques éléments
déjà évoqués dans nos travaux
précédents, et revenons sur la définition de l'objet ainsi
que sur les raisons qui nous poussent à continuer les recherches sur
Christiania, ce qui permettra au lecteur de mieux comprendre
l'intérêt de cet objet d'étude et de saisir les logiques
d'une approche par le biais de l'anthropologie politique.
- Signification étymologique de
« Christiania »10
[U]ne petite mise au point étymologique et historique
est nécessaire pour saisir la signification de notre objet
d'étude. Avant tout, aucune allusion au christianisme ne peut être
descellée dans la signification de ce terme, il ne s'agit donc pas d'une
entité à caractère religieux. Mais il faut plutôt y
voir là un clin d'oeil historique faisant référence au
quartier
10 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op.cit., p.5
11
dans lequel Christiania est implantée : Christianshavn,
signifiant littéralement « le port de Christian », un
quartier créé sous le règne de Christian IV, roi du
Danemark (1588 - 1648). En effet, en 1639, à l'époque où
København11 cherche à asseoir sa domination
commerciale sur la mer de Nord et la mer Baltique, Christian IV envisage un
ambitieux projet consistant à créer cette nouvelle ville
marchande qu'il baptisera Christianshavn. Fortifiée et
protégée par cinq bastions, on octroie alors à ce nouveau
quartier le statut de ville indépendante, si bien que son
activité commerciale créera une concurrence rude avec
København, d'où la décision de l'intégrer à
la capitale danoise en 1674. Ainsi dès sa création, nous pouvons
nous apercevoir que d'un point de vue historique, la population vivant dans
cette partie de la ville a toujours cultivé une tendance à se
démarquer et à s'affirmer en tant que quartier tout à fait
original, en contraste saisissant avec le reste de la ville.
Deuxièmement, l'appellation « Christiania »
fut utilisée pour la première fois par un journaliste anarchiste
dénommé Jacob Ludvigsen (1947 - auj.), qui proclama le 26
septembre 1971 la création de cette « fristaden » ou
« commune libre » et publia cette proclamation une semaine plus tard,
le 2 octobre 1971, dans les colonnes de son magazine intitulé
Hovedbladet, ou « the main paper » ; un
périodique anarchiste dont la plupart de ses lecteurs étaient de
jeunes danois. Les premiers tirages de ce magazine mensuel furent
publiés le 13 décembre 1970 et connurent un franc succès
au début des années 1970. Aujourd'hui, même s'il n'a plus
été publié depuis de nombreuses années, certains
journalistes dont Jacob Ludvigsen projettent de faire renaître
Hovedbladet de ses cendres afin de le republier avant le 26 septembre
prochain, date du quarantième anniversaire de
Christiania12.
Enfin, même si la raison pour laquelle le journaliste
danois décida de baptiser cette commune libre « Christiania »
reste assez floue, d'après Allan Anarchos, journaliste participant
actuellement au projet de republication d'Hovedbladet, Jacob Ludvigsen
se serait inspiré de l'ancien nom d'Oslo, qui s'appelait «
Kristiania » quand la Norvège était encore sous domination
danoise.
Après cette petite mise au point à la fois
historique et étymologique, constatons à présent
grâce à la carte ci-contre que Christiania occupe un espace de
trente-quatre hectares situé en plein coeur de la capitale danoise.
Aujourd'hui, cette commune libre occupe l'endroit
11 La racine étymologique de
København, en français Copenhague signifie « le port de
commerce ». En effet, la capitale danoise occupe une position
stratégique sur l'Øresund, soit le couloir maritime reliant la
mer du Nord à la mer Baltique, ce qui lui a permis durant des
siècles de bâtir sa puissance économique grâce au
commerce maritime.
12 En réalité, ce délai
fixé pour le 26 septembre 2011 (date du quarantième anniversaire
de la communauté) n'a pu être tenu par ces journalistes,
aujourd'hui beaucoup plus âgés, qui expliquent avoir
rencontré des problèmes d'organisation pour pouvoir republier
Hovedbladet dans les temps.
