Savoir différencier les groupes relève d'une
importance certaine si nous voulons parvenir à mettre en évidence
l'existence d'un ordre hiérarchique dans la commune libre de
Christiania. C'est la raison pour laquelle revenir sur cette source
déjà exploitée l'année dernière est
nécessaire pour mieux comprendre l'organisation pyramidale de la
société que nous essayerons de décrire un peu plus loin.
Dans sa typologie des christianites réalisée en 1994, Adam
Conroy206 propose trois idéaux-types permettant de classer
l'ensemble des christianites. Même si dix-huit ans nous séparent
de ses observations sur le terrain, nous avions démontré que
cette division est toujours possible à l'heure actuelle:
? Tout d'abord, A. Conroy décrit les active
sympathizers comme la part de la population qui « supporte tout
le poids de la commune sur ses épaules »207. le
groupe d'individus se réclamant comme activistes paraît
correspondre à cette première catégorie. Comme nous
l'affirmions en introduction de ce chapitre, les membres de cette
première catégorie se considèrent comme les
résidents légitimes de Christiania car historiquement plus
impliqués dans la sauvegarde de la communauté. Tout porte
à croire que la plupart de nos enquêtés peuvent être
classés dans cette première catégorie, car leur engagement
pour la sauvegarde de la communauté les amène à s'ouvrir
sur le monde qui les entoure, et nombre d'entre eux ont bien compris que pour
sauver Christiania, il ne faut pas hésiter à en faire sa
promotion auprès d'un large public, et d'accueillir les bras ouverts le
profane venu solliciter un entretien ethnographique par exemple. Ces
caractéristiques sont facilement repérables parmi les
christianites employés au « Nouveau Forum » (Nyt
Forum), tels que Joker et Kirsten qui assurent sa permanence
respectivement tous les lundis pour le premier et les mercredis pour la
seconde. Ou encore, citons Astérix, Morten et Hulda, qui bien que
n'étant pas employés au « Nouveau Forum », remplissent
le même type de fonction lorsqu'ils endossent leurs costumes de guides de
la communauté208. Par ailleurs, notons qu'une large
majorité de christianites employés en
206 CONROY Adam, «social classifications», in
Christiania - The evolution of a commune, Amsterdam, International
institute of social history, 1994, p.21-24
207 Ibid., p.22
208 Il y a de nombreux christianites qui remplissent cette
fonction de guide. Recrutés par l'institution en fonction de leurs
facultés linguistiques (par exemple, Kirsten est polyglotte et parle
couramment le danois, le suédois, l'anglais, l'allemand, le
français et le Swahili), la fonction de guide est souvent
considérée comme un deuxième, voire un troisième
travail permettant d'arrondir les fins de mois. Les visites sont
réparties équitablement entre les guides de manière
à en faire bénéficier une large part de christianites, qui
peuvent récupérer directement la somme payée par les
touristes (50 couronnes soit 6€72 par personne pour la
demi-journée, pour des groupes composés de quinze personnes
maximum). Par ailleurs, cette division du travail permet à l'institution
d'impliquer plus de christianites dans la sauvegarde de la
communauté.
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tant que fonctionnaires de la communauté ont
accepté de se plier à l'exercice de l'entretien ethnographique
(Birgitte au bureau de l'économie, Felicya au bureau de l'assistance
social ou bien Tanja à l'Action du Peuple de Christiania), bien que cela
ne fasse pas partie de leur fonction. Mais cette acuité à faire
la promotion de leur institution paraît logique pour des personnes qui
peuvent bénéficier d'un emploi stable grâce à
l'institution.
? Deuxième idéal-typique énoncé
par le chercheur, les passive opportunists semblent à
première vue correspondre au groupe des pushers. « Ce
groupe est composé de ceux qui sont là pour des raisons
matérielles, où bénéficient simplement de l'absence
quasi-constante de la police, et donnent très peu en retour »
écrit A. Conroy. A première vue, les passive
opportunists s'opposent totalement au active sympathizers, car
ils vivent de manière relativement aisée grâce à
leurs revenus tirés d'un trafic de drogue florissant.
