Nous savons qu'il ne faut généraliser la
docilité des dominés à l'ensemble du groupe car à
l'intérieur de cette communauté subsistent des personnes qui
refusent encore d'admettre la légitimité de cet ordre
bureaucratique. Par exemple, nous avons déjà cité dans la
sous-partie consacrée à « la domination par l'activisme
politique », les propos orduriers employés par Joker à
l'égard des membres du groupe de contact qu'il jugeait comme s'octroyant
une « autorité artificielle », donc illégitime. Mais
nous allons maintenant nous concentrer uniquement sur les propos tenus par
Astérix, qui a pris le temps de préciser le fond de sa
pensée en nous livrant son analyse du processus de bureaucratisation de
Christiania. Aujourd'hui âgé de soixante-quatre ans, il fait
partie des pionniers qui ont vu l'institution grandir et se bureaucratiser.
Malgré les années qui passent, Astérix affirme toujours
croire en un anarchisme qu'il décrit de manière assez
libérale294 et assiste aujourd'hui, impuissant, au processus
de bureaucratisation auquel est soumise sa communauté.
294 Voici la définition de l'anarchie que nous donne
Astérix lors de notre premier entretien : « In Christiania, I
mean... We are, we are liberal in Christiania but people don't think we are,
but we are! In a way, it's functioning very liberal. I mean, enjoy your own
rights! Because it's going on to the capitalistic system, and the way that
people make their own decisions, make their own business, is very important.
»
152
? Extrait du carnet de terrain n°7 - notes du
jeudi 5 avril 2012
Lorsque j'ai rencontré pour la deuxième fois
Astérix au café Woodstock situé à Pusher Street
où il m'avait donné rendez-vous pour le petit-déjeuner, je
cherchais à en savoir un peu plus sur les origines d'inspiration
anarchiste de Christiania et nous évoquions la possibilité
qu'à une époque, certains christianites auraient
été influencés par l'anarcho-communisme. Alors,
Astérix me corrigea en affirmant que si un parallèle devait
être fait entre Christiania et l'histoire de l'ex-URSS, c'est le
stalinisme qu'il fallait évoquer tant l'ordre bureaucratique domine
aujourd'hui la masse à Christiania :
Astérix: «Yeah, this is rather
like a small way... of stalinism.»
_ «Ok. But then it would mean it's more like
marxism. But if you take Kropotkin and Bakunin ideologies, they didn't like
authorities. As you do.»
Astérix: «Yeah.»
_ «Then it would be more like...»
Astérix: «No, but the way
Christiania is slowly going in the way, with rules and so on, as they did in
the old days with Stalin.»
_ «Then if I understand well, from you point of view
Christiania is less and less anarchist.»
Astérix: «Yeah! Yeah-yeah,
absolutely.»
D'après lui, le courant libéral des
idéaux anarchistes, tels que nous les développions dans la
première partie notamment consacrée à l'idéal
d'autogestion295 développé par les pionniers, laisse
aujourd'hui place à la mainmise des agents bureaucratiques sur les
affaires communes, si bien que les christianites n'ont plus accès
à la prise de décisions et se voient contraints de renoncer
à leurs droits démocratiques. De plus, cette bureaucratie est
également la cause de la démultiplication de règles
institutionnelles auxquelles les institués - anarchistes ou non - sont
contraints de se plier au nom de leur adhésion à ce
système de normes. Jusqu'ici, ses propos n'apportent rien de plus
à notre réflexion ; mais la suite de son discours mérite
que nous nous y attardions, tant la comparaison qu'il poursuit entre
Christiania et l'histoire de l'Union soviétique (et plus
précisément au durcissement autoritaire auquel a
été soumis la Troisième Internationale dans les
années 1920 avec l'arrivée de J. Staline à la
tête
295 Rappelons que même si P-J Proudhon n'était
pas anarchiste mais socialiste, sa définition de l'anarchie renvoie
directement au self-government, soit le principe d'autogestion
à partir duquel les pionniers de Christiania se sont inspirés
pour fixer les principes fondamentaux de la commune libre.
