La première sous-partie consacrée à
l'application et l'analyse de la typologie d'A. Conroy nous a permis
d'entrouvrir la voie qui mène à l'analyse des classes sociales
à Christiania. En effet, nous avons vu que les passive
opportunists, initialement perçus comme la catégorie
réservée à ceux qui participent au trafic juteux de
marijuana, pouvaient se confondre à d'autres individus
bénéficiant de revenus élevés dans d'autres
domaines bien plus légaux : il y a donc des riches à Christiania
(et nous verrons que certains membres de la catégorie des active
sympathizers ne sont pas en reste). Mais il y a aussi des pauvres
représentés par la catégorie des passive
dependants, comprenant les plus désoeuvrés (familles en
difficulté, chômeurs, alcooliques, drogué, etc.), pour qui
l'appartenance à l'institution est plus une échappatoire qu'un
réel engagement pour la défense d'une cause.
Tout semble indiquer qu'à Christiania, qui
après tout n'est que le « miroir » de la
société, les individus reproduisent l'ordre social tel que nous
le connaissons dans la société « classique ». Souvent
pensé selon la logique antagoniste qui voudrait que le rapport
hiérarchique qu'entretiennent les classes conduise
irrémédiablement à une révolution, M. Weber
souligne que ce rapport « ne conduit pas nécessairement
à une lutte » et qu'au contraire une « dynamique
» peut tout aussi bien conduire à une « absence
d'opposition », voire à des rapports « solidaires
»215.
Or, avant même l'arrivée des jeunes gens ayant
fondé la commune libre, le quartier de Christianshavn dans lequel se
situait la caserne de Bådsmandsstræde était un quartier
rassemblant la classe ouvrière. Nous sommes dans la seconde
moitié du XIXe siècle en plein essor industriel, la capitale
danoise n'est pas en reste et doit faire face à l'afflux de cette
nouvelle classe prenant de plus en plus de place dans nos
sociétés contemporaines. Regroupés dans ce quartier
portuaire, cette classe ouvrière participe au développement de
l'industrie
215 Cf. « § 1-2 Situations de classe, classes »,
in WEBER Max, Economie et société, op. cit.,
p.393
100
navale à des fins militaires216, mais aussi
pour fournir une industrie halieutique bien présente ; c'est pourquoi du
XIXe siècle, en passant par les deux Guerres mondiales et jusque dans
les années 1970, Christianshavn a toujours été
marqué par une forte identité ouvrière.
Britta: «But in 1969 and 1970,
these working-class people living here in Prinsessegade [the one which is
along the old military place], opposite Christiania, opposite
Bådsmandsstræde Kaserne as Christiania was called
before.»
_ «Yes, I know.»
Britta: «Those people have been
watching this place and they said: `ah-ah! We want to have fresh air and light,
and a playground for our children!' So, they have asked the former minister of
defense called Erik Ninn-Hansen [the Danish minister of defense from
February 1968 to March 1971] if they could have some of this place for
their children and also for themselves, having green...»
Voyant de leurs fenêtres que les derniers soldats
affectés à la caserne de Bådsmandsstræde allaient
quitter les lieux, les ouvriers vivant dans les immeubles de cinq étages
qui surplombaient cette zone militaire, étaient dépourvus de
jardins où leurs enfants pouvaient jouer. C'est la raison pour laquelle
ils sollicitèrent le ministre de la défense de l'époque
pour qu'un accès à ce grand espace de verdure soit accordé
aux habitants du quartier. Après avoir essuyé un refus, les
ouvriers les plus téméraires commencèrent à
escalader les palissades qui condamnaient l'espace. Dans le même temps,
certains squats situés dans le même quartier, tel que
Sofiegården217, furent « vidés » et les
jeunes gens qui y vivaient furent jetés à la rue en plein hiver.
Puis, Britta explique ce qu'il s'est produit:
Britta: «So, slowly-slowly-slowly
it was! And then, in 1971 there were coming some of them, calling us `from
Sofiegården milieu'. They said: `come helping the working-class people!'
here in this end of Prinsessegade. So, they tore down the fences around the
barracks. `Come on here!' they said, and then we came Jesper [her former
husband] and me, and some others. And then (she laughs), you know,
some kind of strong boys and they were drinking, and standing up, saying: `come
on!' Then, we helped them.»
