Dès son entrée dans l'institution, l'individu
est rapidement amené de manière inconsciente à
définir sa position. En effet, J. Lagroye appelle «
structuration des choix » le fait que « les agents,
qu'ils soient politiques, administratifs ou autres, sont fréquemment en
présence de plusieurs possibilités d'action, même s'ils ne
la perçoivent pas toutes avec la même intensité. Leurs
choix, c'est-à-dire leurs préférences qu'ils manifestent
en pratique pour l'une ou pour l'autre de ces possibilités, peut
résulter simplement de l'habitude, d'une fidélité à
leurs conduites antérieures, de leurs propriétés sociales,
ou d'une propension à satisfaire leurs alliés
»227. Selon cette logique, se comporter normalement dans
l'ordre institutionnel, c'est d'abord choisir sa position dans le nouvel
univers auquel l'individu cherche à s'intégrer. La position que
l'on prend dès le processus d'intégration est déterminante
pour la suite de l'expérience communautaire.
Bien entendu, je pourrais évoquer ma propre
expérience sur le terrain, en tant que profane venu se greffer au groupe
de manière à en comprendre et à en analyser les
caractéristiques, ce qui m'a amené à orienter mes choix
vers la catégorie active sympathizers (les activistes), un
groupe beaucoup plus ouvert, bien plus facile à approcher et bien plus
enclin à parler d'eux et de leur expérience communautaire ;
plutôt que le groupe des passive dependants, ou encore moins
celui des pushers dont la plupart sont classés parmi les
passive opportunists, qu'il m'a été vivement
conseillé de ne pas approcher pour les raisons que nous verrons dans la
troisième section. Mon réseau d'interrelations est donc
très clairement orienté vers le groupe des activistes, c'est
pourquoi l'exemple de positionnement dans le champ que nous allons voir
concerne une personne pouvant être assimilée à ce groupe :
Britta, dont nous allons analyser la trajectoire avec plus de précision,
car son analyse révèle une véritable propension à
se positionner de manière assez confortable dans l'institution.
Britta a soixante-huit ans, issue d'une famille de classe
moyenne supérieure (un père dentiste et une mère
professeur de gymnastique), elle est née dans une maison située
dans la rue d'Havnegade, juste de l'autre côté des canaux
qui délimite le quartier de Christianshavn. Ce quartier a longtemps
été son terrain de jeu et il est aujourd'hui devenu partie
intégrante de sa vie. Très jeune elle rêvait de devenir
actrice ; en 1966, alors âgée de vingt-deux ans, Britta fit la
connaissance des premiers squatteurs de Copenhague et prit l'initiative de
fonder un nouveau squat dans la rue de Sofiegade qu'ils appelèrent
Sofiegården. Elle s'y installa avec sa troupe de théâtre et
rencontra Jesper, son premier mari, avec qui elle constituera un couple
227 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.162
107
connu de tous dans ce squat de Sofiegården étendu
dans plusieurs immeubles mitoyens, qui a abrité jusqu'à cent
squatteurs. Tout au long de l'entretien, Britta laisse entendre que le couple
qu'elle formait avec Jesper avait beaucoup d'influence sur les décisions
qui se prenaient dans ce squat, surtout grâce à son mari qui
était très respecté dans ce milieu. Lorsque nous
évoquons avec elle le mode de prise de décision (similaire
à Christiania, avec ses assemblées communes) qu'ils
instaurèrent à Sofiegården, Britta explique pourquoi son
mari était aussi respecté :
Britta: «Yeah! But we voted a foreman,
a chairman.»
_ «Ok. Who was the chairman? Yourself?»
Britta: «No, it was my husband Jesper,
because we called him `chairman Jesper'.» _ «Why did they
vote for him?»
Britta: «Because he was very good at
speaking, he made speeches, but he wasn't deciding, we were discussing all of
us but he was very good at... As spokesman like.»
Grâce à la réputation de leader
de son premier mari, Britta semble avoir pu bénéficier d'un
certain rayonnement dans un squat qu'elle avait créé avec
quelques-uns de ses amis artistes. Au-delà de sa capacité
naturelle à prendre cette initiative, ce qui a permis à cette
centaine de jeunes gens de trouver un toit, et donc à être
respectée au sein de cette petite communauté ; Britta a su
renforcer sa position grâce à un statut de femme de chef ou
plutôt femme de leader de groupe, ce qui lui a permis de
faciliter sa capacité d'influencer le reste du groupe :
Britta: «And I told him an
all-night about this person... My friend who is theater painter
friend.»
«Oh yes, the one who smart but not in the right
way.»
