D'après M. Weber, la domination (herrschaft)
est « la chance de trouver des personnes déterminables,
prêtes à obéir à un ordre »237.
Notion moins « amorphe »238 que le pouvoir, elle
permet d'après lui de mieux appréhender les rapports sociaux dans
un univers institutionnel. C'est la raison pour laquelle nous nous attardons
sur ce concept dans cette dernière section, consacrée aux deux
groupes dominants dans la communauté : les pushers et les
activistes.
L'année dernière, notre problématique
sur la durabilité d'un tel phénomène communautaire nous
avait amené à nous demander comment ces deux groupes antagonistes
parvenaient-ils à cohabiter malgré le conflit permanent, une
relation évidente de domination239, qui aurait pu conduire ce
projet de société alternative à l'inéluctable
destin d'éclatement communautaire240. Seulement, en
nous rapportant à ce qu'écrit H. Becker, nous avions pu constater
qu'une coexistence était possible si le maintien de ce rapport
antagoniste permettait aux deux parties de continuer à dominer le reste
du groupe : « Quand deux groupes sont en concurrence pour le pouvoir
à l'intérieur d'une organisation, [...] le conflit peut
même être chronique. Cependant, précisément parce que
le conflit peut être une composante durable de l'organisation, il peut
aussi ne jamais se transformer en conflit ouvert. Bien au contraire,
empêtré dans une situation contraignante pour les deux parties,
chaque groupe trouve avantage à laisser l'autre commettre certaines
infractions et se garde de vendre la
237 Cf. « § 16 Puissance, domination », in
WEBER Max, Economie et société, op. cit.,
p. 95
238 Ibid., p.95
239 Cf. « C) Une relation de domination » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.63-69
240 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65
117
mèche ». Autrement dit, il existerait
entre ces deux groupes un intérêt commun à maintenir leur
relation antagoniste à un état fermé, de manière
à ce que ces deux groupes dominants puissent continuer à exercer
parallèlement leurs dominations sur le reste du groupe. Voilà la
raison qui expliquerait pourquoi activistes et pushers n'ont aucun
intérêt à s'affronter directement pour départager le
groupe le plus puissant.
Néanmoins, ce maintien de la balance des pouvoirs
n'est pas facile, et les deux groupes exercent deux formes de domination
différentes. Nous ne cherchons pas pour le moment à classer
activistes et pushers parmi les trois idéaux-types classiques
de la sociologie wébérienne (dominations
légale-rationnelle, traditionnelle ou charismatique), mais plutôt
à mettre en évidence quelles sortes de pouvoirs leurs permettent
de dominer le groupe.
Afin d'affirmer leur domination, les membres du groupe
des pushers exercent un pouvoir d'injonction qui repose sur la
coercition. En effet, certains de nos entretiens réalisés avec
des activistes résument assez bien le climat de terreur qu'ont pu
instaurer les pushers ; car l'injonction suppose l'emploi possible de
la force, ce qui leur permet de s'assurer un statut particulier à
l'intérieur de la communauté :
_ «You seem against this principle [the fact that
making pictures in Pusher Street is forbidden]. What is your
opinion?»
Astérix: «No, we accept it
because we can understand that you don't like to be photographed, because they
can get bursted in that way. You know, there are a lot of hang around there,
and they have a lot of power you know... They can use violence and
terror.»
Le témoignage d'Astérix est éloquent,
car il utilise les termes de « pouvoir », « violence » et
« terreur », tous les éléments sont donc réunis
pour que ce groupe exerce sa domination grâce à son pouvoir
d'injonction.
Afin de vérifier les propos tenus par Astérix,
détachons-nous des discours et mettons en évidence le pouvoir
d'injonction exercé par les pushers à partir de nos
observations sur le terrain. Cela est l'occasion de revenir sur le fameux oubli
de la quinzième aire locale, Prærien (« La prairie »),
que nous évoquions dans la première partie de ce mémoire.
A l'époque, c'est grâce à notre allié sur le
terrain241 que nous avions découvert, contre toutes attentes,
que Christiania est en réalité un espace morcelé, de type
fédératif. Alors, pour être plus précis
241 Ole Lykke, christianite depuis 1979 et archiviste de la
communauté.
