Même si notre but n'est en aucun cas de stigmatiser qui
que ce soit dans l'institution, à la lecture des quelques
éléments révélés plus haut, une question
peut légitimement être posée : est-ce que seul
l'intérêt d'Hulda compte ? Celle-ci, nous le savons, n'a pas
souhaité répondre aux questions qui relevaient d'après
elle de sa vie privée, mais les indices relevés à partir
de l'entretien réalisé au bureau de l'économie permettent
d'enrichir son profil : âgée d'une soixantaine d'années,
Hulda vit seule avec son fils depuis qu'elle s'est installée à
Christiania en 1984. Résidant actuellement dans une petite maison
située à Nordområdet (« L'aire du Nord », aire
locale n°9), à quelques mètres de
Mælkebøtten288, c'est à l'extérieur de la
communauté qu'Hulda exerce son métier de psychologue. A cette
profession lui assurant un niveau de vie confortable, Hulda est
coordinatrice289 du groupe de contact, elle fait aussi partie du
conseil d'administration de la fondation Christiania (pour lequel elle a
été élue lors d'une assemblée commune), et endosse
également à l'occasion le rôle de guide. Cette triple
fonction dans la communauté peut expliquer pourquoi son nom nous a tant
de fois été évoqué avant même que nous
puissions la rencontrer. Cela lui permet d'ancrer sa personnalité dans
le paysage institutionnel de Christiania et lui assure une réputation de
personne incontournable.
Seulement, contrairement aux passive dependants qui
ont besoin de l'institution pour subvenir à leurs besoins, Hulda exerce
une profession à l'extérieur de la communauté qui lui
permet de s'émanciper de la dépendance que certains individus
peuvent ressentir lorsqu'ils concentrent vie privée et vie
professionnelle à l'intérieur de Christiania. Ainsi,
délestée du poids ou de la pression qu'un individu peut ressentir
lorsque tout repose sur la même institution, Hulda fait assurément
partie des personnes qui peuvent avoir moins de crainte à abuser de leur
pouvoir dont ils profitent à l'intérieur de cette même
institution290. De plus, la duplicité de son profil est un
atout sur lequel elle peut s'appuyer pour renforcer sa représentation
(aussi bien pour son public à l'intérieur qu'à
l'extérieur de la communauté) et
288 Aire voisine de Nordområdet, rappelons que
Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8) est
la fameuse aire locale considérée comme une zone rassemblant une
population de classe supérieure.
289 « Coordinatrice » est le terme employé
lors de notre échange, ce qui sous-entend qu'elle détient plus de
pouvoir et d'influence que le laissait entendre Birgitte, qui la
décrivait comme la « secrétaire » du groupe de
contact.
290 Si nous supposons qu'Hulda devait un jour subir les
effets d'une « révolution de palais » telle que nous l'avons
décrit un peu plus tôt, alors du fait de son statut professionnel
à l'extérieur de l'institution, tout porte à croire
qu'Hulda n'aurait aucun mal à se réintégrer à la
société « classique ».
147
entretenir le mythe de sa personnalité291.
Enfin, la manière dont elle affirme l'exclusivité de ses liens
avec K. Foldschack, l'avocat très charismatique de Christiania, ne peut
que renforcer sa position de dominante dans l'institution :
_ «Ok. So... Yeah. Are you also in contact with Knud
Foldschack?»
Hulda: «Yeah-yeah, we are! We have
meetings like... At least twice a month.»
_ «Twice a month.»
Hulda: «Yeah, at least. Sometimes, we
have meetings.»
_ «So Knud Foldschack is also showing up for
Christiania at the contact group.»
Hulda: «Yeah-yeah.»
_ «Does it always happen in Christiania? You never go
to his office?»
Hulda: «It's half, we... It's like one
time here and one time in there.»
_ «Ok. Because I try to have a meeting with him but he
seems very busy.»
Hulda: «Yeah, I don't think he takes
talk to students. He's too busy for that.»
_ «Ok. And did you take part in the negotiations with
K. Foldschack and the State to fix the amount... I mean the price of the
land?»
Hulda: «Yeah-yeah, I was part of the
negotiation group, yeah.»
Durant cet entretien, j'ai clairement ressenti la distance
qu'Hulda cherchait à instaurer entre moi et le groupe de contact.
D'après elle, K. Foldschack n'a pas le temps de s'adresser à un
étudiant (qui plus est à un profane) mais prend le temps de se
réunir deux fois par mois uniquement avec les membres du groupe contact.
Cela nous donne au moins un aperçu sur la distance qui se crée
entre le haut de la hiérarchie institutionnelle et l'individu
situé au bas de cette pyramide et qui chercherait à avoir
accès aux négociations.