153
du parti296) nous éclaire sur la
manière dont il perçoit cette bureaucratie. Avec toute proportion
gardée, c'est dans la façon dont celle-ci a réussi
à s'élever au-dessus de la société et à
prendre durablement le contrôle de l'avenir de cette communauté,
ainsi que les moeurs de ces agents bureaucratiques qui échappent
à tout contrôle, qu'Astérix se permet de faire le
parallèle avec la mise en place de l'Etat stalinien :
«Did you also say `no' to Knud Foldschack's
intervention?» Astérix: «Yes, I was
against that too.»
_ «Because I remember last year you said with Allan
something like: `he is not a christianite, therefore he is not our
lawyer'...»
Astérix: «No-no, there's a
small group who likes to go this way [he obviously points the contact
group], and they have very close relationships to this guy [K.
Foldschack].»
_ «Ok. But last year I've been to the trial at the
Supreme Court. He was representing the entire Christiania, but you said it's
only a small group who decided that, right?»
Astérix: «Yeah, but they're
very good at manipulating.»
_ «So, does it mean that there is a small group
which is dominating and manipulating the rest of the community, and they make
the decisions in Christiania?»
Astérix:
«Yeah-yeah!»
_ «To your point of fiew, how many people are
manipulating the rest of the community, could you give me an
average?»
Astérix: «Maybe twenty-five
or something, that's a very small group of people which is very much sticking
together.»
_ «Then, it's a kind of small elite. I mean
twenty-five persons who are heading the rest of the community, I call it an
elite.»
Astérix: «Yeah! You can say
that, you can say it's an elite. They take advantage of this, they put people
in different places like Stalin did, and it is the same!»
Dans ce second extrait d'entretien, Astérix affirme
avoir exprimé sa désapprobation envers la politique d'ouverture
avec l'Etat pour entamer les négociations par l'intermédiaire de
l'avocat K. Foldschack, qui a été décidée par la
« direction administrative »297. Puis, Astérix
évoque la « domination » et la « manipulation » dont
ces agents sont capables pour gagner la docilité des christianites, qui
semblent avoir fait preuve d'une grande passivité
296 Pour rappel, J. Staline (1879-1953) succède
à V. Lénine (1870-1924) en tant que « secrétaire
général du comité central du parti communiste de Russie
». Il régna d'une main de fer sur l'URSS jusqu'à sa mort, et
imposa son idéologie grâce à un centralisme politique,
l'élimination de tous ses opposants, un culte de sa personnalité,
mais aussi et surtout une « bureaucratie d'Etat » à partir de
laquelle il put exercer sa domination sur la masse. Cf. MONGILI Alessandro,
Staline et le stalinisme, Tournai, Casterman, 1995
297 Cf. « §12 Concept et sortes de groupement »,
in WEBER Max, Economie et société, op.cit., p.
88
154
lorsque cette décision très importante a
été prise (tout comme L. Trotsky décrit l'attitude de la
masse lorsque la bureaucratie de l'Etat stalinien a pris l'ascendant sur la
masse dans les années 1920298). Ici, Astérix cherche
à se démarquer du reste du reste groupe totalement
anesthésié par le discours des dirigeants, et semble vouloir
montrer qu'il n'a pas été dupe lors de la prise de pouvoir des
fonctionnaires situés au plus haut de la hiérarchie. Selon lui,
les signes extérieurs de cette « manipulation » exercée
par ce groupe restreint qu'il estime à une vingtaine de
personnes299 sont perceptibles dans la manière dont cette
petite élite se reproduit, car nous avons vu que l'inamovibilité
du (ou des) chef(s) fait partie de leurs caractéristiques. Or, R.
Michels définit le « népotisme »300
comme l'un des plus grands maux symptomatiques de la tendance oligarchique des
démocraties. C'est probablement cela qui amène Astérix
à comparer cette élite bureaucratique à celle de l'Etat
stalinien qu'à l'époque, L. Trotsky décrivait comme une
« petite bourgeoisie des villes et des campagnes » qui
« s'enhardissait » pour former une « jeune
bureaucratie, formée au début pour servir le prolétariat,
se sentit l'arbitre entre les classes. Elle fut de mois en mois plus autonome
»301. Nous retrouvons dans cette description de la prise
de contrôle par la bureaucratie stalinienne, à peu de choses
près ce que nous avons pu observer en analysant le processus de
bureaucratisation de Christiania.