12
exact où l'armée danoise s'était
installée au cours du XIXe siècle sur cet espace fortifié
qui, avant l'arrivée des premiers communards en 1971, s'appelait
Bådsmandsstræde Kaserne13.
![](Le-pouvoir-dans-l-institution-Essai-d-anthropologie-politique--Christiania2.png)
Figure 1- Comme nous pouvons le voir sur cette carte,
Christiania est située en plein coeur de la ville de Copenhague.
Source : document réalisé par David Delevoye, concepteur
graphique, mars 2011.
Situation géographique de Christiania dans
Copenhague14
100 m
N
A présent, revenons sur les caractéristiques
propres à ce terrain, nécessaires pour comprendre
l'émergence d'un tel phénomène. Christiania est une
commune libre (fristaden), longtemps considérée par
l'Etat danois comme une « expérience sociale »
à laquelle les autorités ont bien voulu laisser sa chance.
Seulement, le dernier mémoire met en évidence les raisons
officieuses qui expliquent l'émergence et la pérennité
d'un tel phénomène souvent présenté comme une
utopie communautaire issue de la jeunesse danoise de l'époque.
13 Cette caserne a été
baptisée à partir du nom de la rue appelée «
Bådsmandsstræde », qui longe encore à l'heure actuelle
cet espace et qui signifie « l'allée du maître
d'équipage ».
14 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.4
13
Les années 1960 et 1970 à Copenhague furent
marquées par une importante poussée démographique due au
phénomène d'exode rural qui s'est répandu dans les plus
grandes villes d'Europe. Cette croissance démographique sans
précédents est souvent évoquée comme un tournant
dans l'évolution d'une ville comme Copenhague15. Ajoutons
à cette explosion démographique l'arrivée des enfants du
baby-boom, alors âgés d'une vingtaine d'années, ce qui
laisse supposer qu'un bon nombre d'entre eux sont « montés »
à la ville pour faire leurs études, mais n'avaient pour la
plupart pas les moyens d'assumer des loyers en hausse16. La
municipalité de Copenhague n'a pas su faire face à cette
importante demande de logements, si bien que les squats tels que celui de
Christiania ont commencé à fleurir un peu partout en ville. Cette
situation a bien évidemment frappé l'opinion publique et les
médias, qui ont rapidement désigné ce mouvement de
squatteurs sous le nom de « slumstormere »17.
Mais ces jeunes gens ne se sont pas arrêtés à la simple
occupation illégale des immeubles, puisqu'une mobilisation revendiquant
le « droit à la ville »18 a rapidement
émergé. L'atmosphère très tendue qui régnait
un peu partout dans les grandes villes d'Europe et notamment la révolte
étudiante à Paris de mai 1968, ont amené l'Etat-providence
danois à entendre ces revendications ; ce qui a probablement
encouragé le parlement à voter le 31 mai 1972 un texte
appelé « Slumstormerparagraf »19, qui
permit aux squatteurs de rester dans ces immeubles inoccupés - et pour
la plupart très délabrés - aussi longtemps que les
autorités, en accord avec les propriétaires des logements,
n'avaient pas pris la décision de les détruire.
Depuis, nombre de ces immeubles squattés furent
évacués et détruits aux quatre coins de la ville, sauf
Christiania qui occupe encore aujourd'hui un espace de trente-quatre hectares,
en lieu et place de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Les
raisons qui expliquent la longévité de Christiania ont largement
été évoquées dans le mémoire
précédent, notamment dans les premier et troisième
chapitres20, mais rappelons que c'est sa singularité qui a
certainement sauvé la commune libre : on ne « vide » pas un
espace de trente-quatre hectares comme on vide un immeuble de trois
étages, tout comme il paraît assez problématique
15 Brièvement, aujourd'hui estimée
à 1.213.882 habitants, la capitale danoise ne comptait que 802.391
habitants en 1970 avant d'atteindre les 1.292.647 âmes en
197615, soit un peu plus que sa population actuelle.
