L'institution n'est pas un corps figé. Nous avons vu
que les individus se positionnent, acquièrent un statut et cherchent
à le consolider grâce à leurs représentations ; mais
les rôles ne sont pas fixes car les individus se meuvent et cherchent
à atteindre la position jugée la plus confortable. Celle-ci
dépend des ambitions personnelles et cette chance qu'ont les individus
de se déplacer sur l'échiquier institutionnel dépend
grandement de leur capacité à prendre le jeu à leur
compte.
J. Lagroye relève l'« existence de
rôles institutionnels », qu'il définit comme une «
croyance très générale, une forme d'accord très
partagée, même si tous les membres d'une société
politique sont loin d'avoir une connaissance claire et complète des
institutions qui caractérisent et balisent cet espace. C'est en fonction
de multiples facteurs - le statut social, la profession, les études
suivies, les expériences et les connaissances acquises dans d'autres
formes d'activité, ou encore l'intérêt porté
à la politique - que certains individus ou groupes d'individus sont
amenés à appréhender l'ordre institutionnel avec
précision, tandis que d'autres n'en ont qu'une perception floue et ont
que peine à s'y comporter correctement »232.
L'individu, nous l'aurons compris, n'est pas un acteur passif dans
l'institution, mais sa position dans le champ dépendra de sa
capacité à calculer la manière dont il se meut dans
l'institution ce qui, si ce calcul est bien fait, lui permettra d'optimiser sa
position dans le champ. Cette position qu'il occupe dans l'institution, lui
permettra (comme nous l'avons vu avec Britta) de tirer un certain nombre de
ressources, des gratifications qui lui permettront de forger son
identité, d'acquérir un statut et de le renforcer au moyen d'une
représentation.
Toutefois, comme l'explique J. Lagroye, modifier sa position
au gré de ses besoins et de ses envies n'est pas chose aisée :
cela demande d'autres qualités que celles évoquées dans
l'exemple de Britta, car savoir faire usage de l'institution nécessite
que l'acteur soit capable de lire l'ordre institutionnel et d'évaluer
presque instantanément les opportunités qui s'offrent à
lui. Cette aptitude à faire les bons calculs et les choix judicieux,
nous la retrouvons dans l'entretien réalisé avec Joker, c'est
pourquoi nous allons à présent nous attarder sur son cas tout
comme nous avons pu le faire avec Britta.
D'abord, commençons par dire ce que Joker n'est pas :
il n'appartient ni à la classe supérieure, ni au petit groupe
très restreint du groupe de contact, auquel l'adhésion
paraît pourtant si précieuse si l'individu veut élever son
statut dans l'institution. Joker est un homme de quarante-sept ans,
marié, un enfant, et il s'est installé à Christiania en
1989. Aujourd'hui
232 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.140
112
leader d'un groupe de rock composé de
christianites appelé Sorteper233, sa passion pour la musique
ne lui permet pas de vivre. C'est pourquoi tous les lundis il assure la
permanence du « Nouveau Forum » et perçoit les aides sociales
de l'Etat, ce qui lui permet de contribuer comme il le peut au paiement des
charges familiales dont une grande partie est assurée par les revenus de
sa femme.
Il travaille dans le même corps administratif que
Kirsten et c'est dans ce même bureau des relations extérieures de
Christiania que nous l'avons rencontré. Ainsi, Il fait aujourd'hui
partie intégrante de cette bureaucratie, y réalise un travail
régulier qu'il applique selon des normes très précises, en
appliquant les procédures habituelles de réception des visiteurs
extérieurs pour répondre à leurs questions, il
répond au téléphone, et fait son travail
d'intermédiaire en orientant et en conseillant les gens (christianites
ou non), à la recherche d'informations ou d'une personne en particulier.
Tout semble donc indiquer que Joker adhère à cette institution et
participe à son échelle au maintien de celle-ci, ce qui nous
permet à la lecture de ce profil de classer Joker dans la
catégorie des active sympathizers. Cependant, l'entretien
ethnographique réalisé avec lui révèle qu'avant de
s'impliquer comme il le fait actuellement dans le maintien et la promotion de
l'institution à laquelle il appartient ; Joker déclare avoir
été un pusher durant quatre à cinq ans, et avoir
pris part à ce commerce qui, soulignons-le, est pourtant
considéré comme néfaste pour la communauté par la
plupart des activistes :
_ «Ok. And what do you think about Pusher Street? I
mean, are you against selling hash in Christiania?»
Joker: «No, I think it's stupid
that hash is illegal. For me, hash is legal up there. But for me there are two
kinds of pushers you know: the good guys and the bad guys. Just like there are
the nice bar tenders and the not so nice bar tenders. So, I'm aware of all
these bad things happening in Pusher Street, I'm aware that a lot of things get
out of hemp [...].»
