La domination exercée par le groupe des activistes
est, quant à elle, beaucoup plus difficile à percevoir. En effet,
à première vue le visiteur de Christiania sera sans doute
aveuglé à la fois par la noblesse de la tâche qu'ils
remplissent (parvenir à « sauver Christiania »), tout comme
par les discours souvent orientés vers la violence et les méfaits
de Pusher Street. Pour ces raisons, notre regard pourrait sans doute s'orienter
loin des effets secondaires de l'activisme politique : Les activistes de
Christiania exercent un pouvoir d'influence qui se caractérise par le
consentement des dominés. La domination n'est réelle que s'il y a
« un minimum de volonté d'obéir » de la part
du dominé, souligne M. Weber248. Or, c'est
précisément ce qu'il semble se produire à Christiania
entre les christianites politiquement très actifs et les autres qui,
pour des raisons déjà évoquées lors de l'analyse de
la typologie d'A. Conroy, se désintéressent de la politique.
D'ailleurs, ce dernier ajoute dans sa typologie que « l'activisme peut
présenter un danger pour la démocratie »249,
ce qui laisse entendre qu'une frange importante de christianite - même
ceux pouvant être classés parmi les active sympathizers -
se trouve en retrait lorsqu'une décision importante pour la
communauté doit être prise.
Nous avons déjà évoqué dans la
première partie du mémoire que l'idéal démocratique
poursuivi par les christianites est difficilement réalisable. En effet,
le caractère utopiste de cette entreprise notamment destinée
à laisser l'application directe du pouvoir à la masse, n'est plus
à démontrer. C'est pourquoi, aussi bien lors des
assemblées des aires locales (områdemøde) que des
assemblées communes (fællesmøde), bon nombre de
christianites renoncent à leur pouvoir politique et désertent ces
assemblées, laissant ainsi le champ libre aux christianites les plus
impliqués dans la vie politique, décider pour eux de ce qui est
bon pour l'avenir de la communauté. Le déficit
démocratique est une constante dans bien des sociétés,
mais dans un univers local où les individus ont la chance de se voir
offrir la
248 Cf. « §1 Définition, condition et modes de
domination », in WEBER Max, Economie et
société, op. cit., p.285
249 CONROY Adam, Christiania - The evolution of a commune,
op. cit., p.22
122
possibilité d'autogérer leur commune, cette
situation peut rapidement tourner à l'avantage du dernier christianite
quittant l'assemblée.
Morten: «I even think that we
should help those who are less good at talking, to take public positions here
in Christiania. Because, very often it's the people who have the most resources
who are the best at talking, who have the best jobs and the best incomes, who
also participate the most in the political activities.»
_ «So, does it mean that in Christiania some people
need to be represented because they can't do it on their own?»
Morten: «Yeah, exactly. I think
they shouldn't be represented by others but by themselves and they should be
helped to participate by those who have a better salary, just for making them
more implicated in our local democracy.»
Morten évoque ici la manière dont beaucoup de
christianites éprouvent des difficultés à s'impliquer dans
la vie démocratique, même à l'échelle de leur aire
locale. Des difficultés qu'il explique par le fait que l'exercice de la
démocratie directe implique souvent une prise de parole de lors des
assemblées. Evidemment, tous ne possèdent pas la même
éloquence et le même charisme dont peuvent
bénéficier certains christianites tels que, nous l'avons
décrit, Nils Vest. Ainsi, dans l'idéal tel que décrit par
Morten, il incomberait à cette catégorie de christianites
bénéficiant d'importantes ressources (à la fois pour ce
qui est du capital économique, culturel et social), la
responsabilité d' « aider » et de transmettre certaines de
leurs capacités, pour que tous les christianites sans exception aient la
chance de pouvoir participer. Mais la réalité est toute autre,
comme en témoigne l'exemple ci-dessous.
250 Si nous admettons que les activités sont
socialement classées et classantes, alors se rendre sur invitation
à un vernissage dans une galerie d'art un dimanche après-midi,
fait sans doute partie des activités de la classe supérieure de
Christiania.
