Nous avons déjà évoqué le
procédé qu'employait la secrétaire du bureau de la
construction (byggekontor) dans le but de contraindre les «
mauvais payeurs » de s'acquitter de leurs dettes, ce qui donnait à
cet agent bureaucratique la possibilité d'exercer une contrainte
légitime en activant le contrôle social à
l'intérieur de l'institution262. A présent,
attardons-nous sur deux autres fonctions dans l'institution, deux exemples, qui
procurent autant (voire plus) de pouvoir aux agents bureaucratiques.
D'une part, revenons sur le cas du bureau de
l'économie (økonomikontor) dont nous expliquions son
utilité pour le maintien de l'institution dans la première partie
de ce mémoire263. Seulement, si nous regardons de plus
près la manière dont cet impôt est fixé et
260 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements
», in WEBER Max, Economie et société,
op.cit., p.88
261 Ibid., p.88
262 Cf. « 3.3 L'importance du contrôle social et de
son activation », p. 53-57
263 Cf. « 3.1 La contrainte organisationnelle : se donner
les moyens nécessaires à la subsistance de la communauté
», p. 77-82
129
prélevé, nous savons grâce à
Astérix qu'il s'agit d'un montant en hausse constante, fixé tous
les ans au début de l'année civile par une assemblée
réunissant les personnes directement concernées par le bureau de
l'économie : les quatre personnes qui y sont employées à
plein temps ; les membres très influents du groupe de
contact264 ; tout comme ce que Birgitte appelle « les
économistes des aires locales », c'est-à-dire des personnes
désignées sur la base du volontariat qui jouent un rôle
d'interface entre les bureaux de l'économie et les habitants des aires
locales. Or, si nous adoptons un regard critique, nous voyons que le montant de
cet impôt n'est pas débattu lors des assemblées communes
(fællesmøde), mais par un petit groupe d'individus qui
ensuite transmettra ce qui a été décidé au nom de
tous lors de ces assemblées qui, comme l'a exprimé
Astérix, ne sont plus que réunions d'information
organisées par la direction administrative. Ensuite, le rôle des
économistes dans chaque aire locale peut lui-aussi prendre un
caractère directif, voire totalisant dans la manière dont est
prélevé l'impôt, puisqu'ils jouent dans une certaine mesure
le rôle d'infiltrés dans les aires locales pouvant faire remonter
l'information jusqu'au bureau de l'économie. Celui-ci repère soit
les christianites ayant des difficultés financières auquel cas
les moyens nécessaires seront mis en oeuvre pour aider les foyers en
difficulté265, soit les christianites ayant les moyens de
s'en acquitter mais refusant au nom de leurs idéaux anarchistes de se
soumettre à l'impôt. Cette dernière possibilité, qui
nous a été évoquée en marge de l'entretien avec
Kirsten, a ensuite fait l'objet d'une nouvelle question au bureau de
l'économie à laquelle la personne employée ce
jour-là n'a pas souhaité répondre. Birgitte, que nous
avons pu croiser par la suite, nous a confirmé cette possibilité
qui, au demeurant, concerne des cas très isolés266.
Quoi qu'il en soit, nous pouvons estimer que ceux à qui revient de droit
la gestion de l'économie interne, occupent une place de premier ordre
à Christiania. Ce petit groupe d'individus astreints à la
fixation et au prélèvement de l'impôt communautaire forment
en quelque sorte la clef de voûte de l'ordre bureaucratique de
Christiania qui, sans cet impôt, ces fonctionnaires ne
264 Nous mettons de côté le groupe de contact
pour le moment qui, nous le verrons, occupe une place centrale dans l'ordre
bureaucratique de Christiania.
265 Les entretiens réalisés avec
Astérix, simple habitant d'une aire locale, et Birgitte, coordinatrice
du bureau de l'économie, révèlent qu'il existe dans chaque
aire locale un « bénéfice social pour payer l'impôt
», c'est-à-dire un système de solidarité permettant
aux personnes en difficultés d'être exonéré de la
contribution mensuelle pour une période déterminée par
l'administration. Cette durée est débattue au cas par cas lors
des réunions du bureau de l'économie qui pourront statuer sur le
sort de ces personnes en difficulté.
266 La durée de notre présence sur le terrain
ne nous a pas permis de rencontrer cette poignée d'anarchistes
convaincus qui refusent encore de s'acquitter de l'impôt communautaire.