118
dans son explication, notre informateur avait dessiné
à main levée sur un fond de carte que nous lui avions
donné, les quatorze cercles correspondant aux aires locales. Or, tout
porte à croire que lorsqu'il se mit à tracer ces cercles, ce
christianite savait qu'il n'y a à Christiania que quatorze aires locales
concernées par le prélèvement de l'impôt
communautaire. En effet, l'oubli de la petite aire locale de Prærien et
ses quatorze christianites imposables242 s'explique par le fait
qu'Ole Lykke avait tracé ces cercles en commençant par ce que
nous appelons aujourd'hui l'aire locale n°1, Sydområdet («
L'aire du Sud »). Or, située au coin des rue
Bådsmandsstræde et de Prinsessegade, nous pouvons constater sur le
document situé en annexe, que cette aire locale n'est pas
concernée par le prélèvement de l'impôt
communautaire243 pour la simple et bonne raison qu'elle n'est a
priori pas habitée.
Mais que trouve-ton à Sydområdet ? Le bureau de
poste de la communauté, quelques boutiques souvenirs pour les touristes,
le café Loppen, les anciennes écuries de la caserne militaire
réaménagées en musée (Galloperiet), ou
encore un skatepark jouxtant l'espace destiné à trier
les ordures. Cependant, si nous nous avançons en direction de Fredens
Ark (« l'arche de la paix », aire locale n°3), aire voisin de
Sydområdet, nous voyons deux à trois maisons neuves244
qui constituent un seul et même bloc du fait de leur mitoyenneté,
clairement délimitées côté commune libre par des
clôtures infranchissables et fermées côté rue de
Bådsmandsstræde par une impressionnante porte de garage, où
stationnent plusieurs voitures de luxe, où vont et viennent des fourgons
aux vitres teintées de manière très
régulière. Ce bloc d'habitations est certainement le dernier
endroit où le chercheur irait poser ses questions, car il est connu de
tous les christianites - et certainement par les services de police de
Copenhague - comme l'endroit renfermant les principaux trafiquants de
marijuana. Allan avait évoqué lors de notre entretien avec
Astérix, l'existence de ces habitations qu'il décrivait comme un
véritable nid de criminels, et faisait part de ses craintes
vis-à-vis de ce groupe qui n'hésitait pas, d'après lui,
à user de la violence pour défendre leurs
intérêts.
_ «You mentioned these gangsters, and I heard about
that at the seminar last Saturday, what do you think about these people living
nearby this parking on the other side of Christiania [in
Sydområdet]?»
242 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de
résidents de Christiania en mars 2012».
243 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de
résidents de Christiania ». Aussi bien sur le tableau du mois de
décembre 2010 que sur celui de mars 2012, Sydområdet brille par
son absence. Or cette absence sur les comptes de la communauté
réalisés par les agents administratifs du bureau de
l'économie (Økonomikontor) confirme l'idée
qu'aucun impôt n'est prélevé à Sydområdet.
244 Des constructions beaucoup plus récentes, qui
contrastent avec les immeubles voisins qui, eux, datent de l'ancienne caserne
militaire.
119
Allan: «Yes, I mentioned it at the
seminar last time before I got drunk (he laughs). I mentioned the old
Rainbow house started to be occupied maybe ten or twelve years ago... Fifteen
years ago maximum, by a group of young people who just moved in this house and
probably are some kind of hang around, or connected to the Hells angels, the
mafia or the gangsters. And you can see that, you come to that conclusion from
many things, if you look at the house, just look at the house, the cars, and so
on, and so on...»
_ «Yes, as you told it last time, I just went there
and actually I noticed that there are very wealthy cars... But cars are
forbidden inside Christiania, and this parking is inside Christiania,
right?»
Astérix:
«Yeah-yeah.»
Allan: «So it's a good question, what
do you think Astérix?»
_ «Yes, and in this respect, do you think these
people just imposed their rules to the community?»
Astérix: «Yeah-yeah, they just do
as they want, they don't give a shit.»
Même si le recours à la violence n'est pas
clairement évoqué dans cet extrait, Allan y fait allusion un peu
plus loin dans l'entretien en exprimant à plusieurs reprises sa «
peur » vis-à-vis de ce groupe jugé comme pouvant être
violent. Nous n'allons pas revenir sur ces multiples exemples que nous avons pu
relever dans plus entretiens réalisés l'année
dernière, mais soulignons qu'il règne toujours à
Christiania un certain climat de peur par rapport aux exactions auxquels
certains pushers peuvent avoir recours.