251 Dont je tairais le nom pour que cela n'affecte pas les liens
sociaux qu'il entretient avec ce groupe.
petits fours, c'est là que mon ami m'a glissé
dans l'oreille en regardant en direction de petit groupe réuni dans un
coin : « I don't like them. They seek power ». D'abord
interloqué par ce que venais de me souffler mon ami, je pris conscience
à quel point cette catégorie de christianites pouvaient exercer
un pouvoir d'influence sur le reste de la communauté. Au-delà des
gratifications matérielles, ce sont bien des gratifications symboliques
que peuvent offrir ces christianites de la classe supérieure en
contrepartie de la docilité des individus dominés : une
invitation à telle réunion, à tel repas, la simple
assurance d'être vu par les autres activistes en compagnie des
personnalités les plus charismatiques de la communauté ; sont
autant d'occasions de satisfaire l'estime de soi ou de renforcer l'image que
l'on cherche à transmettre dans sa
représentation252.
123
Enfin, il serait inapproprié d'achever cette analyse du
pouvoir d'influence que peut exercer les membres politiquement plus actifs de
la communauté sans évoquer le rejet, voire le sentiment
d'indifférence que peut engendrer cet effet de séduction
vis-à-vis des autres membres du groupe. Pour cela, reprenons l'exemple
de Joker qui, à la fin de l'entretien, lorsque nous lui posions une
dernière question sur le groupe contact (Kontaktgruppen),
affirmait avoir lui aussi cherché à entrer dans ce groupe, mais
qu'il a rapidement renoncé :
Joker: «Yeah-yeah. It's an open
group, I did participate two years ago, but I have a bad temper when I meet
persons with artificial authority, I have a very bad temper.»
_ «Ok.»
Joker: «And the last thing that I
wanted to do was shooting some assholes, so I didn't want to participate
anymore.»
Anarchiste convaincu se décrivant comment «
anarcho-communiste », nous sentons un certain rejet lorsque Joker nous
évoque son expérience dans le groupe de contact. La plupart de
ses membres, nous l'avons déjà évoqué,
étaient présents au fameux vernissage où nous avons pu
faire nos observations, ce qui nous permet de les identifier comme faisant
partie de la classe supérieure de Christiania. Or, bien qu'étant
lui-même un active sympathizer, Joker n'hésite pas
à exprimer ouvertement le dégout qu'il a pu ressentir lorsqu'il
fréquentait ce groupe. Les définissants comme des personnes
exerçant une « autorité artificielle »,
c'est-à-
252 « L'ascension sociale implique que l'on donne
des représentations appropriées [...]. L'effort que
fournissent les individus soit pour s'élever, soit pour éviter de
déchoir suppose aussi qu'ils consentent à des sacrifices pour
maintenir la façade », in «
L'idéalisation », GOFFMAN Erving, La mise en scène de la
vie quotidienne - La présentation de soi, op. cit., p.41
124
dire une domination qu'ils infligeraient au reste du groupe en
vertu d'un pseudo-pouvoir qu'ils se seraient eux-mêmes octroyé ;
Joker est l'exemple-type du christianite anarchiste croyant à
l'idéal démocratique poursuivi par l'institution, ce qui explique
sa désapprobation à l'égard des membres les plus
éminents du groupe des active sympathizers.
Ainsi, les témoignages de Joker et de Morten montrent
que dans l'institution, et plus encore à l'intérieur du groupe
des active sympathizers, préexiste une défiance à
l'égard de ces leaders de communauté. L'idéal
démocratique et les principes de décentralisation du pouvoir et
d'autogestion n'ont pas totalement disparus, et nous verrons dans la
dernière section du dernier chapitre que certains esprits critiques
envers ce processus de centralisation du pouvoir, qui pourtant paraît
inéluctable, continuent à s'élever au coeur de la
communauté.
En somme, dans cette dernière section, nous nous
sommes replongés dans une relation de domination que nous avions mis en
évidence dans nos recherches précédentes, mais cette
fois-ci en partant de l'idée que, bien qu'antagonistes, ces deux groupes
dominants ont un intérêt commun à garder ce conflit «
fermé », afin de maintenir le pouvoir d'influence qu'ils exercent
parallèlement et de manière isolée sur le reste du groupe.
Dès lors, nous retrouvons ici deux sortes de pouvoir avec d'un
côté un pouvoir d'injonction exercé par la frange la plus
dure des pushers que l'on trouve parmi les passive
opportunists, et de l'autre un pouvoir d'influence exercé par un
groupe dominant que l'on trouve parmi les active sympathizers. Ainsi,
bien que paraissant de prime abord totalement opposés, ces deux groupes
dominants enfreignent chacun à leurs manières des règles
fondamentales dictées par l'institution : le recours à la
violence pour les pushers253, qui est pourtant
prohibée par le code communautaire de Christiania ; mais aussi une
monopolisation du pouvoir de décision par les membres les plus
politiquement actifs de l'institution, qui d'après Morten, au lieu
d'encourager leurs semblables à participer à la chose publique,
profitent de leur absence lors des assemblées pour prendre les
décisions entre eux, et ainsi former une élite.