Présentés comme par nature assez individualiste, cette
catégorie de christianites serait l'archétype du capitalisme
poussé à l'extrême car ils ne verraient que l'aspect
matériel de Christiania et l'utiliseraient uniquement à des fins
d'enrichissement personnel.
Astérix: «I think it's time for
Christiania to close these sales of hash because it becomes very... There are
too much gangsters.»
Bien qu'affirmant être pour la légalisation de
la marijuana, Astérix entre dans le jeu de stigmatisation de Pusher
Street et du groupe de christianites impliqués dans ce trafic.
Cependant, c'est force de poser toujours la même question aux membres du
groupe qu'A. Conroy identifie comme active sympathizers, que la
distance entre ces deux groupe s'amincit.
Birgitte: «Yeah, exactly. But I
would say, there are also some pushers down there who really try to keep it
clean of hard drugs and everything, who are very active. There are some pushers
who really want Christiania to be Christiania, to support it, and they try to
be sure that too many bad things happen down there. So, it's not always black
or white or... You know?»
_ «Ok, there are so many types of people
here.»
Birgitte: «For instance pushers who
have been living here all their life, you know? Actually it's most of them who
act in that way, as far as I can see.»
«Yeah but once I heard that most of the pushers are
from the outside, is that true?»
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Birgitte: «No, but there's quite a
few of those boys who live here (she laughs), who went down Pusher
Street. And I can't explain that, still very sensible parents, good educated
parents blabla... Still they've been down there some of them. That's
it.»
Bien qu'ayant conscience du danger que peut
représenter Pusher Street, notamment pour ses enfants où
même pour la communauté toute entière, Birgitte estime
qu'il faut se garder de cette vision manichéenne qui voudrait que
les pushers soient systématiquement etiquettés en tant
qu'individualistes se souciant peu du destin de leur
communauté209. Au contraire, à en croire Birgitte dont
sa vision modérée envers ce groupe la rapproche des propos tenus
par Kirsten, bien des pushers s'inquiètent de l'avenir de la
communauté, et militent pour sauver Christiania. Bien
sûr, cela n'excuse en rien le fait que leur présence peut
provoquer des troubles dans la commune, mais Birgitte va même
jusqu'à affirmer qu'ils ont une utilité dans l'institution :
à travers leur monopole sur le trafic de marijuana, ils empêchent
d'autres trafiquants d'un autre type (drogues dures) de venir s'installer
à Christiania. Ainsi, le contrôle social très marqué
que nous signalions dans le second chapitre de la première partie,
serait également présent parmi les trafiquants, dont les mieux
intentionnés d'entre eux veilleraient à prémunir la
communauté contre le retour de drogues dures à Christiania.
Autrement dit, il existerait à Christiania des pushers ayant au
moins pris conscience de l'importance du maintien de la communauté pour
leur activité économique, ou étant peut-être
même fortement impliqués dans la défense de cette cause, ce
qui permettrait de classer certains d'entre eux parmi les active
sympathizers ; tandis que les passive opportunists serait
composés uniquement de pushers arrivés récemment
ou n'ayant pas l'intention de s'y installer durablement si bien qu'ils ne se
soucient pas encore ou n'ont tout simplement aucun intérêt
à défendre cette cause.
? Enfin, un troisième et dernier idéal-type
serait les passive dependants. Situé en marge de la relation de
domination qui caractérise les active sympathizers des
passive opportunists, cette troisième catégorie
rassemblerait un ensemble d'individus n'arrivant pas à subvenir à
leurs besoins dans la société danoise, où le coût de
la vie et par ailleurs très élevé, si bien que vivre
à Christiania présente pour eux l'opportunité d'avoir une
vie plus descente. Dans ces conditions, leur degré d'implication dans la
vie communautaire
209 Cette coordinatrice du bureau de l'économie
(økonomikontor) souligne bien le fait qu'aucun impôt
n'est prélevé sur le trafic de marijuana, sans quoi l'institution
toute entière serait impliquée dans ce trafic, perdrait toute
crédibilité face aux autorités, et tout porte à
croire que l'institution n'existerait plus à l'heure actuelle.