16 C'est le principe de l'offre et de la demande :
s'il y a beaucoup de demandes et peu d'offres, les prix des loyers
augmentent.
17 « Slumstormere » ou «
slumstormers », qui signifie littéralement « les
révoltés des bas quartiers » ou « activistes des bas
quartiers » est un terme apparu au milieu des années 1960 et
était couramment employé au Danemark pour désigner les
squatteurs.
18 Le « droit à la ville » est
une expression qui nous renvoie aux travaux réalisés par Henri
Lefebvre (1901-1991) en 1968.
19 Données communiquées par les
archives du parlement danois (Dansk Folketing). Source :
http://www.ft.dk
20 Cf. « Chapitre 1 : un projet utopique
inscrit dans la durée » et « chapitre 3 : la
pérennité d'une organisation anarchiste en question »,
in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op. cit., p.16-40 et p.69-96
14
d'évacuer un millier de personnes que la
municipalité aurait ensuite dû reloger dans des logements qu'elle
ne pouvait offrir. L'équation n'était pas simple, et l'alternance
des gouvernements successifs21 a favorisé la mise en sursis
de cet endroit assez singulier pour lequel a été accordé
un traitement particulier. Ainsi, grâce à
l'opiniâtreté des activistes de la communauté et sous
certaines conditions, la commune libre de Christiania a été
reconnue par le parlement en tant qu' « expérience sociale
» à part entière. Mis en vigueur à partir de
1991, ce texte « confirm[ait] le droit des habitants de
Christiania d'utiliser ces immeubles ainsi que l'espace dans sa totalité
» sous réserve qu'ils « assurent un
maximum d'auto-administration à Christiania »22. Ce
dernier point sera déterminant pour la suite de ce mémoire.
Une commune aux principes
révolutionnaires
Pour expliquer l'émergence de Christiania au
début des années 1970, notre regard se tourne naturellement vers
les mouvements de révolte étudiante de la fin des années
1960. Arrivés massivement pour suivre leurs études dans la
capitale danoise, ces jeunes gens issus des classes moyennes furent
inspirés par les idéaux révolutionnaires de mai 68 qui
à l'époque se sont répandus un peu partout en Europe et
dans le monde. David F. Burg, dans son encyclopédie des mouvements
étudiants relève « une manifestation massive des
étudiants de l'Université de Copenhague au mois d'avril 1968
» qui réclamaient « plus d'influence » sur
la gestion des cours ainsi que « moins de domination exercée
par les professeurs »23 : les revendications
antiautoritaires étaient en marche. Mais Christiania n'est pas
exclusivement un phénomène né de la révolte
étudiante, c'est aussi le lieu où avaient élu domicile les
« enfants au pouvoir » (Children's power), un groupe
composé d'orphelins, de fugueurs qui se rassemblèrent à
Christiania entre 1971 et 1972. Considérant Christiania comme une sorte
de Pays imaginaire tout droit sorti d'un roman fantastique de J.M
Barrie24, différentes sources référant au
mouvement des Children's power rappellent que le mot d'ordre de ce
mouvement
21 Cf. « Annexe n°1 - Tableau chronologique
des premiers ministres danois depuis 1968 », Ibid., p.107-108
22 Données communiquées par les
archives du parlement danois (Dansk Folketing). Source :
http://www.ft.dk
23 Ces étudiants ont notamment
occupé les laboratoires de l'université, mais aucun affrontement
direct avec les autorités n'a été à
déplorer. En effet, notons que les manifestants ont
bénéficié d'une certaine écoute de la part du doyen
ainsi que des autorités. L'ouverture d'une nouvelle université
à Roskilde en 1972 à quelques kilomètres du centre-ville,
qui promouvait le développement d'un « enseignement alternatif
», plus démocratique et plus flexible, grâce auquel les
étudiants pouvaient interagir avec les enseignants sur les programmes
enseignés ; est le fruit de cette révolte qu'ont entrepris les
étudiants de Copenhague à la fin des années 1960. Cf. BURG
David F., Encyclopedia of student and youth movements, New York (NY),
Facts on file, 1998, p.55
24 BARRIE James Matthew, Peter Pan et Wendy,
Londres, Hodder & Stoughton, 1911
15
était de « dénonc[er] le
fascisme des adultes »25. Mais bon nombre de ces enfants
livrés à eux-mêmes se retrouvèrent rapidement
confrontés à la dure réalité de la rue et
tombèrent dans la délinquance, la drogue ou la prostitution.