Membre de la bureaucratie de Christiania, Joker adopte un ton
similaire à Birgitte (la coordinatrice du bureau de l'économie),
qui prête à certains pushers des qualités qui
permettent de classer certains d'entre eux parmi les active
sympathizers, ou au moins dans une catégorie intermédiaire
qui se situerait au beau milieu de ce rapport antagonisme souvent
définit selon une vision manichéenne : avec d'un
côté les « bons » activistes et de l'autre les «
mauvais » pushers. Mais ce n'est qu'un peu plus loin dans
l'entretien que le cas de Joker
233 Sorteper est la traduction danoise du personnage de fiction
de Walt Disney Pat Hibulaire. Ce gros matou au
regard de gangster est l'un des plus anciens personnages de
Disney souvent décrit comme l'ennemi juré de
Mickey Mouse.
113
prend une toute autre dimension, puisque avant d'occuper sa
position actuelle, notre enquêté a connu une phase
d'intégration assez atypique :
Joker: «Oh, I started immediately when
I moved in Christiania in 89'. Actually, I was not that aware, I was just
following the time so to speak, swimming with the current or something like
that.»
«Swimming with the current? What do you
mean?»
Joker: «I mean... Yeah, I never
thought it was very important where I was. I mean I really tried to get in
Christiania, I didn't really... I just accepted what happened.»
_ «And what happened?»
Joker: «What happened was I had a job
here in Christiania.»
_ «Ok, is it the way you got integrated?»
Joker: «Oh yeah-yeah. I had this job
half an hour every day: cleaning the floor in a café
[...].
»
Lors de ses premiers pas dans l'institution, Joker se
présente comme quelqu'un n'ayant pas cherché à optimiser
sa position dans la hiérarchie communautaire, et explique s'être
contenté de « suivre le courant » sans trop se poser de
questions, acceptant bien volontiers la fonction de balayeur que l'on a bien
voulu lui prêter, pourvu que cela lui laisse une chance d'intégrer
l'institution. Mais, la suite de son récit laisse entrevoir comment son
rôle a pu évoluer :
Joker: [...] «While I had this job
I didn't make enough money so this pusher just gave me hash. I
was when I had a place to stay in Christiania, this pusher just came to me for
fun and said: (he takes a rough voice) `hey Joker, I want my money for all
this hash.' I said `yeah but I don't have any money so you cannot have
it'. And then he gave me an even bigger smile and he thrown me a block of
hash and said: `Ok, let's go make some money!' And then we went down
on Pusher Street and sold the hash, in a pretty short time I had the money to
pay him, I sold the rest of the hash and I thought it was fun. And then I
needed an electric guitar, so I sold more hash, then I bought another electric
guitar and then I actually needed an amplifier, and then I... You know, just
went into... Selling some more hash was so easy.»
_ «Yeah.»
Joker: «And I didn't really think
about it.»
Tout en occupant son rôle de balayeur de café,
ce christianite a progressivement réalisé que son statut ne le
satisfaisait pas, c'est pourquoi il a saisi l'offre d'un trafiquant de
Christiania qui est rapidement devenu son fournisseur, ce qui a fait de Joker
un pusher parfaitement accepté par le groupe. Devenu un membre
actif de ce groupe des passive opportunists, celui-là même que la
plupart des active sympathizers stigmatisent ; le choix qu'a
114
fait Joker à cette époque aurait pu le conduire
à maintenir cette position tant que cette position lui permettait de
satisfaire ses besoins: se faire de l'argent facile et s'offrir les guitares de
ses rêves. Toutefois, nouveau retournement de situation, Joker
évoque la rencontre avec sa femme comme un véritable
déclic l'ayant amené à changer sa position dans
l'institution :
Joker: «[...] And life was pretty
easy, you know, from drunk to hangover, to hangover to drunk, and then I met
this wonderful girl and I started all this civilization shit and I got a
fridge. [...] I stopped selling because I was not really creative when
I sold hash. I made a lot of money but no music. [...] The point is I
didn't write songs anymore at that time. I bought a lot of guitars but I didn't
write songs anymore.»
Avant de rencontrer sa femme, elle aussi christianite, Joker
nous raconte la vie chaotique qu'il menait, dormant dans une caravane,
consommant de la marijuana à longueur de journée avant d'aller se
saouler dans les bars de Christiania, cela ne pouvait plus correspondre
à leur projet de fonder une famille. D'ailleurs, notons cette
manière assez surprenante qu'il a de considérer que le fait
d'avoir un réfrigérateur correspond à ce tournant dans sa
vie, ce qui montre à quel point le contraste a dû être
saisissant entre la vie de débauche qu'il a connu en tant que
pusher et sa position actuelle de père de famille et de
fonctionnaire de la communauté assurant une tâche administrative
bien précise. Mais ne nous y méprenons pas : ce basculement d'une
position à une autre ne doit pas être perçu comme un acte
rédempteur, ce qui signifierait que Joker a définitivement
tourné la page. Aujourd'hui, il n'exprime aucun regret sur son
passé et il se présente comme un agent ayant saisi
l'opportunité offerte par un trafiquant. Alors, Joker a rapidement su
endosser ce rôle de pusher ce qui lui a permis de s'enrichir
durant quatre à cinq ans. Mais, peu à peu cet individu a
réalisé que son rôle prenait le pas sur ce qu'il aimait
avant tout: sa femme et la musique. La surconsommation d'alcool et de marijuana
affectait sa créativité artistique, si bien qu'il a pris la
décision de changer sa position dans le champ. Aujourd'hui encore, Joker
a conservé un certain nombre de « schèmes d'action
»234, de comportement qu'il a assimilé lors de son
processus de socialisation parmi les pushers: il fume toujours une
quantité impressionnante de marijuana, y compris sur son lieu de travail
où il est libre de fumer comme bon lui semble, ce qui laisse entendre
qu'il n'a pas totalement rompu ces liens avec les
pushers235.