Cette opinion peut être acceptée par le bureau de
l'économie (økonomikontor) comme par le reste du groupe
seulement si la personne refusant de payer l'impôt s'explique
publiquement (soit lors d'une assemblée, soit en publiant cette
explication dans UGESPEJLET, le journal de la communauté).
Ainsi, nous revenons au même procédé employé par la
secrétaire du bureau de la construction (byggekontor), puisque
l'individu se trouve contraint de faire face à ses
responsabilités en se soumettant au contrôle social. Le reste du
groupe pourra ensuite soit accepter, soit refuser ce choix, ce qui peut
éventuellement l'amener à stigmatiser cet individu.
130
pourraient être rémunérés. Le
maintien des règles institutionnelles incarnées par le bureau de
l'économie entretiennent donc cette dynamique de bureaucratisation de la
commune libre de Christiania. Les christianites savent que cette dynamique fait
partie de son processus d'évolution et que cette bureaucratisation
était nécessaire au maintien de la communauté. Mais sans
doute, n'avaient-ils pas conscience de l'ampleur de la centralisation et de la
hiérarchisation de l'ordre bureaucratique que cela allait produire : les
christianites affirmant haut et fort leur pouvoir d'autogestion ne sont plus
maître de leur destin qu'ils ont mis aux mains du petit groupe
très restreint que représente le groupe de contact
(Kontaktgruppen).
D'autre part, nous avons démontré jusqu'
à présent que Christiania était soumise à un
processus de centralisation du pouvoir, qui s'explique notamment en raison de
la contrainte organisationnelle et des dangers venus de l'extérieur
(tels que la pression exercée par l'Etat). C'est ainsi que la plupart
des habitants de Christiania ont dû renoncer à une grande partie
de leur pouvoir politique. En effet, si nous reprenons le cas du procès
contre l'Etat, nous savons que c'est au groupe de contact que revient la
tâche de mener les négociations. Ce pouvoir de
représentativité que détiennent ses membres permet donc
à cette poignée d'activistes (christianites ou non) de
défendre les intérêts de la communauté,
épaulés par un leader incarné par maître
Knud Foldschack267, l'avocat désigné par quelques
activistes pour « sauver Christiania »268. Cette
délégation du pouvoir à un petit nombre d'individus dans
cette petite société censée être dépourvue de
leadership, nous avait permis d'appliquer la théorie
élitiste de R. Michels en nous interrogeant sur le processus
d'évolution de cette société sans leadership qui
tendrait inéluctablement à la formation d'une élite.
Pour beaucoup, il paraît évident de dire qu'une
société sans leadership est une société
amorphe, dans laquelle il est difficile de mobiliser le groupe. C'est la raison
pour laquelle, si l'on en croit A. Conroy il existe effectivement des
leaders à Christiania que nous pouvons trouver parmi les
active sympathizers, dont la fonction est nécessaire pour
rassembler et galvaniser le groupe face aux menaces qui planent au-dessus de
lui. Seulement, A. Conroy admet que « l'activisme peut
présenter un danger pour la démocratie »269
car si leader il y a à Christiania, alors nous pouvons faire
une croix sur l'idéal démocratique et l'absence de
267 Cf. « A) Knud Foldschack : un leader au sein d'une
organisation anarchiste ? » in, VASSEUR Pierre, mémoire
dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une
utopie communautaire, op.cit., p.8891
268 Nos travaux précédents ont
démontré que contrairement à ce que nous pouvions
imaginer, K. Foldschack ne fait pas l'unanimité et son statut d' «
avocat de Christiania » fait débat à l'intérieur de
la communauté. Cf. « B) Les regrets du clan anti-Foldschack »
in, VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.92-96
269 CONROY Adam, Christiania - The evolution of a commune,
op. cit., p.22
131
hiérarchie décrit dans la première
partie, mais nous pouvons aussi et surtout craindre un phénomène
de « dictature d'un seul »270. Ainsi,
obnubilés par leur objectif qui consiste à assurer l'avenir de la
communauté, les christianites peuvent laisser un, voire plusieurs
activistes se démarquer de la masse en endossant un rôle de
leader de communauté et ainsi priver tous les autres
christianites de leurs droits démocratiques. Dans un tel cas de figure,