La suite, nous ramène à ce que nous
évoquions dans l'approche socio-historique développée
l'année dernière218 : ils fondèrent la commune
libre de Christiania. Toutefois, le rôle de premier ordre que
jouèrent les habitants de ce quartier dans les journées
consacrées à
216 Dans le même temps que se développe
l'industrie, l'Europe est également marquée par des rapports
diplomatiques assez instables qui amènent les Etats européens
à s'armer.
217 Sofiegården signifie « le jardin de Sophie
», il s'agissait de nom donné à un squat assez connu dans le
quartier de Christianshavn qui fut créé en 1966 puis vidé
à l'hiver 1969, dans lequel Britta a très activement
participé. D'ailleurs, une grande majorité de la centaine de
squatteurs qui vivaient dans les immeubles de Sofiegade (nom de la rue), furent
les principaux artisans de la fondation de Christiania au mois de septembre
1971.
218 Cf. « A) L'héritage du passé »,
in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.18-20
101
la sape des murs renfermant cette nouvelle terre de
liberté219 nous avait échappé. Et ce n'est
qu'à partir des entretiens approfondis réalisés avec
Britta et Morten, que nous avons pu mettre à jour le rôle
prépondérant qu'a joué la classe ouvrière dans la
genèse de Christiania.
Morten: «In the beginning it was a
working class area and most of the people who lived in Christianshavn worked in
the factories. And at that time, most of them thought that Christiania people
were just people who didn't want to work. There were lazy people living here in
Christiania [...].»
Comme semble vouloir dire Morten, a première vue cette
cohabitation entre les travailleurs de la classe ouvrière et des jeunes
gens, étudiants ou non, issus des classes moyennes et
supérieures, s'identifiant pour la plupart au mouvement hippie, venus
chercher un endroit où paresser et consommer toutes sortes de drogues
toute la journée, aurait pu être un cocktail assez explosif. De
plus, la proclamation du 26 septembre 1971 de la commune libre de Christiania
par ces jeunes gens, en lieu et place du jardin du quartier où les
familles ouvrières aimaient venir y passer leurs week-ends, ressemblait
fort à une appropriation d'un espace que jusque-là ces deux
mondes se partageaient. Evidemment, dans ce contexte assez particulier il y a
pu, et il y a même dû y avoir des tensions, mais aucune source ni
même nos entretiens avec les christianites ayant connu cette
époque n'ont révélé une guerre ouverte entre ces
deux camps, que pourtant tout semblait opposer.
Morten: [...] «But now, the opinion
has changed in the favor of Christiania all over Denmark. And the population
here in Christianshavn has changed from people with low incomes to people with
high incomes. And people with high incomes are often more tolerant of the ideas
that we represent.»
_ «Really?»
Morten: «Yeah, paradoxically
enough.»
_ «Yeah, because from the outside I would rather say
the contrary.»
Depuis, le quartier de Christianshavn a été
soumis à un phénomène de gentrification auquel Christiania
semble avoir étonnamment échappé. Peu à peu, le
profil social du quartier de Christianshavn s'est métamorphosé en
quartier résidentiel avec des appartements rénovés
permettant d'accueillir une population jeune et active. L'arrivée
massive de ce nouveau type de population ainsi que la restructuration du
quartier a fait de Christianshavn un quartier attrayant, très
prisé par les familles de jeunes cadres supérieurs. Aussi,
implanté dans une
219 En réalité, il leur a fallu s'y reprendre
à plusieurs reprises (trois fois d'après les sources) avant que
les assaillants de la caserne de Bådsmandsstræde ne parviennent
à saper le moral des autorités qui renoncèrent face
à l'insistance de cette classe ouvrière ainsi que de ces jeunes
gens, qui avaient élu ce vaste espace comme terrain de jeu.
102
municipalité historiquement sociale-démocrate,
ce quartier rassemblant de jeunes familles aisées aux idées assez
progressistes est aujourd'hui un milieu propice au maintien de la
communauté. De plus, Christiania n'est pas étrangère
à cet engouement pour Christianshavn, car cette expérience
sociale d'un autre type est également un haut lieu culturel qui
rassemble des musiciens, artistes-peintres, écrivains, et beaucoup la
considère aujourd'hui comme une source d'inspiration. La commune libre
est même devenu un quartier branché où nombreux sont ceux
qui voudraient s'y installer. De ce point de vue, compte-tenu de
l'accroissement des valeurs immobilières que cela induit, il y avait
fort à parier que Christiania allait progressivement céder
à ce phénomène urbain d'embourgeoisement.
