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Chapitre 2 - Vers un ordre bureaucratique : des
fonctionnaires chez les anarchistes
Nous avons déjà évoqué
l'idée que la bureaucratisation est l'une des caractéristiques du
processus d'évolution de Christiania. Nous savons que dès les
premières années, les pionniers de la commune libre durent faire
face à des contraintes internes comme gérer les ordures, et
à des contraintes externes comme répondre au plan de
normalisation initié par l'Etat et à la menace que
représentait celui-ci pour l'avenir de la communauté. Dès
1974, J-M Traimond évoquait un « risque de bureaucratisation
»257, ce qui laisse supposer que les pionniers n'ont pas
cru bien longtemps pouvoir véritablement autogérer leur commune
dans tous ses aspects. Néanmoins, ils n'avaient surement par pu imaginer
à quel rythme très soutenu voire infernal de bureaucratisation
ils allaient être soumis.
Christiania « à l'état adulte
»258 serait une organisation présentant les
critères d'un ordre bureaucratique avec une spécialisation et une
démultiplication des fonctions, ce qui va, nous l'avons dit, du simple
ramassage des ordures à la défense des intérêts des
christianites lors des négociations avec l'Etat. D'après Kirsten,
tout ceci donne aujourd'hui une trentaine de fonctionnaires de l'institution,
rémunérés grâce à l'impôt
prélevé chaque mois par les agents du bureau de
l'économie. Or, cela entraîne l'apparition de nouvelles
règles (comme payer l'impôt) qui trouvent leur
légitimité à travers l'assurance que ces nouvelles
contraintes servent au bon fonctionnement de la communauté. Aujourd'hui
et dans une certaine mesure, « sauver Christiania », c'est donc
accepter de se plier aux règles de l'ordre bureaucratique, ce qui met la
masse en position de faiblesse vis-à-vis de certains fonctionnaires qui
occupent une position favorable leur permettant d'exercer le pouvoir : ce que
M. Weber appelle la domination légale-rationnelle259.
Seulement, nous verrons dans la dernière section que, malgré les
années qui passent et la lente institutionnalisation de cette croyance
envers l'ordre établi, tous ne sont pas totalement convertis à
cet ordre bureaucratique.
257 TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania,
op.cit., p.100
258 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., P.16
259 Premier type de domination légitime chez M. Weber,
la domination légale-rationnelle repose « sur la croyance en la
légalité des règlements arrêtés et du droit
de donner des directives qu'ont ceux qui sont appelés à exercer
la domination par ces moyens (domination légale) ». Cf. «
§ 2 Les types de domination légitime », in WEBER Max,
Economie et société, op.cit., p. 289
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