le risque n'est pas tant qu'un chef puisse émerger parmi les
christianites, mais ce qui serait à n'en pas douter plus regrettable
dans ce type d'organisation politique poursuivant l'idéal
démocratique décrit en première partie, serait que le (ou
la) gouvernant(e) soit doté(e) d'un pouvoir d'influence,
c'est-à-dire une capacité à obtenir le consentement des
gouvernés qui serait telle que son statut de leader ne serait
jamais remis en cause (que ce soit au moyen d'un vote ou d'une
révolution). Alors, si nous reprenons une lecture
wébérienne de la domination, ce chef exercerait une domination
considérée comme « légitime
»271, présentant un caractère à la
fois « rationnel » car les christianites croient que
déléguer le pouvoir est la solution la plus logique pour faire
face aux défis qui se présentent à eux ; mais cette
domination aurait également des vertus « charismatique[s]
» car croyant que l'autorité de ce chef reposerait sur les valeurs
exemplaires qu'il incarne, ce qui lui procurerait un caractère
bienveillant, nécessaire au maintien et à la consolidation de sa
position. En outre, si nous reprenons les quelques éléments
évoqués jusqu'à présent, que nous les confrontons
aux résultats de nos recherches antérieures, et que nous
cherchons à identifier le leader de communauté à
Christiania, alors il se situerait dans la catégorie des active
sympathizers, il se trouverait de toute évidence parmi ce groupe
très restreint chargé de mener les négociations avec
l'Etat, puisque si l'on s'en tient à la théorie élitiste,
il serait un individu techniquement capable de remplir cette noble tâche
qui consiste à sauver la communauté.
Ainsi, contrairement à ce que nous avancions
l'année dernière, ce leader de communauté ne peut
être K. Foldschack, dont la fonction d'avocat très populaire au
Danemark l'amène à défendre plusieurs causes perdues dont
Christiania n'est qu'un élément de son agenda et peut-être,
à l'avenir, de son palmarès d'avocat. Ce leader de
communauté serait plutôt Hulda, christianite depuis 1984 et
coordinatrice du groupe de contact depuis sa création en 1991, que nous
avons finalement pu rencontrer lors d'un bref entretien qu'elle a
270 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.42
271Cf. « §2. Les types de domination légitime
», in WEBER Max, Economie et société,
op. cit., p.289-290
132
bien voulu nous accorder juste avant son rendez-vous
hebdomadaire avec Birgitte, la coordinatrice du bureau de l'économie de
Christiania272.
A la lecture de ce mémoire consacré à la
nature du pouvoir à Christiania, le lecteur aura remarqué que la
mention « groupe de contact » est omniprésente. Ceci n'est pas
le fait du hasard, ni même d'une maladresse de notre part qui voudrait
que nous aurions dû garder la curiosité du lecteur en haleine en
entretenant le mystère sur ce groupe de contact. Cela est impossible,
car le groupe de contact est partout : ses membres détiennent le pouvoir
de représentation de christianites devant les négociateurs de
l'Etat ce qui signifie qu'ils ont l'avenir de la communauté entre leurs
mains ; nous venons de voir qu'ils pouvaient également intervenir lors
des réunions du bureau de l'économie ; ils convoquent, organisent
et fixent les thèmes des assemblées communes
(fællesmøde) ; et nous verrons avec l'extrait d'entretien
avec Kirsten, membre du groupe de contact, qu'ils occupent également une
place de choix dans les aires locales . Autrement dit, présentant la
particularité de ne pas avoir de bureau où ils se
réunissent et où il serait facile de les trouver273,
cette poignée de christianites apparaît dans bien des aspects de
la vie communautaire, c'est pourquoi nous pouvons dire qu'ils exercent un
pouvoir diffus dans l'espace. Nous avons aussi pu voir à travers
l'exemple de Britta, ancienne membre éminente de ce groupe de contact,
qu'elle semble éprouver aujourd'hui un besoin de maintenir son
rôle auprès de ce groupe, ou du moins continuer à
paraître proche de ses membres afin d'entretenir son rôle. Tout
porte donc à croire qu'être membre du groupe de contact à
Christiania est à la fois source de pouvoir et signe extérieur de
noblesse, ce qui va nous permettre de dégager de manière plus
formelle le caractère hiérarchique de l'ordre institutionnel de
Christiania.