D'après M. Weber, dans ce type de structure
hiérarchisée, « la domination bureaucratique a donc
fatalement à sa tête un élément au moins qui n'est
pas purement bureaucratique »279. Or, si par agent
bureaucratique nous entendons personnes instituées exécutant des
tâches formelles dictées par sa hiérarchie, alors Hulda du
fait de sa position privilégiée dans le groupe de contact,
présenterait un profil proche du chef « qui n'est pas purement
bureaucratique ». Mais d'un autre point de vue, si nous prenons en compte
l'ensemble des pratiques administratives qu'Hulda réalise dans le cadre
des négociations avec l'Etat (comme rédiger et vérifier
les lettres échangées avec ses interlocuteurs représentant
l'Etat, vérifier que tout le monde a accès aux informations) pour
lesquelles elle est rémunérée par l'institution, alors son
statut de « secrétaire » du groupe de contact minimiserait son
influence, ce qui nous permettrait de dire qu'Hulda n'est qu'un agent
bureaucratique parmi les autres. Ainsi, nous venons de voir à travers ce
profil particulier que parfois la limite entre simple agent bureaucratique
exerçant sa fonction et le statut de chef est très mince. C'est
la raison pour laquelle nous pouvons nous demander si Hulda cumulerait à
la fois le statut d'agent bureaucratique et de chef ; ce qui signifierait
qu'elle serait doublement légitimée par ce statut (domination
légale-rationnelle à laquelle s'ajouterait la domination du
chef). A partir de cette supposition, tentons de voir si l'influence qu'exerce
Hulda va au-delà de son statut de « secrétaire » du
groupe de contact qui semble si évident aux yeux des
christianites280, en relevant dans son attitude et son discours
d'autres caractéristiques qui laissent entendre qu'elle occupe un
rôle de chef à Christiania.
Tout d'abord, Hulda est une personne
bénéficiant d'une certaine renommée dans cet univers
local. Avant même d'avoir pu la rencontrer, son nom a été
maintes fois évoqué lors des entretiens réalisés
avec d'autres christianites (ex. Kirsten, Britta et Birgitte), dont la plupart
semble voir en elle une personnalité sur qui s'appuyer lorsqu'ils ne
savent pas, ou la personne vers qui se tourner lorsque des questions complexes
leurs sont posées :
Birgitte: [...] «There's a woman
called Hulda, she knows a lot so maybe you can talk with her if she has
time.»
C'est d'ailleurs à l'issue des trois entretiens
réalisés avec Kirsten, elle-même membre du groupe de
contact, que nous avons pu contacter Hulda pour négocier un entretien
279Cf. « §4 Les types de domination
légale : la domination administrative bureaucratique », in
WEBER Max, Economie et société, op. cit.,
p.296
280 En particulier pour Birgitte, qui dans l'entretien
présentait sa supérieure hiérarchique comme la «
secrétaire » du groupe de contact.
142
ethnographique. Visiblement très au fait de la
manière dont se réalise les entretiens (plutôt avec les
journalistes qu'avec les chercheurs), cette personne publique maniant avec une
certaine aisance sa communication, a tout de suite cherché à
fixer les règles de l'entretien : pas question d'évoquer sa vie
privée et nous devrions uniquement parler du groupe de
contact281. Le rendez-vous était pris dès le lendemain
matin au bureau de l'économie, juste avant sa visite hebdomadaire dans
le bureau de Birgitte.
? Extrait du carnet de terrain n°6 - notes du
jeudi 12 avril 2012
Je me vis confronté à une personne
réalisant un « zèle professionnel
»282 comme R. Michels n'en relève que dans
l'attitude des chefs. Employant un ton assez directif, j'eus été
confronté pour la première fois à une personne que nous
aurions pu confondre avec un haut fonctionnaire travaillant dans les plus
grandes instances européennes.
Mais ce n'est pas tant dans le ton, mais bien dans les
paroles que nous avons pu identifier Hulda comme un chef dans l'institution, et
occupe même une place de leader parmi les membres du groupe de
contact :
_ «Are you the one who's leading the discussions
during these debates? I mean, do you animate the debate and say, let's say:
`now it's your turn to speak', or `now let's talk about that'...»
Hulda: «Sometimes, in the weekly
meeting I do [every Monday, the contact group meeting which concerns only
the members of the contact group].»
Ici, Hulda exprime clairement le fait qu'elle n'hésite
pas à diriger le débat lorsque les membres du groupe de contact
se réunissent tous les lundis. Elle n'éprouve donc pas les
mêmes difficultés que peuvent ressentir la plupart des
christianites qui n'osent pas s'exprimer en public en raison de leur manque
d'éloquence et renoncent à leurs droits démocratiques.
