D'après N. Elias, il existe dans l'histoire de chaque
société, des « stades d'évolution
»189 qui permettent de décrire le processus
d'intégration dans lequel s'inscrit le groupe:
« Lorsque des tribus assumant jusqu'alors leur
propre gouvernement se réunissent pour former des Etats s'administrant
de façon autonome, les pouvoirs des autorités de la tribu se
réduisent au profit des sources de pouvoir étatique. Les
différents membres de la tribu, les individus, vivent dès lors
à une plus grande distance des centres du pouvoir social dont les
détenteurs décident de leur sort. Au sein de la tribu, ses
différents membres avaient généralement une chance de
participer aux décisions. Cette chance se réduit au cours du
processus d'intégration par lequel les tribus abandonnent
progressivement leurs parts de pouvoir et leurs possibilités de
décision aux autorités étatiques. Autrement dit,
par rapport à la société, un processus
d'intégration de ce type fait d'abord perdre à l'individu des
chances d'exercer un pouvoir. »
ELIAS Norbert, La société des individus,
op. cit., p.219
Si nous reprenons la lecture du sociologue allemand et que
nous l'appliquons à notre objet, le glissement progressif de
l'organisation fédérale de Christiania vers un pouvoir central
serait l'aboutissement logique de ce type d'organisation qui, pour x
raison (ici la contrainte organisationnelle) finirait par sacrifier le
pouvoir des « tribus » (ici les aires locales) pour celui d'un Etat
central. En d'autres termes, la centralisation du pouvoir serait le processus
normal d'évolution de cette petite société alternative
qui, dès sa création, présentait la particularité
d'avoir un destin très incertain ; d'où cette tendance assez
logique chez les membres de cette institution de rechercher constamment le
biais qui permettra d'assurer la pérennité de leur commune.
188 Pour rappel, il s'agit d'une liste non-exhaustive qui
comprend : le bureau d'assistance sociale, le « nouveau forum », le
bureau de la construction et le bureau de l'économie auxquels nous
pouvons inclure le groupe de contact dont nous avions commencé la
description en section 2.
189 ELIAS Norbert, « La transformation de
l'équilibre `nous-je' », in La société des
individus, op.cit., p. 205-301
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« It's a slow evolution » affirmait Hulda
sur un ton lucide, membre éminente du groupe de contact pour qui la
bureaucratisation de Christiania est une nécessité si
l'institution veut avoir une chance de subsister et de garder la tête
hors de l'eau au milieu de la « société classique »,
cet océan dont les courants s'intensifient ce qui implique que pour
rester à flot l'institution doit se moderniser. De ce point de vue, le
progrès serait pour ainsi dire, la centralisation du pouvoir
incarnée par la formation d'une bureaucratie, alors même que les
pionniers de Christiania, animés par leur idéal d'autogestion,
estimaient un temps que le progrès était
précisément un démembrement de ces corps bureaucratiques
qui enserrent et affectent profondément les rapports sociaux, et
entravent notre capacité individuelle à nous saisir de notre
destin. Seulement, aujourd'hui tout porte à croire que même chez
les christianites, avoir un contrôle total sur la gestion des affaires
communes relève de l'impossible, et bien de ces services publics sont
considérés comme très utiles au bon fonctionnement de leur
société :
_ « Ouais, donc c'est important tous ces bureaux,
toutes ces petites institutions pour pouvoir gérer tout ça, sinon
Christiania ne pourrait pas fonctionner selon toi ? Par exemple ici, ton
travail au Nyt Forum, je vois que tu reçois des appels, les gens
viennent te voir, c'est vraiment utile ici ! »
Kirsten : « Au social office ils
ont beaucoup aidé, même moi ma famille quand on a eu des
problèmes, habiter dans une maison plus confortable, il n'y avait rien
hein ! Mon mari n'avait pas une très bonne santé et souvent ils
nous ont aidés. »
« Oui, d'accord. Il faudrait que j'aille les voir.
» Kirsten : « Oui-oui ! »
_ « Ok. Mais pour résumer, selon toi, sans
ces institutions, sans cette... bureaucratie en fait ! Christiania ne pourrait
pas fonctionner, et cela ne serait peut-être plus là en fait.
Qu'est-ce que tu en pense ? »
Kirsten : « Oui parce que l'on a
beaucoup de problèmes avec l'extérieur, la ville de Copenhague,
ce n'est pas seulement les gens d'ici qui viennent ! Il y a souvent des gens de
la ville qui viennent parce qu'ils veulent qu'on les aide. Et on peut les
envoyer sans problème dans la maison de la santé, soit les
bureaux d'aide sociale. Et s'ils ne peuvent pas les aider, ils peuvent toujours
les envoyer ailleurs pour les aider à continuer dans la vie quoi.
