L'ordre institutionnel de Christiania, nous l'aurons compris,
ne peut être qualifié d'anarchiste ; mais du fait de sa forte
bureaucratisation cette organisation tend à un ordre
hiérarchique. C'est pourquoi nous allons maintenant revenir sur le
schéma de l'organisation institutionnelle de Christiania que nous avions
développé l'année dernière, pour proposer une
nouvelle lecture, plus fidèle aux réalités
institutionnelles que nous avons dégagé au terme de notre
deuxième année consécutive de travail sur le terrain :
272 Nous reviendrons plus longuement sur les
caractéristiques sociales et la personnalité d'Hulda dans la
deuxième section de ce chapitre consacrée au « profil des
agents bureaucratiques ».
273 Il m'a effectivement été difficile de
rencontrer Hulda, la « secrétaire » ou plutôt
coordinatrice du groupe de contact car très occupée, nous ne
pouvons la rencontrer ni à son domicile où elle ne souhaite pas
recevoir dans le cadre de sa fonction, ni dans un bureau pour la simple et
bonne raison que contrairement aux autres corps bureaucratiques de Christiania,
le groupe de contact n'a pas bureau.
L'Etat danois,
incarné par le
ministère de
la
défense
(propriétaire
légal du
terrain)
Service de
protection du
patrimoine
incarné
par la Fortification
and Nature
Secret
(FNS)
Groupe de
contact
Schéma n°1 : l'organisation institutionnelle
de Christiania (perception utopiste ou idéaliste)
12
11
l
k
13
10
j
Groupe pour le
trafic
automobile
(stationnements)
m
Réunion
pour
l'économie
9
14
n
i
Assemblée
commune
Autorités locales de Christianshavn
8
1
a
h
Réunion pour
les
bâtiments
(gestion,
rénovation)
Réunion pour
le budget
de
la
communauté
2
7
g
b
6
3
4
5
c
f
d
e
Réunion
des
entreprises
(à
l'intérieur
de
Christiania)
Groupe de l'économie (commerces à
l'intérieur
de
Christiania)
Copenhagen Energy A/S (distributeur
d'énergie à Copenhague)
Promoteurs
immobiliers
intéressés
par
le rachat des
terrains
133
Schéma n°1 : Ce schéma représente de
manière simplifiée les rouages institutionnels de Christiania
ainsi que ses relations avec les institutions extérieures à la
communauté, tels que nous les décrivions dans le mémoire
précédent. Mais ceci reflète surtout la vision
idéaliste de cette organisation : l'idée de neutralité
dans la balance du pouvoir politique à Christiania. Aussi, nous
constatons que le groupe de contact (kontaktgruppen) occupe une place
périphérique, par rapport à l'assemblée commune et
les aires locales, que nous considérions à l'époque comme
véritable centre décisionnel de Christiania. Source :
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit.
p.74
134
Schéma n°2 : l'ordre institutionnel de
Christiania
(perception plus réaliste)
Presse,
étudiants,
chercheurs,
touristes
L'Etat danois,
incarné par
le
ministère de la
défense
(propriétaire
légal
du terrain)
8
h
9 10 11
i
7
Le
nouveau forum
Bureau de
l'économie
(qui gère la caisse
commune)
g
L'action du peuple
de
Christiania
(collecte de dons pour
le rachat du terrain)
j
6
f
Assemblée
commune
k
Groupe
de
contact
5
e
12 13 14 15
l
4
Bureau de la construction
(qui gère et rénove les bâtiments)
d
m n
3
Bureau des
aides
sociales
c
Service de
protection du
patrimoine
national
incarné
par la Fortification
and Nature
Secret
(FNS)
2 1
b
o
Services
sociaux
extérieurs
(partenariats)
a
Schéma n°2 : A partir du schéma
réalisé dans le mémoire précédent, dont nous
avons repris le même code de couleur ; voici la manière dont nous
décrivons l'ordre institutionnel de Christiania après notre
deuxième enquête de terrain. Loin d'une description
idéaliste de cette organisation, c'est selon un ordre pyramidal que nous
la représentons : nous retrouvons le groupe de contact
(Kontaktgruppen) avec la position en haut de la pyramide
institutionnelle, tout comme l'assemblée commune
(fællesmøde) que nous avons rétrogradé
à la base de cette pyramide. Elle continue d'occuper sa place centrale
pour les aires locales mais ne fait plus qu'office de relais avec le groupe de
contact. Source : document réalisé par l'auteur, juin 2012.