Mais c'est assurément dans la manière dont elle perçoit
son rôle à Christiania que nous pouvons dire qu'Hulda est un chef
:
281 En réalité, ce n'est que le lendemain,
dès les premiers instants de notre rencontre qu'Hulda m'a clairement
énoncé ces règles. Ma grille d'entretien basée sur
la trajectoire individuelle des christianites était bonne à
rester au fond de mon sac.
282D'après R. Michels, ce «
zèle professionnel » est une méthode
employée par les chefs afin de marquer une distance avec les personnes
qui occupent une place inférieure dans la hiérarchie. « Je
suis très pressée », « vous n'avez que trente minutes
», m'a-t-elle dit dès son arrivée alors que je lui avais
proposé la veille par téléphone de m'indiquer l'horaire et
le lieu qui lui convenaient le mieux. Tout ceci rendait les conditions
d'entretien assez difficiles. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai
sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit.,
p.60
143
_ «But, I have another question: How did you get this
job? I mean, how did you become the coordinator of the contact
group?»
Hulda: «Because I've been in the
contact group since 91'.»
(Silence) _ «Ok.»
Hulda: «I was in the contact group
from...»
_ «Right from the start. Yeah. But, who decided that? I
mean, did you discuss about that at the fællesmøde [the
common meeting]?»
Hulda: «No-no, it's something which
has been decided in the contact group, because I've been out and then I came
back and nobody could write a letter, or nobody could answer anything, and I
said: `this is not... It's silly, you have to be professional'.»
Plusieurs éléments sont à prendre en
compte dans la façon dont Hulda explique son entrée dans le
groupe de contact : d'une part, c'est par le caractère inamovible de sa
fonction dans l'institution que nous pouvons dire qu'elle occupe une place de
choix, au sommet de l'ordre bureaucratique de Christiania. Hulda est membre du
groupe de contact depuis sa création en 1991. Elle n'a pas
été désignée par l'assemblée commune
(fællesmøde) qui, si nous gardons à l'esprit que
l'idéal démocratique de Christiania voudrait que tout soit
débattu et décidé à l'unanimité lors de ces
assemblées, cela signifie que le biais par lequel elle a obtenu ce poste
est tout à fait antidémocratique. Les meilleurs semblent avoir
ici décidé, entre eux, qui devait occuper ce poste ; et Hulda a
donc été désignée par ce cercle très
restreint, composé de personnes jugées aptes à choisir qui
devait occuper cette fonction. D'autre part, c'est l'infaillibilité du
chef que nous avons pu percevoir dans la manière dont elle décrit
son rôle. Hulda raconte qu'après s'être à un moment
donné retirée du groupe de contact, ce sont ses autres membres
qui sont venus la rechercher tant ils avaient besoin de ses compétences
techniques et intellectuelles pour « sauver Christiania » ; et notre
interlocutrice va même jusqu'à évoquer le manque de
professionnalisme283 qu'elle a trouvé dans le groupe de
contact lorsqu'elle a fait son retour. Tout ceci connote un réel besoin
d'affirmer les compétences intellectuelles qui la rendent indispensable
pour l'institution. Autrement dit, en pointant directement
l'incompétence ambiante dans le groupe de contact et plus largement
dans
283 R. Michels rappelle qu'en général, «
les chefs ne tiennent pas les masses en haute estime »., ce qui
peut provoquer un manque d'estime de la part d'Hulda à l'égard
des autres membres du groupe de contact, dont certains sont eux aussi issus de
la masse,. Cf. « L'attitude des chefs à l'égard des masses
», in MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit.,
p.102
144
Christiania, cela permet à Hulda de justifier la
position de dominante qu'elle occupe dans l'institution284.
Tous les autres christianites, la masse comme dirait
R. Michels, ont quant à eux laissé faire ce procédé
antidémocratique car ils étaient en quête de
stabilité285. En effet, dans ce contexte tumultueux que nous
connaissons, lorsque le frêle esquif Christiania vacille, il vaut mieux
parfois céder à une forme de despotisme et laisser les personnes
aptes à prendre la barre pour sauver le navire, plutôt que de
rester camper sur ses positions et vouloir à tous prix participer
à la conduite du navire sans même connaître les principes de
la navigation. Ainsi, dans le cas de Christiania, nous retrouvons l'idée
évoquée dans la théorie élitiste de R. Michels qui
dirait que la centralisation du pouvoir est un mal nécessaire pour
assurer la stabilité à l'institution. Et c'est la raison pour
laquelle tout indique qu'aussi longtemps que le navire Christiania vacillera,
Hulda pourra rester à la tête de cet ordre hiérarchique.