Compte tenu du faible échantillon de christianites
interrogés dont nous disposons220, nous ne sommes pas en
mesure de dresser une analyse précise des caractéristiques
sociales des christianites. Cependant, nous savons à travers l'existence
de la catégorie des passive dependants que de nombreux
christianites (et peut-être même une majorité) appartiennent
aux classes inférieures. Et la nécessité qu'ont ressentie
les membres de l'institution de créer un bureau de l'assistance sociale
(Christiania beboerrådgivning) pour régler les
problèmes de dépendance qui frappe notamment les plus
nécessiteux, ne peut que conforter cette idée. Par ailleurs,
l'entretien avec Astérix et son ami Allan nous révèle
certains aspects sur la manière dont les classes sociales se
répartissent dans l'espace :
Allan: «And you mentioned
differences between areas to areas, it's interesting because there are two main
areas which are different, or which have been at least very different, hum...
The
most upper-class influenced area is the area next to this
area: it's called Mælkbøtten.»
Astérix: «Yes.»
Allan: «I remember in the early
seventies when I talked about Mælkbøtten it was like talking about
a place like Hellerup in Copenhagen, where the richer people live, and because
the unofficial chairman or chief of Christiania Pear Luthavn, he was an
architect who lived there and other people who called himself Luthavn,
«lion tooth»; and on the other hand, you had a house called
«Fredens Ark» which was also called «Fredens kloak»,
because there were living a lot of young people very poor, who maybe had ran
away from their parents' place, or institutions.»
_ «Oh, I see. I that the building where we can find the
Christiania archives?» Allan: «Yes, it
is.»
Astérix: «But in the
beginning there were also a lot of academic people who were living there... A
lot of people who belong to the academic sphere, like more...»
220 Rappelons que ce mémoire est réalisé
à partir de dix entretiens ethnographiques. Evidemment, cet
échantillon est trop restreint pour que nous puissions prétendre
à donner une image fidèle des classes sociales qui compose un
groupe de huit-cent cinquante à mille individus.
103
Allan: «Oh yes, in
Mælkbøtten. So that's why I think it's correct to say that
Mælkbøtten has had a wrong name, correct or not correct... But I
think it's mostly correct that Mælkbøtten was the area where you
could find mostly people who were academics, who were upper-class people. Also
some... Not upper-class people, few from the very lower-class.»
Cette discussion entre Allan et Astérix montre une
certaine répartition des classes dans l'espace, à travers deux
aires locales pas vraiment distantes l'une de l'autre : Fredens Ark («
L'arche de la paix », aire locale n°3) et Mælkebøtten
(« Le pissenlit », aire locale n°8). Astérix, qui nous
avait accueilli lors de cet entretien dans sa roulotte située à
Nordområdet (« L'aire du Nord, aire locale n°9), perçoit
ses voisins de Mælkebøtten comme pour la plupart membres d'une
classe supérieure du fait de leur appartenance au milieu
académique. En effet, rappelons que c'est en cette même aire
locale que nous retrouvons le CRIR (Christiania Researcher In
Residence) où habite notamment Emmerik qui travaille à la
bibliothèque Royale de Copenhague et sa femme qui réalise
actuellement sa thèse à l'Université de Malmö. C'est
aussi dans cette aire locale que nous avons rendu visite à Britta, une
artiste aujourd'hui coordinatrice de l'association culturelle de Christiania
dont le mari réalisateur a fait ses études dans la prestigieuse
école de cinéma de Copenhague. Voici sans doute quelques raisons
qui permettent à Astérix et Allan d'en arriver à la
conclusion que des personnes importantes, avec a priori des revenus
plus élevés vivent à
Mælkebøtten221. Parallèlement à cela, les
deux compères voient en Fredens Ark le lieu tristement
célèbre ayant abrité les junkies de Christiania
dans les années 1970 avant que les activistes ne les délogent.
Depuis, malgré les travaux réalisés pour
réhabiliter l'immeuble222, l'image d'insalubrité et
d'insécurité lui colle à la peau. Réinvesti par de
nombreux pushers après le départ des junkies,
Fredens Ark conserve une mauvaise image même parmi les christianites qui
surnomme cette « Arche de la paix » (Fredens Ark), « le
cloaque de la paix » (Fredens kloak), c'est-à-dire un lieu
malsain, un véritable « trou » où il ne fait bon vivre
parmi les délinquants et les personnes à problèmes. Plus
loin, Astérix remarque que le profil social de chaque aire locale tend
à se reproduire et ainsi se maintenir en raison du mode de
sélection de nouveaux arrivants : la cooptation.