Britta: «Yeah, I said he was too
smart and I said it wasn't so good, and a bit alike we got more socialized. I
was very in a dilemma. I was the one who tried to say something! (She
laughs) And then at night, Jesper and me, we found the other people and
say: `Let's make a palace revolution!' Palace in Sofiegården! (She
laughs) And we decided Jesper and me to go there and say: `This cannot
go longer, we have been so nice, we cannot be a self-ruling system'.»
_ «Yeah.»
Britta: «We wanted to be and do it
together with another shape.»
108
Dans ce dernier extrait, Britta explique comment, une nuit,
elle est parvenue à convaincre son mari de lancer une «
révolution de palace », une sorte de petite mutinerie contre un
membre de ce squat, qu'elle jugeait comme ayant pris trop de pouvoir dans le
groupe228.
Le lecteur notera que l'exemple cité ne concerne pas
Christiania, mais un squat « vidé » par les autorités
à l'hiver 1969 et dont la plupart de ses membres (dont Britta) ont
ensuite investi l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde,
située à deux pas. Britta, nous l'avons déjà
évoqué, a participé au début des années 1970
avec ses amis de Sofiegården aux opérations de sape des murs
lancés par les habitants du quartier. Toutefois, lors de cette
période de transition, quelque-chose d'important s'était produit
dans la vie de Britta : sa relation avec Jesper s'est éteinte en
même temps que Sofiegården disparaissait. La jeune femme, pas le
moins du monde découragée de trouver l'homme avec lequel elle
partagera ses jours, a rencontré Nils. Nous avons fait la connaissance
du mari actuel de Britta dans leur belle maison située à
Mælkebøtten (la fameuse aire locale qu'Astérix et Allan
définissait comme « upper-class »), Nils a
étudié dans la prestigieuse école de cinéma de
Copenhague, il a fréquenté Sofiegården où il a
rencontré Britta, et exerce aujourd'hui la profession de
réalisateur de fictions ou de documentaires qui traitent notamment de
Christiania229. Encore une fois, dès la création de
Christiania, Britta a semble-t-il tout de suite orienté ses choix
sentimentaux vers une personnalité de renom avec qui elle a fondé
une famille et s'est installée dans l'imposante maison baptisée
« Laden » (la grange). Bien sûr, l'enquêtée ne
nous a pas clairement évoqué les avantages qu'il y avait à
partager ses jours avec une personne ayant un poids dans l'institution, mais
les commentaires nous sont venus de leur voisinage.
En effet, si nous nous rapportons à l'entretien
réalisé dans la petite roulotte d'Astérix, située
à vingt mètres de la maison de Britta et Nils230, nous
nous apercevons que ce dernier bénéficie d'une certaine
notoriété à Christiania, au moins aussi importante que
celle de Jesper (le premier mari de Britta) à Sofiegården :
228 Tout au long de l'entretien, Britta évoque
à plusieurs reprises cet « ami » qui travaillait comme
artiste-peintre au théâtre Royal, et avait investi tout le
rez-de-chaussée de l'un des immeubles squattés par les jeunes
gens de Sofiegården (1966-1969) ; chose que Britta n'avait pas
accepté, et dont elle a su mettre un terme en provoquant cette petite
mutinerie.
229 Nils Vest est très connu à Christiania,
n'hésitant pas à mettre en scène sa femme Britta dans
quelques-uns de ces films et documentaires, il a réalisé nombre
de ses films autour de la commune libre. Ces travaux les plus remarquables sont
: le documentaire sorti à l'occasion du vingtième anniversaire de
la communauté, dont le titre reprend la devise officielle :
Christiania - Tu as mon coeur (1991), traduit en anglais et en
allemand ; Auquel nous pouvons ajouter certains de ses films les plus
engagés tels que Loi et ordre à Christiania - 2 (2003),
ou encore le film mettant en scène la troupe de théâtre de
sa femme Britta, La troupe de théâtre de Solvognen - cinq
jours pour la paix (1978). Source: http://www.vestfilm.dk/
230 Mais dans l'aire locale voisine de Nordområdet
(« L'aire du Nord », aire locale n°9), juste à la
frontière immatérielle avec Mælkebøtten (« le
pissenlit », aire locale n°8).
109
Allan: «I think the question you
just ask to Astérix is very-very important and I'm very happy for his
answer... It's something new and revolutionary that, even a guy like Nils Vest,
who lives just opposite here, who's the closest person who you can compare as a
chief in Christiania... He would be the first to say «I'm not a
chief», but he is a kind of spokesman, a spokesman for many, many times,
and he shown recently, I like that, he is brave... He wrote in UGESPEJLET, the
weekly mirror or internal newspaper, that his own son, I think he has a couple
of children... He had a son who said to his friends «when we go to
Christiania, when I'm going home to visit my father, we avoid Pusher Street, we
don't go that way». So indirectly, I think he wrote: `let's boycott
Pusher Street'.»
