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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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Section 1- La bureaucratie comme instrument du pouvoir

Christiania s'est donc dotée d'une « direction administrative »260, ce qui nous permet de dire qu'à partir de l'état de simple relation sociale, la commune libre est devenue ce que M. Weber qualifie de « groupement » dans lequel « le maintien de l'ordre est garanti par le comportement de personnes déterminées, instituées spécialement pour en assurer l'exécution »261. Mais ce maintien de l'ordre assuré par un petit nombre d'individus est un réel problème pour nombre de christianites ayant adhéré à l'institution à l'époque où un grand nombre croyait peut-être encore que le rejet du pouvoir de représentativité était possible.

Morten: «But I am not as preoccupied by the State as I am by the internal bureaucracy.»

_ «And the Pusher Street?»

Morten: «And the Pusher Street, but the pushers I'm not that worried about that

Ici, Morten qui a conscience du danger que peuvent représenter les dealers de Pusher Street, va même jusqu'à affirmer qu'il est d'avantage préoccupé par le pouvoir sans cesse grandissant de cette bureaucratie. C'est à partir de ce constat que nous allons d'abord chercher à mieux nous rendre compte en quoi les agents monopolisent le pouvoir, puis la manière dont se décline l'ordre bureaucratique à Christiania.

1.1 Le monopole du pouvoir par les agents de la bureaucratie

Nous avons déjà évoqué le procédé qu'employait la secrétaire du bureau de la construction (byggekontor) dans le but de contraindre les « mauvais payeurs » de s'acquitter de leurs dettes, ce qui donnait à cet agent bureaucratique la possibilité d'exercer une contrainte légitime en activant le contrôle social à l'intérieur de l'institution262. A présent, attardons-nous sur deux autres fonctions dans l'institution, deux exemples, qui procurent autant (voire plus) de pouvoir aux agents bureaucratiques.

D'une part, revenons sur le cas du bureau de l'économie (økonomikontor) dont nous expliquions son utilité pour le maintien de l'institution dans la première partie de ce mémoire263. Seulement, si nous regardons de plus près la manière dont cet impôt est fixé et

260 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements », in WEBER Max, Economie et société, op.cit., p.88

261 Ibid., p.88

262 Cf. « 3.3 L'importance du contrôle social et de son activation », p. 53-57

263 Cf. « 3.1 La contrainte organisationnelle : se donner les moyens nécessaires à la subsistance de la communauté », p. 77-82

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prélevé, nous savons grâce à Astérix qu'il s'agit d'un montant en hausse constante, fixé tous les ans au début de l'année civile par une assemblée réunissant les personnes directement concernées par le bureau de l'économie : les quatre personnes qui y sont employées à plein temps ; les membres très influents du groupe de contact264 ; tout comme ce que Birgitte appelle « les économistes des aires locales », c'est-à-dire des personnes désignées sur la base du volontariat qui jouent un rôle d'interface entre les bureaux de l'économie et les habitants des aires locales. Or, si nous adoptons un regard critique, nous voyons que le montant de cet impôt n'est pas débattu lors des assemblées communes (fællesmøde), mais par un petit groupe d'individus qui ensuite transmettra ce qui a été décidé au nom de tous lors de ces assemblées qui, comme l'a exprimé Astérix, ne sont plus que réunions d'information organisées par la direction administrative. Ensuite, le rôle des économistes dans chaque aire locale peut lui-aussi prendre un caractère directif, voire totalisant dans la manière dont est prélevé l'impôt, puisqu'ils jouent dans une certaine mesure le rôle d'infiltrés dans les aires locales pouvant faire remonter l'information jusqu'au bureau de l'économie. Celui-ci repère soit les christianites ayant des difficultés financières auquel cas les moyens nécessaires seront mis en oeuvre pour aider les foyers en difficulté265, soit les christianites ayant les moyens de s'en acquitter mais refusant au nom de leurs idéaux anarchistes de se soumettre à l'impôt. Cette dernière possibilité, qui nous a été évoquée en marge de l'entretien avec Kirsten, a ensuite fait l'objet d'une nouvelle question au bureau de l'économie à laquelle la personne employée ce jour-là n'a pas souhaité répondre. Birgitte, que nous avons pu croiser par la suite, nous a confirmé cette possibilité qui, au demeurant, concerne des cas très isolés266. Quoi qu'il en soit, nous pouvons estimer que ceux à qui revient de droit la gestion de l'économie interne, occupent une place de premier ordre à Christiania. Ce petit groupe d'individus astreints à la fixation et au prélèvement de l'impôt communautaire forment en quelque sorte la clef de voûte de l'ordre bureaucratique de Christiania qui, sans cet impôt, ces fonctionnaires ne

264 Nous mettons de côté le groupe de contact pour le moment qui, nous le verrons, occupe une place centrale dans l'ordre bureaucratique de Christiania.