»
A travers son expérience personnelle, Kirsten semble
avoir complétement intégré l'idée que la
bureaucratie est un mal nécessaire, car elle permet de faciliter la vie
quotidienne et de trouver des solutions à de nombreux problèmes
(se soigner, trouver un logement, etc.), sans quoi l'individu esseulé ne
pourra surmonter ces obstacles. De surcroît, l'analyse de Kirsten, dont
la fonction à la permanence du « nouveau forum » (Nyt
forum) implique aussi qu'elle fasse la promotion de l'institution en
évoquant ses bienfaits, va même jusqu'à
85
bousculer les frontières de Christiania en affirmant
que ces institutions ont une utilité pour la ville de Copenhague,
notamment en ce qui concerne bureau d'assistance sociale de Christiania
(Christiania beboerrådgivning) qui accueille
indifféremment les personnes qui souffrent de l'addiction (christianites
ou non). Encore une fois, cette légère dégression prouve
qu'à l'intérieur de Christiania, ses membres reproduisent les
schèmes d'action acquis dans la société «
classique », puisque cette forte bureaucratisation de l'institution et
cette manière de solliciter ses services, comme de les considérer
comme très utiles ne fait que refléter la société
danoise en générale, dont la culture de l'Etat-providence conduit
à la création de services publics particulièrement
denses190. Cette simple observation montre encore une fois que cette
société alternative n'est pas si différente de la
société « classique » dont elle est issue, et dont ses
membres cherchaient tant à s'émanciper ; ce qui a priori
viendrait confirmer nos premières observations qui classeraient
Christiania dans notre troisième hypothèse : une utopie
communautaire soumise un redressement vers la norme.
Enfin, au-delà du fait que la plupart des
christianites ont su reconnaître que l'instauration d'un dispositif
bureaucratique était nécessaire au maintien de leur
communauté, la question serait de savoir si l'ensemble de ses membres
ont eu conscience des implications que pouvait avoir cette bureaucratie sur
leur libertés. Deux lectures s'offrent à nous : première
possibilité, les individus conserve l'« illusion de pouvoir sur
des évènements qu'en réalité ils ne peuvent
guère contrôler »191, mais il apparaît
difficile d'envisager un tel scénario tant les extraits d'entretiens qui
précèdent sont criants de lucidité. Deuxième
possibilité qui elle est beaucoup plus réaliste, « Les
maîtres de leur destin » sont conscients qu'ils «
n'ont pratiquement plus aucune chance d'exercer la moindre influence
»192, et cèdent une grande partie de leur pouvoir
d'autogestion dans l'intérêt général, tel serait
l'évidence dont les christianites auraient pris conscience à
travers cette expérience de vie collective initialement vouée
à être dépourvue de bureaucratie. Ainsi, résulterait
une forme d'altruisme de la part des membres de l'institution qui, au lieu de
continuer à croire que le pouvoir peut rester dilué dans la masse
avec tous les risques que cela implique, ce qui pourrait avoir l'effet d'un
sabordage dont seul l'équipage serait responsable, renoncent à
une partie de leur pouvoir dans l'espoir de maintenir le navire à
flot.
190 Selon un rapport de l'OCDE datant de 2008, le classement
du taux d'administration par pays indique que le Danemark arrive tête
avec la Norvège (160 fonctionnaires pour 1000 habitants), ce qui peut
expliquer pourquoi nous retrouvons tant de services publics même à
Christiania. Source : OCDE, Eurostat, calculs CAS.
191 ELIAS Norbert, La société des individus,
op. cit., p.125
192 Ibid., p.219
86
Pour conclure, la mise en perspective de l'évolution de
cette petite société alternative montre que d'un idéal
fédératif, Christiania s'est progressivement
métamorphosée en une république unitaire
revendiquant toujours son caractère très libéral.
Pourtant, bien des exemples disséminés dans cette première
partie montrent que dans la pratique, les membres de cette institution sont
loin de bénéficier d'une latitude totale sur la gestion et la
conduite des affaires communes telle qu'énoncée dans les
préceptes de l'institution.
L'institution est un corps mouvant et les
sociétés évoluent, c'est pourquoi il n'est pas
étonnant de constater que Christiania change et s'adapte aux contraintes
à la fois internes et externes, qui poussent ses membres à la
réinventer. En revanche, ce qui est plus intéressant est que les
membres de cette institution ont, selon toutes vraisemblances, puisé
dans certaines idées de P-J Proudhon pour créer cet ordre
institutionnel aux principes révolutionnaires. La
fédération, qui est pourtant présentée par l'auteur
comme la forme ultime de gouvernement, celle dans laquelle toutes
sociétés devraient tendre, n'est pas la forme ultime de
gouvernement à Christiania. Mais son processus d'évolution montre
que la commune libre a fait le chemin inverse : à partir de ses
fondations inspirées par les idées du philosophe français,
nous constatons à travers cette inexorable centralisation du pouvoir que
cette petite société semble s'être peu à peu
muée en tant que république unitaire
déguisée sous un aspect très libéral, voire
libertaire selon le sens commun193, dans laquelle l'individu
n'aurait en définitive qu'un pouvoir assez limité.
193 Bien que le terme « libertaire » (au sens de
« liberté en tout et pour tous ») ne soit pas
emprunté à Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) mais à
Joseph Déjacque (1821-1864) qui, dans son pamphlet adressé au
premier De l'Etre humain mâle et femelle - Lettre à P-J
Proudhon (1857), souligne la dimension radicale de l'anarchisme et
critique la vision modérée du socialiste et en particulier la
dimension contractualiste sur laquelle repose le système
fédératif. Ainsi, une société libertaire serait
dépourvue de contrat social synonyme de contrainte, c'est pourquoi il ne
semble pas applicable dans le cas de Christiania caractérisée par
un contrat fixé dans le Ting book, avec ses règles et
ses valeurs propres.