Dans la première partie de ce mémoire, nous
avons d'abord axé notre regard sur ce que la commune libre est dans les
textes : une communauté dont les membres se sont émancipés
de l'ordre social de la société dite « classique ». A
partir de la relation sociale « classique » de «
commandement-obéissance », nous pourrions estimer que les
christianites auraient su créer leur propre modèle reposant sur
une conception que nous pourrions définir comme «
égalité-autogestion », tant cet ordre institutionnel si
singulier est censé assurer à ses membres un ordre social
dénué d'autorité et de hiérarchie. Le
système fédératif serait le garant de cette
répartition plus équitable du pouvoir politique puisqu'il offre
- en principe - la possibilité aux
christianites de vivre pleinement les droits et les devoirs qu'implique
l'autogestion.
Puis, nous avons pu constater que les pratiques
spécifiques de cette société alternative se sont
institutionnalisées : cherchant à légitimer
l'émergence de leur commune libre, les christianites se sont peu
à peu créé une identité tout en favorisant le
dialogue avec les gouvernements successifs, qui n'ont pas toujours perçu
d'un très bon oeil ces pratiques considérées comme
déviantes (occupation illégale du terrain, usage de la marijuana,
etc.). C'est pourquoi les christianites ont cherché à renforcer
les bases de leur institution en favorisant le dialogue avec les
autorités. Ce n'est qu'en 1991 et la mise en vigueur de la
première loi de Christiania que les christianites se sont engagés
à « assur[er] un maximum d'auto-administration
à Christiania »194. Interprétée comme
une victoire dans le combat que menaient les activistes pour le maintien de
leur commune, les christianites ont alors définitivement franchi le pas
entre « autogestion » et « auto-administration », ce qui
implique l'intensification du processus de centralisation, mais aussi la
création de nouveaux corps bureaucratiques nécessaires à
l'administration de la commune (nous pensons notamment au groupe de contact
dont la création correspond à la date de mise en vigueur de cette
loi).
194 Votée en 1989, la première loi de
Christiania a permis aux habitants de Christiania de faire reconnaître
leur commune en tant qu'expérience sociale à part
entière. ce texte « confirm[ait] le droit des
habitants de Christiania d'utiliser ces immeubles ainsi que l'espace dans sa
totalité » sous réserve qu'ils «
assurent un maximum d'auto-administration à Christiania ».
Données communiquées par les archives du parlement danois
(Dansk Folketing). Source :
http://www.ft.dk
88
Cependant, si nous nous référons à la
théorie élitiste de R. Michels, le maintien du pouvoir politique
entre les mains de la masse et l'exercice de la démocratie directe
paraît difficilement envisageable, qui plus est dans ce microcosme social
où plus de huit-cent christianites peuvent potentiellement prendre part
à la chose publique. De plus, l'intensification des échanges avec
les autorités et la complexité du dossier concernant les
négociations avec l'Etat, implique une certaine division du travail qui
entraîne une spécialisation ; si bien que les christianites se
trouvent contraints d'octroyer un pouvoir de représentativité
à des agents présentant des aptitudes spécifiques,
nécessaires à la réalisation de cette tâche. Ainsi,
tout indique que Christiania ne parvient pas à faire exception et son
processus d'évolution montre que la « loi d'airain de
l'oligarchie » s'applique à cette commune alternative :
« [...] Qui dit organisation dit tendance à
l'oligarchie. Dans chaque organisation, qu'il s'agisse d'un parti, d'une union
de métier, etc., le penchant aristocratique se manifeste d'une
façon très prononcée. Le mécanisme de
l'organisation, en même temps qu'il donne à celle-ci une structure
solide, provoque dans la masse organisée de graves changements. Il
intervertit complètement les positions respectives des chefs et de la
masse. L'organisation a pour effet de diviser tout parti ou tout syndicat
professionnel en une minorité dirigeante et une majorité
dirigée. »
MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.
16-17
Christiania se « brise » effectivement
« contre les mêmes écueils » que rencontre tout
courant démocratique195, et dont nous avons pu constater
quelques exemples dans cette première partie : nous avons à la
fois pu relever la contrainte du nombre lors des assemblées ce qui
paralyse la prise de décision, mais aussi la contrainte
organisationnelle qui se traduit par le glissement inéluctable vers un
pouvoir central. Dans cette mesure, il apparaît possible de
dégager et d'identifier les membres d'une minorité dirigeante
exerçant le pouvoir aux dépens d'une minorité
dirigée, tel va être le credo vers lequel nous allons
maintenant orienter la deuxième partie de ce mémoire.