Tous les éléments sont donc réunis pour
dire qu'Astérix est l'un des principaux instigateurs de la critique du
système bureaucratique de Christiania. Ne craignant pas d'exprimer son
opinion face à cette petite élite très soudée qui
d'après lui monopolise le pouvoir, Astérix nous fait part d'une
petite anecdote qui illustre assez bien le rapport antagoniste qu'il entretient
avec les membres de cette élite :
_«So, you have a kind of Stalin in
Christiania.»
Astérix: «Yeah, I think so. A
group! I think so! Once, I told them my vision of things and the day after they
sent me an advertisement of trotskyism, another way of communism.»
298 L. Trotsky (1879-1940) décrit dans « les
causes sociales [du] Thermidor [soviétique] » comment la
bureaucratie a pris le dessus sur les masses en ex-URSS dans les années
1920. D'après lui, « les masses fatiguées et
déçues n'avaient qu'indifférence pour ce qui se passait
dans les milieux dirigeants ». Cf. TROTSKY Léon, La
révolution trahie, Paris, Les éditions de minuit, 1963
[1936], p. 99.
299 Si nous tenons compte du fait que le groupe de contact
est composé de onze personnes, nous pouvons supposer que la dizaine de
personnes manquantes qu'Astérix inclus dans ce groupe restreints de
dominants, occupent ou ont occupés des postes assez élevés
dans la hiérarchie institutionnelle de Christiania (groupe de contact,
le conseil d'administration de la fondation Christiania, ou bien même le
bureau de l'économie). Mais ceux-ci peuvent aussi comprendre des
leaders charismatiques ne faisant pas officiellement partie de
l'administration, tel que Nils Vest, dont nous avons décrit le profil
dans le chapitre précédent.
300 R. Michels définit le « népotisme
» comme le fait que « le choix des candidats dépend
presque toujours d'une petite coterie, formée des chefs et sous-chefs
locaux, imposant au gros des camarades des candidats qui leur agréent
».Cf. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.
74.
301 TROTSKY Léon, La révolution trahie, op.
cit., p. 87.
155
_ «Oh really?»
Astérix: «They sent me a
lot!» (He laughs)
_ «Ok, they sent you this as a joke. It was like a
joke, but anyway they sent it to you...»
Astérix: «No, they said:
`we aren't Stalinists, we are something else. But we're still communists'.
»
Cette anecdote, qui de prime abord n'a pas beaucoup
d'importance, montre tout de même à quel point cette petite
élite bureaucratique peut être réactive face aux critiques
exprimées par quelques esprits contradictoires. Ici, Astérix
explique qu'après leur avoir donné sa « vision des choses
», il a vu sa boîte aux lettres submergée par une grande
quantité de tracts ou de documents faisant référence au
trotskysme. Notre enquêté, qui avec le recul relate les faits sur
un ton amusé, explique que cette démarche initiée par ses
opposants devait lui faire comprendre que les membres de cette direction
administrative n'étaient pas stalinistes mais trotskystes. Ces deux
courants de pensées sont traditionnellement adossés l'un à
l'autre puisque le second a consacré une partie de ses écrits
à faire la critique du stalinisme, ce qui lui a valu l'exil puis la
mort302. Ainsi, nous pouvons estimer que la démarche
initiée par les membres de cette élite bureaucratique qui vise
à affirmer qu'ils étaient trotskystes et non stalinistes,
était d'une certaine manière le meilleur moyen de se
défendre d'avoir réussi un « Thermidor soviétique
»303 à Christiania, tout en réaffirmant
qu'ils restaient au service des christianites. Enfin, cette méthode peut
être considérée comme une provocation, voire un acte
d'intimidation initié par les membres de cette élite qui ont cru
bon de réaffirmer leur dévouement pour la masse, tout en
utilisant un procédé digne de la « Police de la
Pensée » telle que l'a imaginé G. Orwell dans l'univers
totalitaire d'Océania304, qui rappelle les
302 C'est depuis la Norvège ou il s'était
réfugié que L. Trotsky a publié La révolution
trahie en 1936. Puis c'est en 1940 à Mexico qu'il a
été assassiné par un agent de Staline. L'histoire retient
que cet assassinat eut lieu en représailles après les critiques
très vives qu'il a publié sur l'Etat stalinien.