136
Les deux schémas ci-dessus, qui reflètent
l'évolution de notre perception de la commune libre après deux
enquêtes de terrain, nous amènent à employer la
méthode comparative si souvent employée dans le domaine des
sciences sociales.
Première observation notable, nous ne
considérons plus Christiania comme une organisation dont la balance du
pouvoir serait équilibrée grâce au système
fédératif assurant la décentralisation et offrant aux
aires locales et à leurs assemblées
(områdemøde) un véritable pouvoir de
décision, qui ensuite pourront se réunir et
délibérer pour ce qui relève des décisions
concernant l'ensemble de la communauté lors des assemblées
communes (fællesmøde) (schéma n°1, perception
utopiste ou idéaliste) ; mais nous définissons aujourd'hui
Christiania comme un ordre institutionnel hiérarchisé, dont le
sommet de la pyramide institutionnelle est occupé par le groupe de
contact (kontaktgruppen), véritable détenteur du pouvoir
de décision à Christiania (schéma n°2, perception
plus réaliste). Dans le schéma n°1, nous accordions à
ce groupe de contact qu'une importance bien relative par rapport au
contrôle et à la domination que ses membres exercent
réellement. A l'époque, nous avions sous-estimé
l'intensité et l'exclusivité des échanges qu'il y a entre
ce groupe restreint d'individus et l'Etat danois incarné par le
ministère de la défense qui est toujours à l'heure
actuelle le propriétaire légal du terrain, mais aussi avec
l'institution chargée d'assurer la protection du patrimoine
représenté par la Fortification and Nature Secret
(FNS)274. Ainsi, le litige que provoquent les christianites par leur
présence sur ce terrain qui ne leur appartient pas, implique que les
négociations soient menées avec deux institutions - certes, en
premier lieu avec l'Etat - mais la présence de ce troisième
acteur (la FNS) dans les négociations, ne fait que complexifier
d'avantage les relations qu'entretient Christiania avec l'extérieur, ce
qui ne fait que renforcer la légitimité du groupe de contact dont
les membres sont - a priori - dotés des capacités
techniques et intellectuelles pour faire face à leurs sollicitations.
Derrière ce groupe de contact qui détient
aujourd'hui l'avenir de la communauté entre ses mains, nous avons choisi
de positionner le bureau de l'économie (økonomikontor).
Situé au deuxième rang de la pyramide institutionnelle, ce bureau
qui gère la caisse commune (Fælleskassen) occupe une
place prépondérante au coeur de l'institution. Sa
secrétaire, Birgitte, entretient des relations très
étroites avec Hulda, la coordinatrice du groupe de
274 Pour rappel, signalons qu'au-delà d'occuper un
simple terrain militaire, une bonne moitié voire les trois-quarts du
terrain de trente-quatre hectares qu'occupent les christianites, constituent
aujourd'hui une zone protégée par le patrimoine national danois.
En effet, reposant sur des remparts érigés au XVIIe
siècle, lors de la création du quartier de Christianshavn par le
roi Christian IV (1588 - 1648), les aires locales occupant actuellement les
deux lignes défensives ainsi les anciens bastions de ces remparts (une
zone comprise entre les aires locales n°7 à 14 :
Fabriksområdet, Mælkebøtten, Nordområdet, Den
blå Karamel, Bjørnekloen, Norddyssen, Midtdyssen et Syddyssen)
font l'objet d'un large débat avec l'institution chargée de la
défense de ce patrimoine national : la Fortification and Nature Secret
(FNS).
137
contact, avec laquelle elle organise des réunions
hebdomadaires auxquels s'ajoutent des discussions presque quotidiennes, qui
permettent de faire le point sur la gestion de l'économie communautaire,
tout comme envisager de faire le prêt qui permettra à la fondation
Christiania de verser le premier acompte pour le rachat du terrain à
l'Etat275 :
_ «Yeah but to come back to this contact group, it's
a bit difficult to find them. Do they have an office or
something?»
Birgitte: «No, they don't. They
just meet. There's a woman called Hulda, she knows a lot so maybe you can talk
with her if she has the time.»
_ «Ok. What's her name?»
Birgitte: «Hulda.»
«Where does she live?»
Birgitte: «It's a bit difficult to
explain, be sometimes she comes here. How long time are you staying
here?»
«Until mid-April.»
Birgitte: «Ok, you can just come
again and then I can ask her, I see her every day or every second day, so I'll
ask her.»
«Is she... Let's say the boss of the contact
group?»