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est potentiellement moins élevé que les
active sympathizers, et semblent avoir une conception utilitaire de la
communauté.
Quoi qu'il en soit, la division entre ces trois
catégories qu'avance A. Conroy repose sur une division entre les
individus actifs et passifs : l'individu actif agirait dans
l'intérêt de tous, puisqu'il souhaite le maintien de cette petite
société alternative ; tandis que l'individu passif dans une
société serait motivé par la défense de ses
intérêts personnels que ce soit de l'ordre de l'enrichissement
pour les passive opportunists, que de celui de la survie pour le
passive dependants. Comme dans bien des groupes, cela nous
ramène à l'opposition classique entre «
société » et « individu », ce qui n'est pas neutre
si nous reprenons les travaux de N. Elias, qui s'est intéressé au
rapport antagoniste que l'on fait entre ces deux notions. Or même
s'il n'y a pas de société sans individu ni d'individu sans
société 210, ce qui rend ces deux notions
indissociables, le sociologue allemand admet qu'il existe une conscience de soi
qui amène certains individus à se représenter comme «
coupé[s] de tous les autres et existant
indépendamment d'eux »211, auquel cas «
L'individu se sent indépendant de tous les autres hommes dont le
destin lui paraît `étranger' et lui semble n'avoir absolument
aucun rapport avec sa propre nature `profonde' puisque ce n'est qu'un
`environnement', un `milieuÇ une `société'
»212.
Ainsi, le passive opportunist tout comme le
passive dependant serait celui qui regarde le monde à travers
la fenêtre de sa maison, se sentant comme étranger à ce
qu'il s'y passe. Dès lors, deux lectures sont envisageables parmi les
éléments passifs de cette petite société : d'une
part, le passive dependant peut avoir d'autres soucis à se
faire avant de s'inquiéter de l'avenir de la communauté. Cela
peut se manifester dans les milieux très défavorisés
où nourrir sa famille, lui trouver un toit descend et se chauffer pour
l'hiver, sont autant de préoccupations pouvant affecter la
capacité qu'ont certains individus à se mobiliser. D'autre part,
dans les milieux plus aisés, le passive opportunist serait un
individu ayant besoin de cet environnement - comme le pusher, mais pas
uniquement- pour soit s'enrichir, soit maintenir son train de vie.
Afin de prouver que la catégorie des passive
opportunists ne concerne pas uniquement les pushers, prenons
l'exemple de Richardt : un psychologue aujourd'hui âgé de 65 ans,
vivant seul dans une maison très confortable qu'il a construit dans les
années 1970, peu de
210 ELIAS Norbert, La société des individus,
op. cit., p.117
211 Ibid., p.152
212 Ibid., p.99
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temps après son arrivée à Christiania.
Alors âgé d'environ vingt-cinq ans, Richardt s'est retrouvé
face à une opportunité qui consistait à construire la
maison de ses rêves au beau milieu d'un espace de verdure situé en
plein coeur d'une capitale européenne :
Richardt: «So, then I built this
house.»
_ «On your own?»
Richardt: «Yeah, that was empty when I
came and I was interested in this area.»
[...]
_ «That's a nice place.»
Nick: «That's really
nice!»
Richardt: «Yeah, but that costs a
lot of money you know, that's a very old behavior in the society when you feel
that's your own, you think of your own person... Then, do some extra-work you
know! Do whatever you can, drive a taxi in the night time and clean houses in a
day time, and then you get enough money to build your own project, and then
you're happy!»
Fier de cette maison qu'il a bâti de ses mains, c'est
à partir d'un vieux bâtiment en ruine qu'il a
réalisé cette réussite architecturale. Seulement, ce vieux
bâtiment dont il s'est servi pour les fondations ainsi que le sol sur
lequel repose cette maison appartenaient à l'Etat ; et le jeune Richardt
a eu la chance de pouvoir s'y installer gratuitement tout en mettant de
l'argent de côté pour acheter les matériaux
nécessaires à la construction. Ainsi, il semblerait que c'est
à force de cumuler du capital grâce à son métier de
psychologue et de sa passion pour le bricolage, mais surtout grâce
à Christiania (un espace où l'on a abolit la notion de
propriété privée) que Richardt a eu l'opportunité
de devenir « l'utilisateur »213 de la maison qu'il a
construit. Grâce au statut particulier dont il a pu
bénéficier, tout porte à croire que Richardt serait
très reconnaissant envers l'institution dont il est membre et qui lui a
permis de réaliser son rêve. Mais, loin de participer activement
à sa défense, notre hôte va jusqu'à affirmer sur un
ton cru, la distance qu'il prend avec les défenseurs de la
communauté, ceux que nous pourrions classer parmi les active
sympathizers :
Allan: «Are you walking with the rest
of the tribe, on Monday morning?» Richardt:
«No, fuck the tribe!»
Allan: «No?» (Laughing)
213 Tel est le terme employé à Christiania pour
désigner le statut de l'occupant d'un logement.
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Richardt: «All these reacts and the
hallelujah, you know...» Allan: «No, I'm
just kidding!»
Son vieil ami Allan posait cette question à propos de
la marche qui était prévue juste avant le procès crucial
pour Christiania, qui se tenait devant la Cour Suprême au début du
mois de février 2011. Conscient des distances que Richardt a pris avec
les activistes, Allan cherchait juste à taquiner Richardt en sachant
pertinemment qu'il allait avoir ce type de réponse. Ainsi, cette
situation nous permet de classer Richardt comme un membre passif, qui a «
le sentiment de se trouver à l'extérieur du monde
»214 qui l'entoure, bien qu'il ait directement pu
bénéficier des avantages liés au statut très
particulier de la commune libre. Aujourd'hui, Richardt vit de manière
très aisée dans une maison qui ne lui appartient pas, mais que
personne dans l'institution ne pourrait lui retirer tant qu'il ne quitte pas sa
maison pour une raison quelconque (absence de longue durée ou
décès). Ni même l'Etat ne pourrait l'inquiéter,
pourtant considéré comme la menace principale pour les autres
membres de la communauté, Richardt a reçu en 2007 (comme les
autres christianites) le fameux petit livret bleu du « plan local pour
l'aire de Christiania» qui lui permettait de racheter sa parcelle de
terrain contre une somme dont il peut semble-t-il aujourd'hui s'acquitter,
puisqu'il affirme qu'il s'agit de la meilleure solution :
Richardt: [...] «the best thing for
Christiania would be private ownership.»
Aujourd'hui, ayant accumulé le capital
nécessaire pour acheter son terrain, Richardt se présente comme
un christianite prêt à rentrer dans la norme et se tient à
distance des activistes auxquels il n'hésite pas signifier son
désaccord. Payer 1900 couronnes de contributions mensuelles (soit
255€54), plus ses charges en eau, électricité et chauffage,
paraît bien dérisoire pour cet individu vivant seul et appartenant
à une classe moyenne voire supérieure. C'est pourquoi ce dernier,
bien que n'ayant rien à voir avec le trafic de marijuana, peut
être classé dans la catégorie des passive
opportunists. Enfin, rappelons que ce christianite est aussi la personne
qui dénonçait ouvertement la catégorie des passive
dependants :
Richardt: «Today, most of people
live from social welfare... Whatever and Christiania has always been very smart
at that. A sort of advising each other to get in this Union or then you can do
this, and then you can do that... You pick up the Doctor and then you can get
this for the rest of your life, you know, all these kinds of sneaky little ways
to live easy, you know. So, it's easy living here!»
214 ELIAS Norbert, La société des individus,
op. cit., p.153
99
Pourtant, en examinant de plus près comment Richardt a
obtenu la maison dans laquelle il vit et en considérant le peu
d'intérêt qu'il porte pour la sauvegarde de l'institution qui lui
a permis d'arriver à ses fins, la logique du passive dependant
vivant à Christiania tout en profitant des aides sociales de l'Etat
danois, n'apparaît pas si éloignée ni même plus
honteuse que celle du passive opportunist Richardt, qui a
bénéficié du contexte que lui offrait la
communauté.