En outre, cette tension ou climat de peur se manifeste
matériellement dans ces fameux « comptes des habitants de
christiania »245 parus régulièrement dans
UGESPEJLET, le journal de la communauté. « Quelque
chose existe dans l'absence », écrivait P. Clastres à
propos de l'a priori disant que l'absence du politique et du pouvoir
peut paraître évidente dans les sociétés les plus
archaïques. Or, la seule lecture de ces tableaux faisant le point sur les
comptes de la communauté nous aurait certainement amené à
oublier Sydområdet et à laisser cette aire locale où l'on
ne paye pas d'impôts tomber dans l'oubli. Mais notre présence sur
le terrain et l'erreur qui s'est produite lorsqu'Ole Lykke a tracé ces
cercles sur la carte en omettant la quinzième aire locale, nous a
amené à découvrir un élément d'importance :
l'ancienne Rainbow house sur laquelle a été reconstruire
ce véritable quartier général des trafiquants de drogue,
rassemble une sorte de groupe d'intouchables, non contraints de se plier
à la règle institutionnalisée du prélèvement
de l'impôt pour tous les habitants de Christiania - en principe, sans
exceptions -. Lors de notre entretien avec Birgitte, nous avions noté
que tous les christianites se rendent au bureau de l'économie
(økonomikontor) pour payer leurs impôts,
245 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de
résidents de Christiania en mars 2012».
120
et cette employée du bureau de l'économie de
Christiania affirmait que les pushers s'acquittaient eux-aussi de ce
même impôt :
_ «That's really a... A very special relation between
the pushers and... What we often call the activists.»
Birgitte: «Yeah-yeah!»
«Even between the pushers and the administration
here.»
Birgitte: «Yeah! There are also
pushers coming down here to pay their rent. Sometimes they pay for a year in
advance because that's how they like it, or if they get in jail it's nice to
get that on.»
(Laughing)
«It's really a special place here!»
Birgitte: «Yeah, you know, and that's
okay! Because I can't... That's the way it is. That's their right to pay cash
in advance. So they pay their rent here some of them. But sometimes we get some
new groups here then they bring somebody with them.»
Ces deux dernières phrases résument
peut-être l'idée que dans cette institution, un régime
spécial est accordé au pushers, ce qui peut vouloir dire
qu'un traitement de faveur leur est accordé par l'ensemble de
l'institution et cela se ressent dans l'attitude de cette fonctionnaire du
bureau de l'économie à leur égard: certains d'entre eux
payent plusieurs mois d'avance au cas où ils seraient
emprisonnés, ce qui laisse entendre que d'autres, moins
prévoyants, peuvent avoir des retards de paiement pour les mêmes
raisons. D'autres ne se rendent pas physiquement au bureau de l'économie
et ne payent pas par virement246, mais envoient quelqu'un pour payer
en leur nom247. Toujours est-il que nous sommes en mesure d'affirmer
qu'au sein de cette institution, absolument tout est mis en oeuvre pour
faciliter la vie des pushers. Bien entendu, cette flexibilité
administrative et les traitements de faveur ne sont pas exclusivement
accordés aux pushers mais les pratiques institutionnelles
révélées dans l'entretien avec la coordinatrice du bureau
de l'économie montrent clairement qu'un régime particulier est
accordé aux pushers.
246 L'argent d'un trafic de drogue est rarement placé
sur un compte en banque, ce qui explique que nombre d'entre eux payent cash.
247 Ce qui explique peut-être le fait que les
trafiquants de drogue de Sydområdet ne payent pas directement
d'impôts, mais que leur position en haut de la hiérarchie des
pushers de Christiania, leur permet de déléguer cette
tâche à un autre pusher positionné à un
échelon inférieur de ce cercle (assez fermé) des
pushers. Autre possibilité, peut-être même que leur
pouvoir d'injonction est si fort, que les fonctionnaires du bureau de
l'économie ont tout simplement renoncé à prélever
l'impôt parmi ces criminels.
121
Pour résumer, ces quelques exemples cités, ainsi
que nos observations sur le terrain mettent un peu plus de relief à
l'idée que les pushers exercent une domination sur le groupe au
moyen d'un pouvoir d'injonction. Bien entendu, nous avons vu notamment avec les
témoignages de Joker qui a été lui-même un
pusher, ou bien Kirsten ou encore Birgitte qu'il fallait se garder de
généraliser notre opinion à l'égard de ce groupe ;
mais force est de constater que la frange la plus dure de cet univers
déviant n'hésitent pas à avoir recours à la
violence.