Enfin, au milieu des étudiants en mal de logements et des fugueurs,
notons une importante concentration de jeunes gens se réclamant du
mouvement hippie, un courant de contre-culture apparu au Etats-Unis au
début des années 1960, encore très en vogue dans toute
l'Europe au début des années 1970.
Dans une Utopie, « c'est l'imagination [qui
est] au pouvoir » affirment J. Capdeveille et H.
Rey26. Or, avec ce climat ambiant de défiance
vis-à-vis de l'autorité (ressentie dans le milieu familial par
les fugueurs, dans le cadre universitaire pour les étudiants, ou plus
largement dans la société pour le mouvement hippie), tous les
éléments étaient réunis pour que les pionniers de
cette cité nouvelle créent une société d'un autre
type, qui viendrait révolutionner l'ordre de nos sociétés
traditionnelles : celui que l'anthropologue P. Clastres définit comme la
relation sociale « classique » de «
commandement-obéissance »27. C'est la recherche
d'un sentiment de liberté qu'ont cherché à assouvir les
fondateurs de cette commune alternative, où le rêve de
créer une société meilleure semblait devenu possible. Etre
libre, c'est avoir la capacité de choisir et d'agir sans restriction,
c'est pourquoi nous allons maintenant dresser la liste de trois principes
majeurs qui ont été choisis par les pionniers et procurent
à la commune libre de Christiania son caractère
révolutionnaire :
- elle a aboli la notion de propriété
privée de manière à ce que quiconque ne puisse
exercer de domination économique sur ses semblables. Dès lors, le
christianite devient simple utilisateur de la maison qu'il occupe et il
appartient à une assemblée de résidents de décider
de la répartition des logements inoccupés à
l'intérieur de leur espace de vie ;
- elle a légalisé et normalisé
la consommation de marijuana. Aucun stigmate ne sera exercé sur
celui ou celle qui consomme de l'herbe car elle fait partie intégrante
de la culture de Christiania. Tout un chacun est libre de consommer de cette
drogue considérée comme « douce », à l'inverse
des drogues dites « dures » (notamment l'héroine), qui ont
été bannies de la commune libre en 1979, lors du blocus contre
les junkies28 ;
25 CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300
chiens - Une commune libre, Paris, Alternatives et parallèles,
1978, p.185
26 CAPDEVEILLE Jacques, REY Henri (dir.),
Dictionnaire de mai 68, Paris, Larousse, 2008, p.438
27 CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op. cit., p.10
28 Cf. « A) Du blocus contre les junkies
» in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.25-27
16
- enfin, elle a rendu le pouvoir politique au peuple.
Les christianites vivent dans un univers social où règne
le principe d'autogestion. Cette commune est donc, en théorie,
autogérée par l'ensemble de ses membres qui tous, sans exception,
profitent d'une souveraineté plus étendue que dans la
société « classique » ; si bien que les christianites,
grâce à leurs assemblées, ont un pouvoir de décision
à la fois dans les domaines législatif, exécutif et
judiciaire à l'intérieur de leur espace.
Toutefois, B. Lacroix rappelle dans son ouvrage
consacré aux utopies communautaires issues de la révolte sociale
de mai 68 que « L'histoire vécue de toute communauté
n'est toujours, en fin de compte, que le récit de ses
désillusions »29. Tel serait selon B. Lacroix le
sens inhérent à ces utopies communautaires qui par
définition restent des chimères. Mais Christiania est toujours
là, palpable, les interactions entre christianites se jouent chaque jour
devant nos yeux et il appartient au chercheur de mettre en évidence ce
que P. Clastres qualifie de présence qu'il y aurait dans l'absence.