Mais avant cela, faisons le point sur les trois
hypothèses que nous décrivions en introduction, étant
donné qu'à mi-chemin de notre progression destinée
à rendre compte de la nature du pouvoir à Christiania, nous
pouvons d'ores et déjà écarter la première
hypothèse : Christiania n'est pas une « commune de rupture
»196 dont les membres seraient parvenus à
créer un ordre social à contre-courant de l'ordre de nos
sociétés « classiques ». Cette
195 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.268
196 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op. cit., p. 20
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impossibilité de réinventer la vie en
société peut d'abord s'expliquer par la situation
géographique de Christiania ainsi que par la nature de ses
frontières, qui restent ouvertes et permettent une interrelation
particulièrement intense avec le monde extérieur. Les
caractéristiques propres à cette institution permettent donc
à ses membres de se prémunir des dérives sectaires dont
nous pouvons relever de nombreux exemples. Celui du massacre de Jonestown qui
eut lieu en Guyane le 18 novembre 1978 est certainement le mauvais exemple que
bon nombre de christianites gardent en mémoire et que certains, comme
Richardt, aiment à penser que Jonestown restera l'anti-Christiania :
Richardt: «[...] The thing is that
just in Jonestown you have this little point that you have to do this or that;
you know you have to think the way we think, you have to do
things just as we do. So at the end, they put up this big
container with poison.»
Allan: (Laughing)
Richardt: «And people go there and
take the poison. When you read the book, that people are sure that you will
survive, his wife goes ahead and she takes the poison and she holds a little
boil of poison and he can't because he is paralyzed, you know! `Ok, maybe
we should just do that and...' (Laughing) I mean they are much more
intelligent than we are, we are a sort of... social class eleven or something
and they were less down and out than we are, in Jonestown... most of them
died.»
Cet exemple cité par Richardt qui nous faisait part de
ses dernières lectures, montre que parmi les christianites, certains
craignent le pouvoir de persuasion et la pensée unique que peuvent
instiller des chefs de communauté, des leader charismatiques
tels que le fut Jim Jones dans les années 1970, qui était parvenu
à rassembler près d'un millier d'adeptes sur le sol
américain avant de mener sa communauté jusqu'en Guyane où
ils procédèrent à un suicide collectif. Ce fait divers
rappelle que de la simple adhésion à une communauté
agraire, l'individu joignant ce type de groupe peut rapidement être
soumis à un processus d'isolement et de développement de la
pensée unique pouvant avoir de graves conséquences. Christiania
n'est heureusement pas tombée dans cet extrême (bien que la «
commune de rupture » n'engage pas nécessairement ce type de
scénario) et nous pouvons ainsi nous tourner vers les deux
dernières hypothèses.
Maintenant que nous savons que Christiania n'est pas une
« commune de rupture »197 (hypothèse n°1),
est-elle une « commune de combat »198
(hypothèse n°2)? Si tel était le cas, nous pourrions
considérer que le maintien de la commune libre de Christiania
relèverait d'une importance majeure pour l'idée même de
démocratie, et dont la portée irait bien au-delà des
frontières danoises et européennes : parvenir à imaginer
que Christiania serait porteuse d'un témoignage pour l'humanité,
puisqu'il s'agirait d'un ordre social révolutionnaire où
l'application directe du pouvoir par le peuple aurait été rendue
possible, serait bien dithyrambique de notre part. De toute évidence,
l'autogestion au sens strict assurée par l'ensemble des membres de cette
institution pose problème, et nous verrons dans le premier chapitre
qu'une sélection naturelle s'opère pour la répartition du
pouvoir au sein du groupe. Il sera ici question de hiérarchie sociale et
de logiques institutionnelles qui tendent à la monopolisation du pouvoir
entre les mains d'une « direction administrative
»199.
90
197 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op. cit., p. 20
198 Ibid., p.20
199 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements
», in WEBER Max, Economie et société,
op.cit., p. 88