Birgitte: «No, we've no bosses
here! (She laughs) But she knows a lot about it. She's the
secretary.»
Birgitte, nous l'avons déjà
évoqué, minimise l'influence et le rôle que joue Hulda dans
l'institution en affirmant qu'il ne s'agit pas d'un « chef » mais
plus plutôt de « la secrétaire » du groupe de
contact276, mais si nous prenons en compte la question du rachat du
terrain au moment de notre enquête (quelques mois avant le versement du
premier acompte), tout
275 Tel que stipulé dans le programme de rachat du
terrain négocié par le groupe de contact avec l'Etat, Christiania
s'engageait par l'intermédiaire de sa fondation (qui
récupère les dons récoltés par L'action du Peuple
de Christiania (Christiania FolkeAktie) à verser un premier
acompte au 1er juillet 2012, dont la somme s'élevait à
50.000.000 Dkr. (soit approximativement 6.500.000 euros). Au début du
mois de juillet, l'argent récolté grâce aux dons ne
s'élevait qu'à un peu plus de 8.000.000 Dkr. (approx. 1.076.000
d'euros). Sauf qu'aux dernières nouvelles, un article paru dans
Politiken daté du 12 juin 2012 indiquait que Christiania est parvenu
à trouver un accord, un « prêt hypothécaire »
(kreditforeningslån) permettant de compléter les
42.000.000 Dkr restant. Rappelons que la somme totale due à l'Etat
s'élève à 76.000.000 Dkr (approx. 10.222.000 d'euros) et
fera l'objet d'une prochaine échéance pour le paiement.
Malgré tous ces efforts, et compte-tenu de l'endettement auquel est en
train de se soumettre la communauté, rien n'indique que l'avenir de la
communauté est encore assuré. Source : « Avocat : des
millions dans la maison Christiania » (« Advokat: Millionerne er
i hus til Christiania »), article paru dans Politiken, le 12 juin
2012 :
http://politiken.dk/indland/ECE1653982/advokat-millionerne-er-i-hus-til-christiania/
276 Nous reviendrons sur l'importance du rôle d'Hulda dans
la seconde section de ce chapitre.
138
semble indiquer que l'intensité des échanges
entre Birgitte et Hulda font du bureau de l'économie le principal
interlocuteur du groupe de contact.
Par ailleurs, nous constatons sur le schéma n°1
que le bureau de l'économie tout comme le bureau de la construction ne
sont pas mentionnés. Or, ces oublis n'en sont pas véritablement
dans la mesure où l'effet de centralisation du pouvoir
décisionnel fait que les questions économiques comme les
questions liées à la gestion des bâtiments sont pris en
charge par ces bureaux : d'une part, la « réunion pour
l'économie », la « réunion pour le budget [annuel] de
la communauté », le « groupe de l'économie » et
« la réunions des entreprises » toutes deux destinées
à faire le point avec les patrons des entreprises sur l'économie
interne de Christiania ; toutes ces réunions mentionnées dans le
schéma n° sont directement liées ou amenées à
travailler en relation très étroite avec le bureau de
l'économie (schéma n°2). D'autre part, le bureau de la
construction mentionné sur le schéma n°2, qui gère et
rénove les bâtiments ainsi que les espaces publics à
Christiania, se charge logiquement d'animer les « réunions pour les
bâtiments » (schéma n°1). Enfin, notons que compte-tenu
de l'évolution récente des négociations avec l'Etat, la
mention « promoteurs immobiliers intéressés par le rachat
des terrains » indiquée dans le schéma n°1
disparaît, puisque dorénavant tout indique que le seul et unique
acheteur potentiel de ce terrain n'est autre que
Christiania, qui compte rassembler la somme nécessaire
par le biais de sa fondation. De
même que nous corrigeons la relation
supposée entre le bureau de l'économie et Copenhagen Energy
A/S, le distributeur en eau, électricité et en
gaz de Copenhague, car l'entretien avec Birgitte révèle que
contrairement à ce que nous avancions l'année dernière, la
contribution mensuelle pour laquelle s'acquitte chaque christianite n'englobe
pas les charges pour la dépense d'énergie :
_ «But... How much does it cost to live in Christiania
as a citizen? I mean every month.»
Birgitte: «1900 kroner, and then on
the top of that you pay electricity and water.»
_ «Per house or per person?»
Birgitte: «Per christianite.»