La question du pouvoir dans une société
supposée sans chef
Le pouvoir est une notion polysémique, chargée
de sens, que P. Braud décline selon trois angles d'approche30
:
- le pouvoir au sens « institutionnaliste
» est synonyme de « gouvernants » et renvoie
à l'idée abstraite d'Etat. Le pouvoir est alors incarné
par un chef d'Etat que l'on oppose traditionnellement aux citoyens. Or,
à Christiania l'idée serait qu'il n'y ait aucun chef, ce qui
permettrait d'éviter la concentration du pouvoir entre les mains d'un
seul, et de prémunir l'institution de la formation d'un ordre
hiérarchique ;
- le pouvoir au sens « substantialiste »
serait quant à lui perçu comme « une sorte d'essence
» dont disposeraient certains individus capables de cumuler du
capital. Cette approche de la répartition du pouvoir signifierait que
ceux qui disposent du pouvoir sont ceux qui sont capables de cumuler du capital
économique, culturel et (ou) social. Dans le cas de Christiania,
l'abrogation de la notion de propriété privée permettrait
au moins à ces individus d'éviter qu'un propriétaire
cumule du patrimoine foncier à l'intérieur de la commune et
exerce sa domination sur le reste du groupe ;
29 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai
68 : histoire sociale d'une révolte, Paris, PUF, 1981, p. 67
30 BRAUD Philippe, « Chapitre 1 - Le pouvoir
», in Sociologie politique, Paris, LGDJ, 2011
17
- Enfin, le pouvoir au sens « interactionniste
» renvoie à la définition de M. Weber qui
délaisse la notion de pouvoir ou « puissance »
(macht) jugée trop « amorphe »31,
et préfère la notion de domination (herrschaft), qu'il
définit comme « la chance de trouver des personnes
déterminables, prêtes à obéir à un ordre de
contenu déterminé »32. Penser les relations
de pouvoir nous amènerait donc à évoquer le concept de
domination qui, d'après les sociologues interactionnistes, est plus
adapté à l'analyse les rapports sociaux dans un univers social
clairement délimitable tel que Christiania. C'est la raison pour
laquelle nous serons amenés à revenir une nouvelle fois sur ce
concept33.
Nous avons dit qu'en fondant leur société
alternative, les christianites ont cherché à créer un
ordre nouveau, révolutionnaire, qui permettrait à ses membres de
s'affranchir de la conception « classique » du pouvoir de nos
sociétés occidentales, que P. Clastres définit comme la
relation sociale de « commandement-obéissance
»34. Or, si nous reprenons la citation de l'anthropologue
français, même dans une société supposée sans
chef telle que Christiania, la question du pouvoir doit être posée
et tout porte à croire que les trois sens de la notion de pouvoir dont
nous venons de dresser la liste, pourront être mis en évidence
dans cet espace politique au centre duquel se jouent des relations sociales.
La méthode employée sur le
terrain
Ce travail de recherche s'inscrit dans la continuité
de ce qui a été réalisé l'année
dernière dans le cadre du mémoire de Master 1. Il s'agit d'un
travail qualitatif, de type ethnographique réalisé sur une
période assez courte pour ce type de travail, qui demande une
présence continue et un travail intensif sur le terrain. Il m'a
été possible de rester deux mois sur le terrain entre les mois de
mars et avril 2012, une période à laquelle peuvent s'ajouter les
deux semaines passées à Christiania dans le cadre du
mémoire précédent. Durant cette période, j'ai eu la
possibilité de me rendre quotidiennement à Christiania pour
réaliser mon travail d'observation, chercher à m'intégrer
au groupe dans la mesure du possible, réaliser des
31 D'après M. Weber, la notion de pouvoir
ou « puissance » (macht) est jugée comme «
sociologiquement amorphe », c'est-à-dire qu'elle n'est pas
suffisamment précise pour être applicable à une
réalité sociale : « le pouvoir est toute chance de faire
triompher, au sein d'une relation sociale, sa propre volonté, même
contre des résistances ; peu importe sur quoi repose cette chance
». Cf. WEBER Max, Economie et société, op.
cit., p.95
32 Cf. « § 16 Puissance, domination »,
in WEBER Max, Economie et société, op.
cit., p.95
33 Cf. « C) Une relation de domination
», in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.63-68
34 CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op. cit., p.10
18
entretiens ethnographiques, collecter des documents bruts et
de données bibliographiques soit aux archives de Christiania, soit
à la Bibliothèque Royale (Det Kongelige Bibliotek) de
Copenhague.