En effet, Son passage dans différents groupes lui a
permis d'apprendre à appréhender l'ordre institutionnel tel qu'il
se décline à Christiania, ce qui lui a permis de prendre le jeu
à son compte. Arrivé en tant qu'individu assez passif, «
acceptant [ce qui lui] arrivait » et
234 Cf. « Le rôle des habitudes », in
LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action,
op. cit., p.130
235 Cf. « Comment on devient fumeur de marijuana »,
in BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la
déviance, Paris, A-M Métaillé, 1985, p.64-82
115
« nageant dans le sens du courant », Joker a
rapidement su assimiler les principaux rôles joués dans
l'institution et se projeter dans cet ordre institutionnel si particulier, pour
aujourd'hui être un individu capable de s'y mouvoir au gré de ses
envies et de ses besoins :
Joker: «Oh, I just
had a short comeback afterwards when I needed some money too. I just sold hash
again for half a year.»
Ce « petit retour » qu'il évoque parmi
les pushers, Joker ne semble avoir ressenti aucun «
déchirement »236, pourtant symptomatique chez
une personne devant intérioriser les contraintes liées à
ce rôle. Au contraire, revenir à ce premier rôle ne semble
pas avoir été un problème pour Joker, qui a su laisser
tomber son masque d'active sympathizer pour remettre celui de
passive opportunist, le temps de se refaire une santé
financière et ainsi parvenir à subvenir aux besoins de sa
famille. A l'heure actuelle, il n'y aucun doute que Joker pourrait
réendosser ce rôle s'il venait à en ressentir de nouveau le
besoin, c'est pourquoi nous nous sommes attardé sur son cas : Joker
présente des atouts tout aussi importants que ceux évoqués
pour le cas de Britta, car il a la capacité d'adapter son rôle en
fonction de ses besoins. Seulement, si sa position d'origine dans l'institution
n'est jamais loin et que nul doute que ce type d'acteur stratégique
présente une certaine dextérité à adopter une
attitude de caméléon dans l'institution, rappelons que cela peut
aussi lui attirer des sanctions irréversibles de la part du public.
En somme, les deux exemples que nous avons
développés dans cette section constituent deux
échantillons permettant d'affirmer que la prise de rôle dans
l'institution conduit immanquablement à une stratification sociale qui
se matérialise au moins dans l'imaginaire des acteurs. Par le jeu des
représentations, certains acteurs parviennent à optimiser leur
position : d'une part, l'exemple de Britta montre que se positionner dans
l'institution induit que l'acteur soit apte à entretenir l'image qu'il
transmet au public. S'il est suffisamment habile pour dominer socialement
dès son entrée dans l'institution et maintenir cette
représentation, alors l'individu n'aura aucun mal à conserver aux
yeux de son public son statut de membre de la classe supérieure de
Christiania. D'autre part, le cas de Joker est particulièrement
pertinent, puisqu'il s'agit d'un profil atypique qui prouve que quand bien
même l'individu n'occupe pas la meilleure des positions dès son
entrée dans l'institution ; s'il est suffisamment habile pour
appréhender l'ordre institutionnel, alors celui-ci parviendra sans
difficulté à se mouvoir parmi les groupes - même
antagonistes - en fonction de ses envies et de ses besoins. L'institution n'est
donc pas un corps figé, bien au contraire puisqu'il s'agit
236 GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie
quotidienne - La présentation de soi, op. cit., p.70
116
d'une configuration mouvante. Seulement, nous savons
grâce à la sociologie interactionniste d'E. Goffman que changer de
masque n'est pas sans risque, car cela peut décrédibiliser la
représentation de l'acteur aux yeux du public, à tel point que
cette représentation ne produirait plus l'effet escompté.
Tout cela illustre bien l'idée que la position dans le
champ est une variable très importante, puisqu'elle conditionne la
manière dont l'individu va se comporter, et quel rôle il va devoir
endosser. Ces mouvements sont le résultat de calculs
réalisés par certains agents qui, ayant parfaitement conscience
de la situation de concurrence perpétuelle dans laquelle ils se
trouvent, vont parvenir à se servir de l'institution pour consolider,
voire améliorer leur position et pourquoi pas atteindre une position de
dominant.