Toutefois, Hulda n'est pas le tyran utilisant la machine
bureaucratique pour exercer une domination totale sur le reste du groupe. Il
nous faut à présent signaler les qualités vertueuses
qu'Hulda cherche à exprimer lors de cet entretien. Premièrement,
elle se défend du poids que peut avoir cette bureaucratie sur les
individus :
291 Sa supposée réussite professionnelle
à l'extérieur de la communauté lui permet d'entretenir une
forme de domination sur les personnes moins qualifiée qu'elles à
l'intérieur de la communauté ; comme son investissement pour
cette noble cause qui consiste à « sauver Christiania », peut
être perçu comme une preuve de générosité et
de don de soi, ce qui peut lui permettre de briller en société
(à l'extérieur de Christiania), notamment dans les milieux «
bourgeois-bohème » ou intellectuels de gauche.
148
Hulda: «I mean it's not so
institutionalized. For example, the economy meeting which is quite important
because this is where we take care. Then people can come and say `no, we don't
want you to do that and no we don't want to make an argument'. It goes that
way, so it's still not that bureaucratic.»
Ici, Hulda se défend de l'idée que Christiania
serait devenue une institution présentant les symptômes d'une
rigidité bureaucratique qui viendrait paralyser l'exercice de la
démocratie à l'intérieur de la communauté. Pour ce
faire, Hulda évoque l'exemple de la « réunion pour
l'économie », que nous avons évoqué dans le
schéma n°1 et que nous avions incorporé dans la cellule
représentant bureau de l'économie dans le schéma n°2,
tant l'influence de ses fonctionnaires était grande sur la tenue de ces
réunions. De toute évidence, chaque christianite est libre de s'y
rendre pour exprimer son opinion. Mais comment peut-on imaginer dans un univers
institutionnel devenu aussi complexe, que des individus non-qualifiés
puissent venir contredire ou désapprouver ce qui a été (ou
sera) décidé par ces agents bureaucratiques qualifiés,
alors que ce sont précisément ces individus non-qualifiés
qui ont accepté de déléguer ce pouvoir à ces
fonctionnaires. Autrement dit, sous couvert d'une très relative
ouverture vers la masse, ces réunions encadrées par les agents
bureaucratiques sont, à n'en pas douter, aussi désertes que le
sont devenues les assemblées communes, tant le pouvoir a glissé
aux mains des agents bureaucratiques. Plus loin dans l'entretien, notre
enquêtée affirme qu'il est important d'agir pour le bien de tous,
ce qui après tout est le sens même de l'administration publique
:
Hulda: «Because if you make a
decision about something you have to, carry out the work yourself! You can't
force people, if they don't want to do it. So, in that way it's not so... I
mean, outside fifty-one percent of the population can overrule everybody else,
you can't do that here. For example, when we decided to make this deal [to
buy the land to the State], it was unanimous. Because we asked: `if
anybody is against this...', and nobody said `I am or we are against
this'.»
Choisir de trouver un accord avec l'Etat était,
d'après Hulda comme pour beaucoup de christianites, la meilleure chose
à faire pour Christiania. En disant que l'on ne peut pas forcer
quelqu'un à faire quelque chose, Hulda exprime d'une certaine
manière l'écoute dont elle peut faire preuve lorsqu'elle est face
à un christianite qui ne partage pas son point de vue. Seulement, dire
que cette décision a été prise à l'unanimité
lors d'une assemblée commune apparaît comme incorrecte, car
plusieurs de nos autres entretiens prouvent le contraire :
Astérix: «No. In that [the
Christiania FolkeAktie], no. I was against to buy the land.»
_ «Oh yeah, ok. You were against to buy the land. But
still on nowadays, are you still against this project?»
149
Astérix: «Yes,
sure.»
«Oh I remember now, you talked about that last year
when I came to your place with Allan.»
Astérix: «Yeah. I think with
money you can't buy the land but you can get some privilege. And in my view, it
would be... In my view this place would became a place where you have a lot of
privilege.»
«Yeah, then it hasn't the same meaning anymore, and
then it's not a squat anymore.»
Astérix: «No, it's not a squat
anymore. I started to be more and more normalized, it's wrong to go in that
direction.»
Comparer ces deux extraits d'entretiens, l'un avec une
personne occupant un poste particulièrement élevé dans
l'ordre bureaucratique de Christiania, et l'autre avec un individu incarnant
à lui seul certainement l'essence même de Christiania : soit un
squat, et plus encore un espace de lutte destiné à
s'émanciper du joug de l'Etat et contester l'ordre bourgeois et
autoritaire ; l'incohérence qu'il y a entre ces deux discours montre
toute l'étendue du désaccord qu'il y a entre les esprits qui se
tourne chaque jour un peu plus vers la norme, et ces poignées de
déviants (dont Astérix fait partie) qui jugent que l'esprit
même de Christiania se perd, chaque jour que la collaboration avec l'Etat
progresse. Enfin, Hulda précise que concernant cette importante
décision prise durant le printemps 2011, les christianites qui
étaient « pour » le rachat du terrain auraient dit stop
à ceux qui étaient « contre » car, selon elle, ces
personnes se manifestaient uniquement pour esprit de contradiction :
Hulda: «If two, or three, or four
would have been against this, we would have been like... (She sighs),
because it has been such an important decision.»
_ «Yeah, I think so. And when decision is so
important, I guess it's even more difficult to find a consensus.»
Hulda: «Yeah but if you say `no',
you have to have a good reason and not just because you don't like the other's
color of his hair.»
Nous ne savons pas avec certitude si Astérix avait
exprimé sa désapprobation lorsque cette faible majorité de
« pour »292 a pris la décision de se lancer dans
ces négociations avec l'Etat, ce qui a renforcé la place du
groupe de contact. Mais tout indique qu'Hulda connait Astérix qui vit
lui aussi à Nordområdet dans sa roulotte située à
quelques mètres de la maison d'Hulda. Elle ne peut donc nier les raisons
qui poussent ce christianite à dire « non » à cette
292 Pour rappel, les entretiens utilisés
l'année dernière révèlent qu'a priori une
faible majorité aurait décidé dès 2007 et le «
plan local pour l'aire de Christiania » proposé par l'Etat, qui
avait vu K. Foldschack s'immiscer pour la première fois dans les
affaires de la communauté, qu'une faible majorité de
christianites étaient « pour » négocier avec l'Etat
tandis que l'autre moitié était « contre » et
souhaitait continuer à lutter face à l'influence normalisatrice
de l'Etat. Cf. « B) Les regrets du clan anti-Foldschack », in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.92-96
150
nouvelle tentative de faire entrer Christiania dans la norme.
Or, il est évident qu'Astérix présente des arguments assez
structurés pour justifier son désaccord, ce qui peut être
considéré comme de bonnes raisons de dire « non ».
Donc, dans cette commune alternative dont les principes fondamentaux
prônent notamment la démocratie directe, pourquoi n'a-t-on pas
laissé Astérix s'exprimer alors que ses idéaux anarchistes
valent - en théorie - autant que la logique bureaucratique
défendue par Hulda ?
C'est sur ce rapport de force que nous allons nous concentrer
dans la dernière section de ce chapitre, car à travers l'analyse
de ces propos antagonistes et à bien des égards contradictoires
entre Hulda et Astérix, se dessine un conflit idéologique entre
deux clans bien distincts à l'intérieur même des groupe des
activistes (ou active sympathizers) que nous pourrions décrire
comme suit : d'un côté les activistes convaincus que la seule voie
envisageable pour Christiania est celle de la négociation avec l'Etat,
ce qui induit la formation d'une bureaucratie particulièrement rigide
qui affecte les droits démocratiques pour lesquels les christianites
doivent se résoudre à renoncer. Et d'un autre côté,
quelques irréductibles (dont Astérix293) cultivant des
idéaux anarchistes souvent présentés comme
obsolètes mais qui sont toujours bien présents à
Christiania.
Pour résumer cette deuxième section, nous avons
pu en savoir un peu plus sur les profils des agents bureaucratiques à
Christiania, ce qui nous a permis de mettre à jour un individu que nous
pouvons qualifier de chef de la communauté : Hulda. Toutefois, nous ne
pouvons pas dire que nous sommes face à un groupement politique soumis
à la domination d'un seul ce qui reviendrait à dire qu'à
travers sa fonction dans l'institution, Hulda cherche uniquement à
défendre ses propres intérêts ; mais Hulda fait
plutôt office de chef au milieu d'une fraction d'activistes convaincus
que centraliser le pouvoir aux mains des agents bureaucratiques, c'est agir
dans l'intérêt général. Perçu par cette
fraction d'activistes dominants comme un impératif auquel tous les
membres du groupe devraient se plier coûte que coûte, ces individus
cherchent par tous les moyens à imposer ce régime bureaucratique
comme le modèle à suivre, mais se heurtent encore et toujours
à quelques irréductibles anarchistes auxquels nous allons donner
la parole dans la dernière section de ce chapitre.
293 La référence à la bande
dessinée prend ici tout son sens. En effet, lors de notre
première rencontre, « Astérix » ou Leif Botwel de son
vrai nom, m'a expliqué qu'il est surnommé comme cela à
Christiania car il est considéré comme l'habitant d'un village
d'irréductibles. Astérix est donc animé par un esprit de
lutte et la négation de la domination traditionnellement exercée
par l'Etat, qu'il considère comme étranger à
lui-même. Cela nous permet donc de le qualifier d'anarchiste.