Au terme de ces deux mois passés à Copenhague,
où j'ai pu entretenir un contact quotidien avec les christianites, dix
entretiens ethnographiques ont été réalisés avec
des personnes rencontrées par le passé (Kirsten, Morten, ou
Astérix35) avec lesquels j'ai pu approfondir les entretiens
(analyse des trajectoires) ; mais aussi avec des individus rencontrés
durant mon dernier séjour au Danemark. Tous ces entretiens sans
exception ont été mobilisés pour la réalisation de
ce mémoire, ce qui permet de baser ce travail d'analyse sur des sources
plus variées que l'année dernière, et donc de croiser
certaines données recueillies auprès des différents
enquêtés. Leur grande majorité a été
réalisée à partir de la même grille d'entretien, ce
qui facilite la comparaison des données36. Même si
chaque entretien est différent, j'ai toujours adopté la
même ligne de conduite à l'approche d'un rendez-vous avec un
christianite : me rendre à ces rendez-vous en gardant pour objectif de
réaliser des entretiens semi-directifs : laisser la personne s'exprimer
sur différents thèmes préparés dans la grille de
questions tout en évitant de s'en éloigner.
Enfin, l'échantillon de christianites
interrogés est composé d'une tranche d'âge assez
homogène (de quarante-cinq à soixante-huit ans) et la plupart de
ces individus peuvent être classés dans la catégorie des
activistes. Il s'agit d'un terrain assez complexe, où il est souvent
déconseillé de s'adresser aux individus liés au trafic de
drogue, ce qui nous impose des limites à ne pas dépasser, et
explique cette relative homogénéité des personnes
rencontrées. Toutefois, nous verrons que l'analyse des trajectoires
personnelles révèle que certains de nos enquêtés
fréquentent ou ont fréquenté ce milieu criminel, une
mobilité entre ces deux groupes antagonistes n'est pas à exclure,
ce qui nous offre donc une relative diversité de profils et cela donne
plus de profondeur à l'analyse.
Description de la problématique et des
hypothèses
Christiania est une organisation politique singulière
dont nous allons chercher à décrire les caractéristiques
à travers la question du pouvoir. Le pouvoir politique est,
d'après P. Clastres, « une nécessité
inhérente à la vie sociale »37, même
dans les sociétés les plus archaïques. Il est donc
impossible de penser la société sans le pouvoir, qu'il s'agisse
du
35 Dont les noms apparaissent dans le mémoire
de master 1.
36 Cf. « Exemple-type de la grille de questions
- Entretien ethnographique avec un christianite », p.185-186
37 CLASTRES Pierre, La société des
individus, op. cit.., p. 21
19
peuple nilote du Sud-Soudan observé par E.E
Evans-Pritchard dans les années 193038 ou de nos
sociétés occidentales considérées comme les
sociétés les plus abouties. Ainsi, dans la mesure où le
pouvoir politique est universel, notre problématique consistera
à nous demander quelle est la nature du pouvoir à Christiania
(origines et transformations)?
Ensuite, cette variable qu'est la nature pouvoir, est un
paramètre mesurable qui nous permettra de tester les trois
hypothèses que nous allons maintenant développer. Celles-ci nous
permettront de définir la trajectoire d'évolution de cette forme
politique originale, ce qui ouvrira d'autres perspectives sur la
thématique des utopies communautaires. P. Clastres a insisté sur
l'importance de savoir définir et différencier les modèles
de pouvoir politique qui varient selon le type de société que
l'on observe. Ainsi, l'anthropologue français explique qu'il faut savoir
se détacher de l'ethnocentrisme qui tend à définir toutes
les sociétés (aussi archaïques et lointaines soient elles)
à partir du même modèle de pouvoir politique qui est le
nôtre: le modèle de « commandement-obéissance
»39. Aussi, si nous considérons Christiania comme
une société alternative qui cherchait en 1971 à
s'émanciper de la société dite « classique »,
à caractère hiérarchique et autoritaire, au moyen d'une
institution qui a su se pérenniser dans le temps, quel est le
modèle de pouvoir politique à Christiania ? Les pionniers
sont-ils parvenus à forger leur propre modèle et surtout à
le maintenir jusqu'à aujourd'hui ?
Afin de traiter cette question, nous proposons trois
idéaux-types qui, à première vue, sont autant de
trajectoires envisageables pour une communauté telle que Christiania
:
? Première hypothèse :
utopie communautaire de rupture ou « commune de rupture
»40
Société « classique »
![](Le-pouvoir-dans-l-institution-Essai-d-anthropologie-politique--Christiania3.png)
Société à contre-courant dont les membres
sont étiquetés comme déviants. Commune marginale et
isolée.
Dans le premier chapitre de son ouvrage, intitulé
L'utopie communautaire : l'expérience d'un échec, B.
Lacroix41 reprenait l'idée de R.P Droit et A. Gallien, qui
disait qu'il existe deux types de communes à caractère utopique :
les « communes de combat » orientées vers un
témoignage politique et les « communes de rupture »
qui, quant à elles,
38 EVANS-PRITCHARD Edward Evan, Les Nuer -
Description des modes de vie et des institutions politiques d'un peuple
nilote, Paris, Gallimard, 1994 [1937]
39 CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op. cit., p.10
40 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai
68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p. 20
41 Ibid., p. 20
20
prônent une rupture avec la société «
classique », dans lesquelles leurs fondateurs sont
déterminés à réinventer la vie en
société. Cette orientation radicale du projet communautaire, nous
avons essayé de l'illustrer dans le schéma ci-dessus, qui
matérialise assez bien le caractère à contre-courant de
ces sociétés. C'est certainement dans ce premier modèle
que la formation d'un nouveau type de pouvoir politique est envisageable car,
comme ces deux flèches l'indiquent, un groupe formé d'individus
ayant des velléités à créer un contre-courant
à la fois politique et culturel, est probablement le plus enclin
à s'émanciper du modèle d'origine de la
société « classique ». Par exemple, dans le cas d'une
utopie communautaire fondée dans nos sociétés
occidentales, cela peut se traduire par un retour à «
l'état embryonnaire », une société sans
Etat, un ordre anarchique caractérisé par l'absence
d'institutions et donc de règles. Ce type d'expérience
communautaire aurait donc des vertus archaïsantes et ne semble possible
que dans la mesure où ses membres décident de rompre totalement
avec la société dont ils sont issus. Toutefois, cette option
apparaît difficilement envisageable car les individus qui la composent
ont été socialisés dans leur société
d'origine, et la probabilité que des individus renoncent totalement aux
« schèmes d'actions »42 acquis par le
passé est très faible. A moins qu'il s'agisse d'une secte
totalement isolée ayant la capacité économique de vivre en
autarcie43.
? Deuxième hypothèse :
utopie communautaire de contestation politique ou « commune de combat
».
Société « classique »
Société alternative considérée
comme déviante
Cette seconde hypothèse semble plus facilement
applicable à notre objet d'étude car elle concerne les projets de
vie collective orientés vers une contestation politique. Or, nous savons
que les origines de Christiania sont liées au mouvement des squatteurs
appelé Slumstormere, qui rassemblait des jeunes gens
défendant des convictions clairement affirmées : celles du «
droit à la ville ». Très nombreux à partir de mai 68,
les « squats
42 LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts
de l'action, Paris, Armand Colin, 2001, p.130
43 A première vue, compte-tenu de la
situation géographique (située en plein coeur d'une capitale
européenne) et du caractère « ouvert » de Christiania,
dont les frontières sont constamment ouvertes à tous (sauf pour
les « bannis », nous y reviendrons), de même que Christiania
n'est pas économiquement autonome ; cette première
hypothèse paraît difficilement applicable à notre cas.