253 Notons que la violence était aussi contraire aux
idéaux de P-J Proudhon qui, comme nous avons pu nous en apercevoir dans
la première partie, a largement inspiré les fondateurs de ces
utopies révolutionnaires. Cf., PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op. cit., p. 86
125
Afin de conclure ce chapitre et de tourner la page vers le
dernier grand axe de ce mémoire, l'analyse de la structure de la
société et des rapports sociaux à Christiania montre que
dans la pratique, l'ordre institutionnel de Christiania est bien
différent de ce que nous avons pu trouver dans les principes fondateurs
de la commune libre. L'organisation politique initiale telle qu'elle a
été dictée par les pionniers a totalement changé,
du fait du processus d'évolution de la commune libre : l'espace
fédéré permettant, si l'on adopte de le point de vue de
P-J Proudhon, un meilleur équilibre du pouvoir et évite - en
principe - qu'un groupe restreint d'individus prenne le pouvoir et domine le
reste de la communauté, paraît bien loin de la
réalité sociale dans laquelle les christianites évoluent
aujourd'hui : tout d'abord nous avons cherché à
différencier les groupes au moyen de la typologie d'A. Conroy, ce qui
nous a ensuite amenés à nous pencher sur les classes sociales
à Christiania. Puis, à travers des exemples concrets, nous avons
vu que certains individus parviennent au moyen de leur représentations
soit à maintenir leur position dans la hiérarchie sociale, soit
à s'y mouvoir au gré de leurs besoins, ce qui prouve que savoir
bien se positionner soit dans les différents groupes sociaux (ex. Joker)
soit dans la hiérarchie sociale (ex. Britta) est l'une de leurs
préoccupations. Enfin, certains de ces christianites parviennent
à tirer leur épingle du jeu et à se positionner au plus
haut de la hiérarchie aussi bien dans le groupe des pushers que
celui des activistes) qui, chacun de leurs côtés et à leurs
manières, exercent une domination perpétuelle sur le reste du
groupe.
En outre, ce chapitre serait la charnière entre la
description de Christiania « à l'état embryonnaire
»254 (soit un modèle de société
révolutionnaire qui repose initialement sur un idéal utopiste),
adossé à ce qu'est devenue l'institution aujourd'hui, Christiania
« à l'état adulte »255,
c'est-à-dire une institution reproduisant l'ordre « classique
» : une société hiérarchisée et un pouvoir
centralisé. La métamorphose de cette société
alternative s'explique par un processus de centralisation du pouvoir à
laquelle elle a été soumise. La contrainte organisationnelle tout
comme les rapports sociaux empêcheraient que l'idéal utopiste se
réalise. Ainsi, Christiania serait un espace de co-présence qui a
nécessité des ajustements institutionnels qui tendent à
modifier profondément les aspirations révolutionnaires initiales,
au dépend d'un ordre institutionnel reproduit à partir de l'ordre
« classique » des sociétés
254. Nous reprenons volontairement la métaphore
biologique employée par P. Clastres, qui oppose « l'état
embryonnaire, naissant, peu développé » à «
l'état adulte », qui a atteint un stade avancé de
son processus d'évolution, mais qui n'est pas pour autant
forcément le plus abouti. CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op. cit., p.16
255 Si nous admettons que le stade d'évolution actuel est
le plus abouti.
occidentales. Notre cheminement nous dirige donc tout droit
vers la troisième hypothèse qui dirait que la balance du pouvoir
a penché en la faveur d'un petit nombre individus. L'ordre
institutionnel alternatif qui a été institué n'a pas
permis à l'ensemble du groupe de s'émanciper du pouvoir politique
traditionnel des sociétés occidentales, à caractère
hiérarchisé et autoritaire de type «
commandement-obéissance »256. Christiania est donc une
utopie communautaire soumise à un effet de redressement vers la norme,
et le dernier chapitre consacré à l'ordre bureaucratique qui
règne à Christiania achèvera, nous l'espérons, de
convaincre le lecteur que cette société alternative n'est que le
reflet de la société « classique ».
126
256 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., p.16