Par ailleurs, la position de dominant qu'occupe Hulda dans
l'institution ne peut être que renforcée par le désir
qu'ont les christianites qui travaillent un peu plus bas dans la pyramide
institutionnelle, de laisser ce travail aux personnes considérées
comme plus compétentes. Par exemple, nous retrouvons cette forme de
soumission dans le discours de Tanja, qui est chargée de récolter
les dons nécessaires au rachat du terrain, et se contente
d'exécuter mécaniquement cette tâche administrative, sans
même se poser la question si le travail de fourmi qu'elle réalise
sera suffisant pour « sauver Christiania » :
Tanja: «I was really depressed and
I went to the hospital because it was too much Christiania, too much was going
on. So, it's very tough, it's very tough. And for me, maybe I'm too sensitive,
I don't know. And all these nego... `Pff'... I've been helping before
Foldschack, and I've been doing a lot of work, and I used to
be a lot more active that I am now. But I can't handle it. So, now I do what I
can, so I know that somebody else is doing that and I believe they do their
best.»
Tanja, qui a grandi à Christiania depuis sa plus
tendre enfance, est une femme très active qui à un moment
donné occupait une place importante parmi les membres du groupe de
contact. Seulement, la pression liée aux responsabilités qui leur
incombent, a psychologiquement affecté Tanja, qui a été
atteinte de dépression en raison de la pression accumulée dans le
cadre de son activité professionnelle. Depuis, elle qui prend la
situation de
284 D'après le sociologue allemand, «
l'incompétence des masses se vérifie dans tous les domaines
de la vie politique et constitue le fondement le plus solide du pouvoir des
chefs. Elle fournit à ceux-ci une justification pratique et,
jusqu'à un certain point morale ». Cf. «
Supériorité intellectuelle des chefs » in,
ibid., p.63
285 Cf. « La stabilité des chefs »
in, MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit..,
p.67-74
145
Christiania très à coeur, a dû se retirer
des négociations et redescendre dans la pyramide institutionnelle pour
se focaliser sur l'Action du Peuple de Christiania (Christiania
FolkeAktie). Ainsi, cette tâche administrative qui n'en demeure pas
moins un travail fastidieux, lui permet de faire abstraction de ce qu'il se
passe tout en haut de la hiérarchie administrative et accorde une
confiance aveugle à ceux qui travaillent dans le groupe de contact. En
outre, même si le cas de Tanja paraît faire exception, cela
reflète assez bien l'idée que dans cette pyramide
institutionnelle chacun occupe une fonction très précise, et ne
se soucie guère de ce qui relève de la responsabilité de
ceux qui occupent les postes les plus élevés dans la
hiérarchie institutionnelle.
Dans cette mesure, le chef pourra « échapper
jusqu'à un certain point à la surveillance de la masse
»286, ce qui lui laissera une liberté d'action
nécessaire pour mettre en oeuvre sa domination et conforter sa place en
haut de la hiérarchie. Dans ces conditions, la « révolution
de palais » telle que la narrait Britta lorsque, dans les années
1960, les squatteurs de Sofiegården avaient décidé de
s'affranchir de la domination d'un seul, paraît presque impossible
à Christiania : car le caractère figé et la
docilité de la masse vis-à-vis de cette classe dirigeante
incarnée par Hulda et trop grande ; et les esprits les plus critiques,
nous le verrons, sont trop isolés pour renverser l'ordre institutionnel
existant.
Pour résumer, l'exemple de Christiania vient valider
la théorie élitiste de R. Michels, qui explique qu'il faut
accorder un minimum de despotisme au chef pour assurer la stabilité
à l'institution. Si nous nous plaçons de ce point de vue, cette
forme de despotisme serait un mal nécessaire étant donné
que même les anarchistes de Christiania, au sens de groupe prônant
l'autogestion287, auraient réalisé que l'idéal
démocratique initialement poursuivi demeurera inatteignable. A
présent, en poursuivant notre analyse du profil d'Hulda que nous avons
jusqu'à présent identifié comme le chef de la
communauté, tentons de voir si le pouvoir politique très
étendu dont bénéficie Hulda, donne lieu à des abus
de pouvoir (comme c'est souvent le cas dans cette forme de gouvernement) ou si
au contraire, elle possède des qualités de chef vertueux
permettant à Christiania de se prémunir de la tyrannie d'un
seul.
286 Cf. « L'attitude des chefs à l'égard
des masses », in MICHELS Robert, Les partis politiques :
essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op.
cit., p.95
287 Cela nous renvoie à la définition de P-J.
Proudhon citée en page 39 du mémoire. Cf. PROUDHON Pierre-Joseph,
Du principe fédératif et de la nécessité de
reconstituer le parti de la révolution, op. cit., p.54