303 Le « Thermidor soviétique » est
une expression de L. Trotsky qui signifie la « victoire de la
bureaucratie sur les masse ». Le « chantre de la
révolution permanente » (O. Nay, 2007) emprunte ce mois du
calendrier républicain français car il s'inspire de la
révolution de 1789 à l'issue de laquelle il explique que les
Thermidoriens ont pris le dessus sur les jacobins. Selon L. Trotsky, toute
révolution est succédée par une contre-révolution :
suite à une première impulsion venue de la masse pour renverser
le pouvoir, c'est ensuite la « grande bourgeoisie » qui monopolise le
pouvoir au moyen d'une bureaucratie qui se met en place, dont le régime
autoritaire exclut la masse du pouvoir. Cf. « Les causes sociales de
Thermidor » , in La révolution trahie, op.cit., p.99-107.
304 Dans le roman de G. Orwell, la « Police de la
Pensée » est un dispositif de surveillance permettant au
dirigeant incarné par Big Brother de contrôler de manière
très étroite la pensée des habitants d'Océania.
Pour cela, l'Etat a instauré un régime de terreur et compte sur
la délation ainsi que sur tout un dispositif de surveillance (tel que le
télécran) pour maintenir son régime de propagande. Winston
Smith, le personnage principal de cet ouvrage, cherche notamment à
échapper à la Police de la Pensée. Cf. ORWELL Georges,
1984, op. cit.
156
pratiques totalitaires entreprises par l'Etat gendarme de
Staline, que Trotsky ne manque pas de faire la critique.
« Le régime soviétique a
incontestablement eu dans sa première période un
caractère beaucoup plus égalitaire et moins
bureaucratique qu'aujourd'hui. » TROTSKY Léon, La
révolution trahie, op.cit., p.105
Dans cette oeuvre, L. Trotsky se place en tant qu'observateur
de la métamorphose du régime soviétique, qu'il
décrit sur un ton très critique. Cet extrait peut certainement
être considéré comme une observation faite par le
théoricien marxiste sur le passage entre deux « stades
d'évolution »305 de la société
soviétique : d'un bolchevisme conquérant depuis la
révolution d'octobre 1917 favorisant le prolétariat à la
bureaucratie d'Etat instaurée par le régime stalinien qui
favorisait la prise de pouvoir par la bourgeoisie. Ainsi, si nous nous
plaçons d'un point de vue trotskyste, nous pouvons résumer ce
parallèle entre l'histoire du régime soviétique des
années 1920 et Christiania, qui ont tous deux été
confrontés au phénomène de «
dégénérescence bureaucratique
»306, car les masses ont été contraintes de
se soustraire à la domination d'une élite bureaucratique.
C'est ici que nous arrêterons la comparaison entre le
processus d'évolution de Christiania lors des quarante dernières
années et celui de l'Union de soviétique des années 1920.
Même si les christianites ne vivent en aucun cas dans un régime
totalitaire, force est de constater que le parallèle est possible entre
la monopolisation du pouvoir par les fonctionnaires de cette petite commune
alternative, et la formation d'une bureaucratie d'Etat lors de l'arrivée
au pouvoir de J. Staline dans les années 1920. Nous avons jugé
pertinent de développer cette comparaison avec l'Etat stalinien car elle
provient d'un témoignage recueilli auprès d'Astérix, un
christianite particulièrement critique envers la direction
administrative de Christiania. Évidemment, la comparaison entre un
régime totalitaire et celui de la commune libre est à prendre
avec précaution ; mais nous avons jugé ce détour
nécessaire car les propos tenus par Astérix, qui affirme
ouvertement être contre cet ordre bureaucratique, prouvent l'absence
« d'homogénéisation des modes de pensée
»307 à l'intérieur de l'institution.
Même si l'influence de la bureaucratie est évidente, les
christianites ne sont donc pas sujets à « la formation d'une
conscience morale »308 unique, ce qui laisse place
à la liberté d'expression des esprits les plus fertiles comme les
plus critiques.
305 ELIAS Norbert, « La transformation de
l'équilibre `nous-je' », in La société des
individus, op.cit., p. 205-301 306« Trotsky », in CAPDEVIELLE
Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, op.cit., p.421
307 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, op.cit.,
p.201
308 Ibid., p.201