265 Les entretiens réalisés avec Astérix, simple habitant d'une aire locale, et Birgitte, coordinatrice du bureau de l'économie, révèlent qu'il existe dans chaque aire locale un « bénéfice social pour payer l'impôt », c'est-à-dire un système de solidarité permettant aux personnes en difficultés d'être exonéré de la contribution mensuelle pour une période déterminée par l'administration. Cette durée est débattue au cas par cas lors des réunions du bureau de l'économie qui pourront statuer sur le sort de ces personnes en difficulté.

266 La durée de notre présence sur le terrain ne nous a pas permis de rencontrer cette poignée d'anarchistes convaincus qui refusent encore de s'acquitter de l'impôt communautaire. Cette opinion peut être acceptée par le bureau de l'économie (økonomikontor) comme par le reste du groupe seulement si la personne refusant de payer l'impôt s'explique publiquement (soit lors d'une assemblée, soit en publiant cette explication dans UGESPEJLET, le journal de la communauté). Ainsi, nous revenons au même procédé employé par la secrétaire du bureau de la construction (byggekontor), puisque l'individu se trouve contraint de faire face à ses responsabilités en se soumettant au contrôle social. Le reste du groupe pourra ensuite soit accepter, soit refuser ce choix, ce qui peut éventuellement l'amener à stigmatiser cet individu.

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pourraient être rémunérés. Le maintien des règles institutionnelles incarnées par le bureau de l'économie entretiennent donc cette dynamique de bureaucratisation de la commune libre de Christiania. Les christianites savent que cette dynamique fait partie de son processus d'évolution et que cette bureaucratisation était nécessaire au maintien de la communauté. Mais sans doute, n'avaient-ils pas conscience de l'ampleur de la centralisation et de la hiérarchisation de l'ordre bureaucratique que cela allait produire : les christianites affirmant haut et fort leur pouvoir d'autogestion ne sont plus maître de leur destin qu'ils ont mis aux mains du petit groupe très restreint que représente le groupe de contact (Kontaktgruppen).

D'autre part, nous avons démontré jusqu' à présent que Christiania était soumise à un processus de centralisation du pouvoir, qui s'explique notamment en raison de la contrainte organisationnelle et des dangers venus de l'extérieur (tels que la pression exercée par l'Etat). C'est ainsi que la plupart des habitants de Christiania ont dû renoncer à une grande partie de leur pouvoir politique. En effet, si nous reprenons le cas du procès contre l'Etat, nous savons que c'est au groupe de contact que revient la tâche de mener les négociations. Ce pouvoir de représentativité que détiennent ses membres permet donc à cette poignée d'activistes (christianites ou non) de défendre les intérêts de la communauté, épaulés par un leader incarné par maître Knud Foldschack267, l'avocat désigné par quelques activistes pour « sauver Christiania »268. Cette délégation du pouvoir à un petit nombre d'individus dans cette petite société censée être dépourvue de leadership, nous avait permis d'appliquer la théorie élitiste de R. Michels en nous interrogeant sur le processus d'évolution de cette société sans leadership qui tendrait inéluctablement à la formation d'une élite.

Pour beaucoup, il paraît évident de dire qu'une société sans leadership est une société amorphe, dans laquelle il est difficile de mobiliser le groupe. C'est la raison pour laquelle, si l'on en croit A. Conroy il existe effectivement des leaders à Christiania que nous pouvons trouver parmi les active sympathizers, dont la fonction est nécessaire pour rassembler et galvaniser le groupe face aux menaces qui planent au-dessus de lui. Seulement, A. Conroy admet que « l'activisme peut présenter un danger pour la démocratie »269 car si leader il y a à Christiania, alors nous pouvons faire une croix sur l'idéal démocratique et l'absence de

267 Cf. « A) Knud Foldschack : un leader au sein d'une organisation anarchiste ? » in, VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.8891

268 Nos travaux précédents ont démontré que contrairement à ce que nous pouvions imaginer, K. Foldschack ne fait pas l'unanimité et son statut d' « avocat de Christiania » fait débat à l'intérieur de la communauté. Cf. « B) Les regrets du clan anti-Foldschack » in, VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.92-96

