Dans son ouvrage consacré aux utopies communautaires,
B. Lacroix explique en quoi ces projets de vie collective sont voués
à l'éclatement : « le projet de vie
communautaire est voué à manquer de l'institutionnalisation dont
il ne peut se passer pour avoir quelques chances de survivre et sa dynamique
l'enferme dans une insoluble contradiction »318. Cette
dynamique menant à l'éclatement de la communauté
semble avoir été évitée par les christianites qui
ont su amorcer un processus d'institutionnalisation, que nous pouvons
considérer comme crucial si les membres de ce projet collectif voulaient
avoir une chance de voir leur communauté se pérenniser. Autrement
dit, l'institutionnalisation serait un mal nécessaire permettant de
stabiliser le groupe dans un cadre institutionnel doté de croyances et
de normes qui permettent d'assurer la longévité de la
communauté. De plus, l'auteur ajoute que quand bien même la
communauté parviendrait à atteindre ce niveau
d'institutionnalisation, au lieu de trouver « une
société libérée », ses membres y
trouveraient qu'un « panoptique institutionnalisé
»319 dans lequel les individus reproduisent de
manière plus ou moins consciente l'ordre institutionnel « classique
» reposant sur l'idée de hiérarchie, de contrainte et de
coercition. C'est ce qui expliquerait selon B. Lacroix que, confrontés
à la désillusion de l'expérience communautaire, ses
membres décideraient de se séparer, ce qui entraînerait
l'éclatement de la communauté.
Or, tout porte à croire qu'à Christiania cette
désillusion a bien été réelle car les pionniers ont
vite réalisé que leurs idées révolutionnaires
posaient problème : avec l'Etat danois tout d'abord, du fait de leur
choix d'abolir de la propriété privée sur un terrain
qu'ils squattaient, ou encore d'y développer des pratiques
déviantes telles que l'usage et le trafic de marijuana ; mais nous
relevons également des problèmes internes, liés à
leur conception de la démocratie et à leur répartition
supposée équitable du pouvoir. Tous ces problèmes trouvant
leurs origines à la fois à l'intérieur et à
l'extérieur de la communauté, auraient pu conduire les
christianites à renoncer à ce projet communautaire. Mais force
est de constater que la commune supposée « libre » est
toujours bien là, présente au coeur de la capitale danoise
après plus de quarante années de lutte pour « sauver
Christiania ». Maintenir cette communauté a été
possible grâce à son institutionnalisation et c'est au prix d'une
centralisation du pouvoir et du renoncement à une grande partie de leur
capacité d'autogestion que les christianites
318 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op.cit., p. 66
319 Ibid., p. 64
166
peuvent encore aujourd'hui vivre dans leur microcosme social.
Cette forme d'altruisme que nous évoquions en première partie
pour expliquer le fait que les membres de cette petite société
renoncent à une grande partie de leur pouvoir pour le salut de leur
communauté, n'est pas sans conséquences sur leur quotidien. Car
laisser se former un tel appareil bureaucratique implique une
délégation du pouvoir entre les mains des agents bureaucratiques
qui, comme nous avons pu le voir à travers quelques exemples, ont la
capacité d'exercer une contrainte morale voire physique sur le reste de
la communauté au nom de leur statut d'agent défendant les
intérêts de l'institution. Ce n'est qu'à travers leur
statut de fonctionnaires supposés maintenir l'ordre et les valeurs
communautaires, que les membres de cette minorité dirigeante ont le
pouvoir d'exercer une forme de contrainte très concrète sur la
majorité dominée, en leur imposant d'adopter un comportement
institué et accepté par l'ensemble de la communauté (ex.
payer l'impôt communautaire).
Le constat de ce glissement progressif vers un pouvoir
central nous a ouvert d'autres perspectives pour réfléchir sur la
nature du pouvoir dans cette institution, ce qui nous amène à la
seconde partie consacrée à l'analyse du pouvoir dans les rapports
sociaux et les pratiques institutionnelles. Cette approche plus « micro
», car davantage axée sur des cas individuels analysés
à partir de sources ethnographiques, constitue une série
d'éléments qui confirment que la nature du pouvoir à
Christiania se définit effectivement selon le modèle «
classique » de la relation « commandement-obéissance
» telle que la décrit P. Clastres320 ; et que, loin
de s'être émancipée de la conception « classique
» du pouvoir dans la société, nous retrouvons dans cet
espace de co-présence des relations sociales similaires à la
société « classique ». En effet, il y a une
différence notable entre la fonction initiale de l'institution et ce qui
est latent, c'est-à-dire les attentes sous-jacentes des individus qui,
en devenant membres de cette institution, ambitionnent
généralement d'améliorer leur sort en ajustant leurs
positions en fonction de ces attentes. Certes, nous avons pu constater que la
fonction initiale de la commune libre était d'y réaliser une
expérience sociale alternative, bannissant toute contrainte et toute
hiérarchie liées à l'ordre institutionnel « classique
», en y proclamant des principes révolutionnaires notamment
inspirés des théories de P-J Proudhon. Toutefois, à mesure
que nous progressions dans notre analyse, nous nous sommes aperçus que
derrière cet ordre institutionnel orienté vers un idéal
assurant notamment un meilleur partage du pouvoir, se cachent des individus
qui, bien qu'adhérent - en théorie - pleinement à ces
principes
320 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., p.10
167
institutionnalisés, se positionnent naturellement dans
l'institution, prennent le jeu à leur compte de manière à
améliorer leurs positions respectives.
Dans cette mesure, force est de constater que le cas de
Christiania ne fait pas exception : Christiania est bien soumise à la
« loi d'airain de l'oligarchie » que le sociologue
élitiste R. Michels321 décrit comme le
phénomène inhérent à toute organisation. Quand bien
même il serait inscrit dans les gênes de l'institution des valeurs
révolutionnaires qui consisteraient à abolir la hiérarchie
ainsi que la relation sociale de la société « classique
» que P. Clastres définit comme «
commandements-obéissance », l'ordre institutionnel tend
naturellement à la formation d'une hiérarchie et à une
répartition inégale du pouvoir entre les individus. Nous avons vu
avec l'exemple de Britta que le positionnement de l'individu dans
l'institution, qui s'opère lors de son processus d'intégration
peut s'avérer déterminant ; mais nous avons également pu
constater à travers la trajectoire de Joker que la distribution des
rôles n'est pas figée et qu'une mobilité entre les
différents groupes identifiés grâce à la typologie
d'A. Conroy est possible. Prendre le jeu à son compte dépend donc
de la capacité qu'aurait un individu à appréhender l'ordre
institutionnel dans lequel il évolue et à adapter son rôle
en fonction des situations auxquelles il est confronté. Cette
acuité permet à des individus tels que Joker qui, bien que ne
disposant pas d'importantes ressources, parviennent à tirer leur
épingle du jeu et peuvent occuper une position relativement confortable
dans l'institution.
Par ailleurs, nous relevons d'autres formes de calculs
pouvant être opérés par les christianites disposant de
ressources relativement importantes. Certains de ces individus appartenant
à la classe supérieure de Christiania se rassemblent et forment
une élite bureaucratique, qui trouve sa légitimité dans la
simple énonciation des problèmes inhérents à cette
forme d'organisation que nous avons décrits dans la première
partie du mémoire. Dans cette classe dominante ou « direction
administrative »322, nous retrouvons des individus dont
les profils correspondent aux « active sympathizers » qu'A.
Conroy définit comme ceux qui portent tout le poids de la commune sur
leurs épaules. Seulement, nous avons pu apercevoir que l'activisme
politique comporte d'importants risques pour la démocratie à
Christiania : cette élite bureaucratique prend l'apparence d'une caste
fermée estimée à une vingtaine d'individus par
Astérix, qui parvient à se reproduire et à consolider
leurs positions respectives.
321 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit
322 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements
», in WEBER Max, Economie et société, op.
cit., p. 88
168
A l'instar des pushers ou « passive
opportunists » qui exercent un pouvoir d'injonction, les activistes
les mieux positionnés dans la pyramide institutionnelle de Christiania
exercent un autre type de violence, pouvant être tout aussi
préjudiciable pour le reste du groupe : un pouvoir de persuasion.
Contrairement aux attentes, notre analyse montre que ce n'est pas
nécessairement dans la violence exercée par les pushers
que nous pouvons trouver un danger pour l'équilibre de la commune, mais
ce danger peut également se trouver chez les activistes les plus
dominants qui, sous couvert de leur fonction censée assurer l'avenir de
la communauté, certains esprits motivés peuvent agir de
manière intéressée pour satisfaire leur soif de pouvoir.
En d'autres termes, la satisfaction des intérêts personnels
apparaît donc plus forte que les croyances auxquelles les
institués adhèrent en devenant membre de l'institution ; et aussi
grande soit la capacité de celle-ci à influencer les modes de
pensée et les comportements de ses membres, l'individu possède
toujours une indépendance relative à partir de laquelle il se
réapproprie les normes et les valeurs auxquels il a
adhéré, pour tirer des rétributions grâce à
son appartenance à l'institution.