Le paiement des dépenses liées à la
consommation d'énergie n'est donc pas communalisé dans la caisse
commune et centralisé par le bureau de l'économie, mais il
revient à chaque christianite vivant sous le même toit de payer en
plus du loyer communautaire, leurs charges liées à la
consommation d'eau et d'électricité. Par ailleurs, bien
139
que le bureau de l'économie et L'Action du Peuple de
Christiania (Christiania FolkeAktie) partagent les mêmes locaux,
la relation entre ces corps bureaucratiques est court-circuitée par
l'influence du groupe de contact, dont la plupart des membres (dont Hulda) sont
aussi membres du conseil d'administration de la fondation Christiania.
Créée au mois de juillet 2011, en même temps l'action du
peuple de Christiania, ces deux corps bureaucratiques sont liés car les
fonds récoltés par l'Action du Peuple de Christiania sont
directement reversés à la fondation qui permettra de payer la
somme due à l'Etat.
Puis, au bas de ces quatre corps bureaucratiques de premier
plan, ajoutons deux institutions que nous considérons de valeur
égale en terme de détention du pouvoir par leurs agents
bureaucratiques: le « Nouveau Forum » (Nyt forum) que nous
avons déjà évoqué avec les cas de Kirsten et Joker,
et le bureau des aides sociales (Christiania beboerrådgivning),
paraissent plus proche des habitants de Christiania car les services qu'ils
offrent sont soit pour le premier destiné à aider et à
orienter les christianites qui le souhaitent pour leurs démarches
administratives, soit pour le second venir en aide des personnes sujettes
à une dépendance à l'alcool ou à la drogue. Ces
deux institutions paraissent donc plus proche de la masse à travers les
services qu'elles offrent, mais aussi à travers les pouvoirs très
limités dont peuvent bénéficier les fonctionnaires qui y
travaillent, c'est pourquoi nous les avons placées au plus près
de base de la pyramide institutionnelle, une place occupée par la
masse.
Enfin, cette masse incarnée par les quinze aires
locales (området) et leurs assemblées
(områdemøde) dans lesquelles tous les habitants de
Christiania sont répartis, n'occupent plus la place centrale
située autour de l'assemblée commune
(fællesmøde) que nous leur prêtions dans le
schéma n°1, mais ont été rétrogradée
dans le schéma n°2 au pied de la hiérarchie
institutionnelle. En effet, nos dernières recherches montrent que nous
leurs accordions une importance démesurée par rapport à
l'influence réelle qu'exerce la masse dans la prise de décision
à Christiania. Aujourd'hui soumise à cette oligarchie que nous
évoquions un peu plus tôt, le pouvoir d'autogestion semble laisser
place à la gestion des affaires communes par un petit groupe d'individus
formant une classe dominante. Les habitants des aires locales prennent lors de
leurs assemblées que des décisions d'importance mineure,
comparé au défi passionnant dans lequel s'est lancée la
classe dirigeante. Et les habitants de ces aires locales ne se rendent aux
assemblées commune qui, comme Astérix nous l'avait
indiqué, ne ressemblent plus qu'à des « réunions
d'information » permettant au groupe de contact de faire redescendre
l'information, de communiquer aux habitants de Christiania ce qui a
été décidé en haut ou ce qui est sur le point de
l'être. Ainsi le pouvoir décisionnaire de l'assemblée
commune est largement amputé par celui du groupe de contact, dont les
membres tiennent la
140
barre du navire Christiania, et nous ne pouvons tout au plus
qu'accorder un pouvoir consultatif à cette assemblée commune, et
les murs de Grey Hall277 ne représentent plus que les espoirs
perdus de cette société utopiste.
La comparaison de ces deux schémas montre une
correction assez nette de notre perception de l'ordre institutionnel de
Christiania tel que nous l'avions vu lors de notre première
enquête de terrain (schéma n°1) et ce que nous voyons
à présent (schéma n°2). Cette évolution de
notre regard sur l'objet ne s'explique pas tant par le fait que nous ayons un
regard plus aiguisé, plus critique, mais montre qu'en
démultipliant les entretiens avec les individus composant les
différents étages de cette pyramide institutionnelle, il est
possible de s'approcher d'une perception plus réaliste de l'ordre
institutionnel. Lors de nos premiers contacts avec le terrain, nous avions sans
doute été aveuglés par les principes utopistes de cette
société alternative toujours bien présents dans l'espace
et dans les discours ; mais une deuxième lecture sous le prisme de
l'ordre bureaucratique nous permet de nous rapprocher de la
réalité institutionnelle dans laquelle évoluent les
christianites.