Nils Vest est considéré comme quelqu'un de
courageux par Allan qui semble ressentir de l'admiration pour lui: il est celui
qui a su clamer haut et fort sa désapprobation vis-à-vis des
pratiques, de la violence et de la domination exercée par les
pushers. Il s'agit d'un homme cultivé dont la plume a semble-t-il
impressionné les lecteurs d'UGESPEJLET (« Le miroir de la
semaine », le journal de la communauté), polyglotte231,
cet homme assez charismatique présente un profil similaire à
l'ancien mari de Britta : une personne présentant des qualités
naturelles de leader qui, certes, ne doit pas faire l'unanimité
dans la communauté, même parmi les active sympathizers
dont certains pourront ressentir une forme de jalousie ; mais toujours est-il
que le mari de Britta est une personnalité qui émerge au sein du
groupe et assure sans aucun doute une position confortable pour Britta, car la
renommée de son mari, le rayonnement dont il peut lui-même
bénéficier dans la communauté, reflète sans aucun
doute sur son épouse qui peut exploiter cette renommée pour
construire son identité et entretenir sa position dans l'institution.
Enfin, il est important de souligner que la prise de
rôle de Britta dans l'institution ne se limite pas au statut de femme
d'un leader du groupe, mais elle est elle-même très
impliquée dans la vie communautaire. Après s'être
récemment retirée du groupe de contact (Kontaktgruppen),
Britta continue à entretenir des liens très étroits avec
sa coordinatrice (Hulda) :
Britta: «I used to be in the
contact group but in the last years or something, but I cannot anymore. But I'm
deeply connected with them, if there's something I can go. And I talk with
Hulda [Hulda Mader, cf. interview] almost every day (she
laughs).»
_ «Ok, you still have connections with the contact
group.»
Britta: «I help for special things,
especially in the communication and the press group.»
231 Nils Vest est quelqu'un de très occupé que je
n'ai malheureusement pas eu l'occasion d'interroger. Nous avons seulement pu
échanger quelques minutes, en marge de l'entretien réalisé
avec sa femme Britta.
110
Sollicitée, selon elle, pour des questions très
« spéciales » qui concernent la communication et les relations
avec la presse, Britta occupe toujours une place importante dans le groupe de
contact. au-delà de cette forme de disponibilité, cela veut
surtout dire que malgré son âge vieillissant, Britta cherche
à se tenir informée de ce qui se passe dans ce groupe très
fermé qu'est le groupe de contact, ce qui lui permet de conserver le
statut très particulier dont bénéficie le christianite
membre de ce groupe et d'en tirer les rétributions que nous
détaillerons dans le dernier chapitre. Enfin, Britta est aussi la
fondatrice de l'association culturelle de Christiania, qu'elle a
créée en 1996, dont l'objectif affiché est de promouvoir
la culture en établissant un « pont » entre les artistes
christianites et non christianites. Mais si l'on adopte un point de vue
analytique de type bourdieusien, cela lui permet surtout de cumuler capital
social et culturel, et d'entretenir son image : une femme appartenant à
la classe supérieure, très dynamique ce qui lui permet de
maintenir le côté incontournable de sa personnalité dans le
petit univers social de Christiania.
Pour résumer, en partant d'une analyse de la
trajectoire de Britta et des circonstances dans lesquelles elle est
entrée dans l'institution, nous pouvons constater que le positionnement
de l'individu dans l'institution est déterminant, car il permet de
dégager certains profils, dont les caractéristiques nous
permettent de les placer dans les hautes sphères de la hiérarchie
sociale de Christiania : le couple Nils Vest - Britta a su cumuler un certain
nombre de ressources, à la fois culturelles, économiques et
sociales, qui leurs permettent aujourd'hui d'occuper une position confortable,
un sentiment d'appartenance à la classe supérieur de Christiania
(et même plus largement de la société ordinaire). Ce
sentiment est à la fois ressenti par les principaux
intéressés qui occupent leur rôle et entretiennent leur
image de personnalités incontournables à Christiania, ainsi que
par les autres membres de l'institution, tels qu'Allan, tout comme les
individus extérieurs à l'institution (tel que le profane) qui,
par leur simple présence, deviennent le public de cette
représentation et participent au maintien de ce rôle.
Cet exemple passé sous le prisme de la sociologie
interactionniste, et plus particulièrement grâce à
l'analyse de la prise de rôle et de la représentation, offre un
angle de vue permettant de dessiner les contours d'un ordre hiérarchique
à Christiania. En relevant un certain nombre de caractéristiques
sociales, de traits de caractères et en analysant de près le type
de discours, nous pouvons sans trop de difficultés distinguer les
rôles qu'endossent les individus dans le groupe ; et cela même si
les membres de l'institution affirment qu'il n'existe aucune hiérarchie
à Christiania.