Comme en attestent les deux schémas de l'ordre
institutionnel de Christiania, le premier étant le fruit de nos travaux
précédents, le second résultant de notre deuxième
enquête de terrain, le regard que nous portons sur la commune libre a
évolué : l'idée de hiérarchie à Christiania
est bien réelle et il nous a même été possible
d'identifier un chef de communauté, en la personne d'Hulda, dont
l'omniprésence au sein du groupe de contact et le caractère
inamovible et infaillible que nous avons pu relever dans son discours nous
permettent de tirer ces conclusions. Bien entendu, notre regard porté
sur la fonction qu'elle exerce n'est nullement destiné à en faire
la critique, mais cela nous a permis de vérifier l'hypothèse de
R. Michels sur notre objet d'étude : même si Hulda n'est pas
officiellement reconnue que le chef de Christiania, tous les
éléments lors de nos observations sur le terrain, le discours
d'Hulda ainsi que celui de son entourage, montre qu'elle en possède
toutes les caractéristiques. C'est à partir de cette conclusion
que nous renvoyons le lecteur à la citation de P. Clastres, pour qui la
société sans pouvoir n'existe pas, qu'il est même une
nécessité inhérente à tout groupement humain. Dans
le cas de Christiania, nous n'avons jamais nié le fait que le pouvoir
est une notion avec laquelle les christianites doivent composer, mais il
apparaissait nécessaire de nous demander si le caractère
supposé alternatif de cette société permettrait à
Christiania de s'émanciper de la conception « classique » du
pouvoir. L'état actuel de nos recherches montre qu'il n'en est rien car
Christiania correspond à l'hypothèse n°3 : il s'agit d'un
espace de co-présence qui a nécessité des ajustements
institutionnels qui tendent à modifier profondément les
aspirations révolutionnaires initiales pour un ordre institutionnel
reproduit à partir de
169
l'ordre « classique » des sociétés
occidentales. En outre, notre cheminement nous permet d'avancer l'idée
que le statut de chef de communauté incarné par Hulda serait la
présence signalée par P. Clastres « dans
l'absence »323, tant lors de notre enquête de
terrain il nous a maintes fois été répété
qu'il n'y a pas de chef à Christiania.
L'étude des « stades d'évolution
»324 de la société alternative de
Christiania montre donc qu'elle a été soumise à un
processus de bureaucratisation jugé nécessaire au maintien de la
commune. Mais la bureaucratie n'est est pas moins un instrument de pouvoir, qui
permet aux membres de cette direction administrative considérés
comme légitimes de monopoliser le pouvoir politique tout en ayant la
possibilité de contraindre la masse dans un souci de rationalité
(ex. de la liste des `mauvais payeurs' publiée dans UGESPEJLET
par la secrétaire du bureau de la construction). Seulement, ces
pratiques exécutées par les fonctionnaires de Christiania sont,
du point de vue des esprits les plus critiques tels que Morten et
Astérix, contraires aux principes antiautoritaires dictés par les
pères fondateurs de la communauté. C'est pourquoi nous trouvons
dans le discours de Morten des propos très critiques envers ceux qu'il
qualifie de « pousse-papiers », une tâche qui d'après
lui devrait revenir à l'ensemble des christianites. Mais revenir aux
principes d'autogestion paraît tout à fait impossible, et
Astérix voit en la forme actuelle que prend l'institution un avenir
funeste qui l'amène aujourd'hui à envisager
l'exit325: d'après lui, Christiania serait soumise
au phénomène de « dégénérescence
bureaucratique »326 tel que définissait L. Trotsky
dans ses critiques acerbes envers l'Etat stalinien des années 1920. Bien
entendu, même si la critique d'Astérix peut le laisser entendre,
Christiania n'est pas une dictature. Mais ce témoignage reflète
bien « la désillusion »327 que peut
ressentir le communard qui a vu cette expérience communautaire
naître dans une forme bien précise, puis se métamorphoser
pour aujourd'hui présenter un cadre institutionnel ayant perdu son sens
initial.
323 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., p.21
324 ELIAS Norbert, « La transformation de
l'équilibre `nous-je' », in La société des
individus, op.cit., p. 205-301
325 HIRSCHMAN Albert Otto, Exit, Voice, Loyalty. Responses
to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1970
326 « Trotsky », in CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri
(dir.), Dictionnaire de mai 68, op.cit., p.421
327 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op.cit., p. 67
170
Enfin, la mise en évidence de la désillusion de
l'expérience communautaire n'est pas une fin en soi ; tel est le sens
après tout de l'utopie communautaire. Mais Christiania est, encore
à l'heure actuelle, digne d'intérêt car il s'agit d'une
organisation politique présentant des caractéristiques propres
qui permettent, comme nous l'avons vu dans ce mémoire de recherche, de
nous interroger sur des questions liées à la théorie de la
démocratie. La commune libre est un puits comportant des ressources
encore insoupçonnées que le chercheur se doit de mettre à
jour. C'est pourquoi à l'heure où les représentants de la
commune libre collectent l'argent nécessaire au rachat du terrain, ce
qui signifierait la reconnaissance de Christiania en tant que communauté
autonome ; il serait opportun d'analyser les échanges entre Christiania
et la municipalité de Copenhague, et plus précisément
comment la municipalité parvient-elle à intégrer dans
le milieu politique local cette communauté revendiquant des
caractéristiques si particulières ?