21
politiques » fleurissaient un peu partout dans
les grandes villes occidentales et entendaient créer des «
micro-communautés libertaires » dénonçant
les valeurs du « capitalisme productiviste occidental
(propriété, travail, individualisme, autorité)
»44, animé par un sentiment anti-autoritariste et
la volonté de contester l'ordre bourgeois. Se situant moins en rupture
avec la société classique que les communes à
contre-courant évoquées plus haut, ces projets de vie collective
se sont inspirés des principes autogestionnaires du « socialisme
utopique » du XIXe siècle notamment énoncé par P-J.
Proudhon, favorisant la participation active des individus à la vie
politique, et réfutant notamment l'idée de hiérarchie et
de représentativité politique. Seulement, cet équilibre,
difficile à maintenir, n'est possible qu'à la seule condition que
l'ensemble des forces qui composent le groupe parviennent à se
neutraliser, ce qui permet de conserver l'ordre établi (ce qui explique
que les deux courbes restent parallèles).
? Troisième hypothèse :
utopie communautaire soumise à un redressement vers la norme.
Société « classique »
![](Le-pouvoir-dans-l-institution-Essai-d-anthropologie-politique--Christiania4.png)
Société alternative soumise à un
phénomène de normalisation
Cette dernière hypothèse suppose que le projet
collectif n'a pas su maintenir l'équilibre évoqué dans la
deuxième hypothèse : ce qui expliquerait que la balance du
pouvoir a penché en la faveur d'un ou plusieurs individus. L'ordre
institutionnel alternatif qui a été institué (le moyen)
n'a pas permis à l'ensemble du groupe de s'émanciper du pouvoir
politique traditionnel des sociétés occidentales, à
caractère hiérarchisé et autoritaire de type «
commandement-obéissance »45. Ainsi, la fin, qui
consistait à maintenir un espace d'autogestion, un lieu d'expression des
libertés individuelles sans hiérarchie ni violence est, et
restera un idéal inatteignable, c'est-à-dire une utopie
communautaire. Ainsi, les individus évoluant dans ce projet utopiste
peuvent aussi bien être conscients de ce dur retour à la
réalité comme ils peuvent continuer à croire, de
manière assez illusoire, que ces principes utopistes sont toujours
d'actualité.
44 « Squat » in CAPDEVEILLE Jacques, REY
Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, op. cit., p.390
45 CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op. cit., p.10
22
Ce qui différencie ces trois modèles est la
capacité qu'ont ces projets communautaires à s'écarter de
la forme de pouvoir politique caractérisant la société
traditionnelle, soit en prenant une orientation contraire qui s'expliquerait
par un rejet total de l'ordre établi dans nos sociétés,
soit par un projet alternatif développant des valeurs et des normes
différentes mais ne rompant pas totalement avec la société
traditionnelle, soit un projet de vie collective présentant des
caractéristiques similaires à la seconde hypothèse, mais
n'ayant pas su maintenir leur modèle de société originel
et tend progressivement à revenir vers la norme, c'est-à-dire
vers les règles fixées par la société
traditionnelle.
Ce retour à la norme est visible et nous pouvons
d'ores et déjà avancer l'idée que Christiania se situe
quelque part entre ces trois modèles. C'est pour cette raison que nous
allons essayer de définir la nature du pouvoir à Christiania,
à travers les deux grands axes qui suivent : la première
partie de ce mémoire sera consacrée à la
description de la forme d'organisation politique de Christiania, expliquer les
origines de cet ordre institutionnel singulier et définir la
manière dont ce système permet un partage plus équitable
du pouvoir. Puis, nous glisserons doucement de la théorie vers la
pratique puisque la seconde partie consistera à
décrire la manière dont ce système se traduit au
quotidien, aussi bien dans les rapports sociaux que dans les pratiques
institutionnelles.