Astérix: «But that's a
normal thing after forty years, when people select new citizens, they were
always looking for people who look like themselves, you know... So this social
thing like Christiania is, like in the beginning it was a place for everybody
but it didn't really get along because now Christianites don't choose people
who have social problem, you see?»
221 Dans ce témoignage, Allan va même
jusqu'à comparer cette petite aire locale de Christiania à
Hellerup, la banlieue résidentielle huppée, située au Nord
de Copenhague et connue pour ses habitants célèbres (membres du
gouvernement, artistes, etc.) qui vivent dans d'imposantes villas avec vue sur
la mer. Par ailleurs, Allan évoque l'existence d'un « chef non
officiel » de Christiania, élément sur lequel nous
reviendrons plus loin.
222 Cf. « A) Du blocus contre les junkies », in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.25-27
104
Ceci expliquerait en partie pourquoi les classes
inférieures subsistent dans certaines aires locales telles que Fredens
Ark, dans un environnement pourtant soumis au phénomène de
gentrification. Dans cette mesure, nous pouvons estimer que le combat
mené par les pionniers pour « le droit à la ville »
évoqué en introduction, semble avoir porté ses fruits
puisque les classes inférieures sont toujours bien présentes
à Christiania ; une institution qui a su conserver son identité
alternative et populaire :
Morten: «Yeah, but that's not my
opinion, I think Christiania should be a squat!» «Just a
squat.»
Morten: «Yeah, a squatted area. And
it should be a political manifestation of civil disobedience. And think I am
too much over politicians you know, to... to just let it be like a
middle-class... artists' community, you know?»
_ «Yeah.»
Morten: «So, I want it to be a
squatted area with poor people, protesting politically against hum... You know
a world... (Silence)»
Le maintien de l'identité de Christiania est au
combien importante pour Morten qui, d'après lui, la communauté
doit rester un squat. Autrement dit, un lieu ouvert à tous qui
réunirait non pas des classes adossées une à une, mais un
lieu où s'exprime la « désobéissance civile ».
Telle serait, dans son idéal, le sens de cette enclave communautaire
nichée au milieu de la société « classique »,
qui réunirait en un même espace les plus pauvres comme les plus
riches.
Pour résumer, dès ses origines Christiania
était caractérisée par une mixité sociale assez
inédite puisqu'elle a fait cohabiter deux univers sociaux très
distants (la classe ouvrière et des jeunes gens issus des classes
moyennes). Puis, la commune libre a semble-t-il su résister à un
phénomène de gentrification car la présence des couches
populaires a été maintenue grâce à un système
de reproduction sociale lié au maintien du principe de cooptation pour
intégrer les aires locales. Si nous prenons en compte le fait que les
christianites évoluent dans un isolat géographique, alors le
rapport antagoniste classique entre les classes supérieures et
inférieures aurait pu se déclencher avec une certaine
intensité. Mais nous n'avons pas pu constater ce type de rapport
conflictuel sur le terrain. Or, le maintien d'une certaine harmonie,
malgré cette mixité sociale, peut s'expliquer grâce au
statut particulier dont bénéficie Christiania qui reste encore
à l'heure actuelle un squat, ce qui induit
105
que cet espace résiste au phénomène
d'accroissement des valeurs immobilières, ce qui prévient le
groupe d'une ségrégation et donc à l'éclatement
du la communauté.
Ainsi, les deux sous-parties présentées dans
cette première section constituent autant d'entrées possibles qui
permettent de différencier les groupes et de les classer selon leurs
caractéristiques propres. La typologie d'A. Conroy se vérifie
encore à l'heure actuelle et son application à certains cas
spécifiques223 montre qu'il est parfois plus difficile qu'on
ne le pense de classer certains individus. Ensuite, l'existence de la
catégorie des passive dependants nous a amené à
penser Christiania en termes de classes sociales, ce qui nous a permis de
dégager une première forme de hiérarchie à
l'intérieur de cette communauté. L'ordre social peut, certes
sembler aller de soi, mais il était nécessaire de tester notre
objet à partir de cette notion afin donner un peu plus de poids à
l'idée que la nature du pouvoir à l'intérieur de cette
société alternative reste similaire à celle de la
société « classique ».