269 CONROY Adam, Christiania - The evolution of a commune, op. cit., p.22

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hiérarchie décrit dans la première partie, mais nous pouvons aussi et surtout craindre un phénomène de « dictature d'un seul »270. Ainsi, obnubilés par leur objectif qui consiste à assurer l'avenir de la communauté, les christianites peuvent laisser un, voire plusieurs activistes se démarquer de la masse en endossant un rôle de leader de communauté et ainsi priver tous les autres christianites de leurs droits démocratiques. Dans un tel cas de figure, le risque n'est pas tant qu'un chef puisse émerger parmi les christianites, mais ce qui serait à n'en pas douter plus regrettable dans ce type d'organisation politique poursuivant l'idéal démocratique décrit en première partie, serait que le (ou la) gouvernant(e) soit doté(e) d'un pouvoir d'influence, c'est-à-dire une capacité à obtenir le consentement des gouvernés qui serait telle que son statut de leader ne serait jamais remis en cause (que ce soit au moyen d'un vote ou d'une révolution). Alors, si nous reprenons une lecture wébérienne de la domination, ce chef exercerait une domination considérée comme « légitime »271, présentant un caractère à la fois « rationnel » car les christianites croient que déléguer le pouvoir est la solution la plus logique pour faire face aux défis qui se présentent à eux ; mais cette domination aurait également des vertus « charismatique[s] » car croyant que l'autorité de ce chef reposerait sur les valeurs exemplaires qu'il incarne, ce qui lui procurerait un caractère bienveillant, nécessaire au maintien et à la consolidation de sa position. En outre, si nous reprenons les quelques éléments évoqués jusqu'à présent, que nous les confrontons aux résultats de nos recherches antérieures, et que nous cherchons à identifier le leader de communauté à Christiania, alors il se situerait dans la catégorie des active sympathizers, il se trouverait de toute évidence parmi ce groupe très restreint chargé de mener les négociations avec l'Etat, puisque si l'on s'en tient à la théorie élitiste, il serait un individu techniquement capable de remplir cette noble tâche qui consiste à sauver la communauté.

Ainsi, contrairement à ce que nous avancions l'année dernière, ce leader de communauté ne peut être K. Foldschack, dont la fonction d'avocat très populaire au Danemark l'amène à défendre plusieurs causes perdues dont Christiania n'est qu'un élément de son agenda et peut-être, à l'avenir, de son palmarès d'avocat. Ce leader de communauté serait plutôt Hulda, christianite depuis 1984 et coordinatrice du groupe de contact depuis sa création en 1991, que nous avons finalement pu rencontrer lors d'un bref entretien qu'elle a

270 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.42 271Cf. « §2. Les types de domination légitime », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.289-290

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bien voulu nous accorder juste avant son rendez-vous hebdomadaire avec Birgitte, la coordinatrice du bureau de l'économie de Christiania272.

A la lecture de ce mémoire consacré à la nature du pouvoir à Christiania, le lecteur aura remarqué que la mention « groupe de contact » est omniprésente. Ceci n'est pas le fait du hasard, ni même d'une maladresse de notre part qui voudrait que nous aurions dû garder la curiosité du lecteur en haleine en entretenant le mystère sur ce groupe de contact. Cela est impossible, car le groupe de contact est partout : ses membres détiennent le pouvoir de représentation de christianites devant les négociateurs de l'Etat ce qui signifie qu'ils ont l'avenir de la communauté entre leurs mains ; nous venons de voir qu'ils pouvaient également intervenir lors des réunions du bureau de l'économie ; ils convoquent, organisent et fixent les thèmes des assemblées communes (fællesmøde) ; et nous verrons avec l'extrait d'entretien avec Kirsten, membre du groupe de contact, qu'ils occupent également une place de choix dans les aires locales . Autrement dit, présentant la particularité de ne pas avoir de bureau où ils se réunissent et où il serait facile de les trouver273, cette poignée de christianites apparaît dans bien des aspects de la vie communautaire, c'est pourquoi nous pouvons dire qu'ils exercent un pouvoir diffus dans l'espace. Nous avons aussi pu voir à travers l'exemple de Britta, ancienne membre éminente de ce groupe de contact, qu'elle semble éprouver aujourd'hui un besoin de maintenir son rôle auprès de ce groupe, ou du moins continuer à paraître proche de ses membres afin d'entretenir son rôle. Tout porte donc à croire qu'être membre du groupe de contact à Christiania est à la fois source de pouvoir et signe extérieur de noblesse, ce qui va nous permettre de dégager de manière plus formelle le caractère hiérarchique de l'ordre institutionnel de Christiania.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway