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Partie II - Le pouvoir dans les rapports sociaux et
les pratiques institutionnelles: violences et
hiérarchies
D'après J. Lagroye, « l'ordre institutionnel
atteint à l'objectivité en ce qu'il est vécu
comme doté d'une force propre ; vécu et pas seulement
pensé comme tel. L'objectivation est le produit d'activités
sociales et de pratiques avant d'être une opération de
connaissance. C'est l'acceptation en pratique de l'assignation des
tâches, des savoir-faire et des routines institutionnelles qui permettent
d' `occuper un posteÇ et de le garder, d' `entrer dans son rôle'
et d'en tirer avantage. »200. Dans cette deuxième
partie, nous allons tenter de mettre à jour de nouvelles dimensions de
la nature du pouvoir à Christiania, car nous verrons que la
manière dont les cartes se distribuent dans le jeu institutionnel n'est
que l'émanation de l'ordre fixé par les pères fondateurs.
Dans la première partie, nous avons vu que contre toutes attentes
l'organisation politique de Christiania ne peut empêcher une
centralisation et donc une monopolisation du pouvoir par un nombre
réduit d'individus, ce qui nous a permis d'avancer l'idée que les
membres de cette utopie communautaire se sont montrés incapables de
s'émanciper d'une conception « classique » du pouvoir de type
« commandement-obéissance »201.
Joker: «For all these lazy shit,
you could never do anything. But I think it's a part of the explanation that
Christiania is still here, that we're actually a full circle society with the
good guys and the bad guys, and the rich guys and the poor guys, and the
activists and the alcoholics, actually we're very much a mirror of the
society. Not in every details but in a big
picture.»
Cette proximité avec la société «
classique » est évidente, car Christiania n'est que le fruit de
cette même société, la société ordinaire est
responsable de son émergence et les problèmes que le sens commun
lui prête (toxicomanie, violence, insécurité, etc.) ne sont
que le reflet de ce qu'il se passe dans notre société. Bien
entendu, la nature du pouvoir n'est pas en reste et nous pourrons voir quelle
forme il prend à travers l'analyse des rapports sociaux et des pratiques
institutionnelles à l'intérieur de Christiania.
200 LAGROYE Jacques (Dir.) FRANCOIS Bastien, SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, op.cit., p.149
201 CLASTRES Pierre, La société contre
l'Etat, Paris, Les éditions de minuit, 2011 [1974], p.21
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Chapitre 1- Hiérarchisation sociale,
représentation et domination au sein du groupe
Lors de nos recherches précédentes, nous avions
maintes fois évoqué l'exemple de l'étude de Winston Parva
réalisée par N. Elias et J. L. Scotson dont nous avions
essayé de reprendre la méthode pour réaliser un travail
monographique. Cela nous avait notamment permis de dégager une relation
de domination de type « established/outsiders »
repérable entre deux groupes dominants à l'intérieur de la
communauté : les activistes et les pushers202. Les
premiers, qui se considèrent comme légitimes car participant
activement au maintien de la communauté, voyaient en les seconds une
forme d'incompatibilité de moeurs, du fait l'usage qu'ils font de la
communauté : une plaque tournante du réseau de trafic de
marijuana à échelle européenne. Devenu le centre
scandinave de ce réseau, nombreux sont ceux qui s'y rendent où
cherchent à s'y installer essentiellement pour les gains
économiques dont un christianite peut bénéficier lorsqu'il
devient pusher. Bien qu'étant parfois autant, voire plus
établis que certains activistes203, les
pushers sont souvent stigmatisés comme des capitalistes profitant
du statut très particulier de Christiania pour poursuivre leurs
objectifs d'enrichissement personnel.
Cette relation de domination, nous allons évidemment y
revenir, car la domination est une notion sous-jacente à la question du
pouvoir dans l'institution, et nous serions peu inspirés d'y couper
court. C'est pourquoi, sans chercher à répéter ce qui a
déjà été découvert, nous allons à
présent chercher à étendre notre champ de vision, en
apportant de nouveaux éléments compatibles à notre
problématique sur le pouvoir.
Section1- Classification et hiérarchie
sociale
D'après M. Weber, « construi[re] des
types » est « la façon la plus pertinente d'analyser
et d'exposer toutes les relations significatives irrationnelles du comportement
[...]»204. C'est pourquoi nous commençons par
revenir sur la typologie des christianites entrevue l'année
dernière205 qui nous permettra de mieux comprendre les
représentations, la hiérarchisation sociale et la domination au
sein du groupe.
202 Cf. « C) Une relation de domination », in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit.,
p.63-68
203 C'est-à-dire qu'ils vivent à Christiania
depuis longtemps, ce qui procure une certaine légitimité, en
particulier dans un milieu très local comme celui sur lequel nous nous
intéressons.
204 Cf. « A. Fondements méthodologiques »,
in WEBER Max, Economie et société, op.
cit., p.31
205 Cf. « A) Classification sociale des christianites
», in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op. cit., p.56-57
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