Dès les premières semaines qui suivaient le 26
septembre 1971, date de création de la communauté, ses pionniers
se sont retrouvés confrontés à la contrainte
organisationnelle. A leur arrivée dans l'ancienne caserne de
Bådsmandsstrædes, les squatteurs ont pu s'apercevoir de l'ampleur
de la tâche qui les attendait s'ils voulaient réussir à y
fonder une communauté.
Tanja: «No electricity, no water
and... I think it was like I don't know. I remember I had to collect water once
a week, when it was my turn to pick up water. I remember we took water in some
buckets because there were some few places where you could get
water.»
Voici les souvenirs de Tanja, elle qui était
âgée de quatre ans lorsque sa mère, Annie
Hedvard179, décida de venir élever sa fille dans cette
communauté. D'autres personnes interrogées ont bien entendu
vécu cette époque d'une autre manière, et beaucoup avaient
un regard plus mature sur ce qu'ils voyaient se produire dans cette nouvelle
expérience sociale.
Hulda: «Yeah, but it's a slow
evolution. I was like, at the very beginning it was free to pay a rent and it
was four Kroner a month.»
«Only four?» (Laughing)
177 Nous excluons volontairement les individus nés
à Christiania qui auraient pu développer d'autres schèmes
d'actions si leurs parents christianites avaient su s'affranchir totalement de
ce qu'ils avaient assimilé par le passé, chose qui paraît
peu probable ; Mais nous excluons également les minorités issues
de sociétés lointaines, nous pensons notamment à une
poignée d'Inuit qui vivent à Christiania, un groupe marqué
par un fort communautarisme et qui continue à vivre selon des
schèmes d'action assimilés sur leurs terres natales.
178 Cf. « Le rôle des habitudes », in
LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action,
op. cit., p.130
179 La mère de Tanja est la christianite qui a
écrit les paroles de Christiania tu as mon coeur, aujourd'hui
hymne officielle de Christiania. Cf. annexe n°14, p.200-201: «
paroles de l'hymne de Christiania »
78
Hulda: «The first.»
«When was it?»
Hulda: (She doesn't answer to my question)
«From all over. It was the attempt to pay some money for the guy who
would remove your garbage.»
«Oh yeah.»
Hulda: «That was the first because
people needed their garbage to be removed! And they had to pay somebody to do
it because if you don't want to do it yourself, you have to pay somebody to do
it in your place. Then you have to pay them, and of course it was a very low
rate the Christiania wages, because you don't pay tax for it.»
Trouver quelqu'un pour ramasser les ordures et lui offrir la
modique somme de quatre couronnes (soit 0,53€) par mois et par personne,
voilà le véritable point de départ de cette « lente
évolution » d'une expérience sociale originellement
destinée à créer un environnement alternatif,
autogéré et dénué de toute contrainte. Aujourd'hui
fortement bureaucratisée, les christianites vivent dans une institution
où ils subissent chaque mois un impôt (aujourd'hui estimé
à 1900 couronnes, soit 255,48€) qu'ils doivent payer en
échange de tous les services jugés nécessaires au maintien
de la communauté tout comme celui de leur mode de vie.
«Yeah. And how much do you pay each month now for
staying at your place?»
Astérix: «1900 Kroners.
That's what everybody pays per month. And actually, during the last ten years
the price has raised very much. I think it has been doubled. Yeah, for the last
ten years it has been double-double.»
Selon Astérix, tel est le montant de cette
contribution mensuelle dont doit s'acquitter chaque Christianite à
l'heure actuelle, soit une hausse de 481,03 % sur quarante ans
d'évolution et d'ajustements institutionnels en fonction des besoins
auxquels devait répondre l'institution. Bien entendu, il est clair que
les christianites restent des privilégiés car ce montant
apparaît dérisoire pour vivre dans un espace situé en plein
coeur de la capitale danoise, au milieu du quartier de Christianshavn où
les loyers et le prix du mètre carré atteignent des sommets.
D'ailleurs, cette situation de privilégiés a souvent
constitué un handicap pour les membres de cette institution qui
cherchait - cherchent toujours - à accroître leur
popularité auprès du grand public. Mais c'est aussi pour cela
qu'il est aujourd'hui si difficile pour un étranger de devenir
christianite, car les membres de l'institution savent que leurs conditions de
vie attirent bien des convoitises, ce qui les amène à
réguler et à limiter les
79
arrivées à travers un long processus d'admission
qui relève toujours exclusivement de l'assemblée de l'aire locale
concernée180.
Au départ, comme le souligne Hulda, le choix de
s'acquitter ou non de cet impôt était « libre », et tout
porte à croire que bien des anarchistes qui s'y étaient
établis afin de satisfaire leur quête d'une liberté, ont
dû refuser de payer quoi que ce soit, même la somme la plus
dérisoire, car l'impôt serait perçu comme une forme de
soumission et d'aliénation. Mais ce choix de ne pas y contribuer ne fut
accordé qu'un temps.
« Aux temps anciens, les assemblées de
quartier [les aires locales] se montrèrent impuissantes
à résoudre tous les problèmes de Christiania, en
particulier ceux très techniques, comme les égouts ou
l'électricité. Alors on créa la caisse commune
».
TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania,
op.cit., p.101
La création de cette caisse commune
(Fælleskassen) constitue un tournant dans le processus
d'institutionnalisation de Christiania ; car celle-ci était le moyen de
centraliser l'impôt de manière à faciliter son
prélèvement. Ensuite, les christianites se sont aperçu
qu'il s'agissait d'une lourde tâche que de prélever l'impôt,
c'est pourquoi au début des années 1980 ils
décidèrent de créer le bureau de l'économie
(økonomikontor)181 dont nous avons rencontré
l'une des coordinatrices182 :
_ «Ok. On a normal basis, I mean is it difficult to
get all the money from all the local areas? Because I guess you coordinate all
this.»
Birgitte: «Yeah, we do. Christiania is
divided into several areas, do you know that?» _ «Yes,
fifteen local areas.»
Birgitte: «And there's an area
economist in each area to whom you can pay your rent.» _
«Ok, you have an economist in each area.»
Birgitte: «Yeah, but a lot of people
do via the bank. They pay every month and some people
decide to go down here and pay cash, and some people pay to
the local area economist.»
180 Pour devenir christianite, il y a beaucoup de candidats
et très peu d'élus. Ce processus d'intégration est
similaire à celui auquel j'ai été soumis dans le cadre de
ma candidature pour bénéficier du logement offert par le CRIR.
Etre intégré dans une aire locale repose sur une relation amicale
voire familiale solide avec des membres de l'aire locale en question, ce qui
nous permet d'avancer l'idée qu'il s'agit d'un processus
d'intégration de type cooptatif. Par ailleurs, nous savons que
Christiania a atteint très tôt son nombre actuel d'habitants,
dès les premières années, et cette population a
été maintenue sur une fourchette estimée entre 850 et 1000
habitants. Ce contrôle plutôt strict de sa croissance
démographique s'explique par cette logique d'intégration qui
s'est institutionnalisée à l'échelle des quinze aires
locales de Christiania.
181 Le bureau de l'économie est situé en plein
coeur de la commune libre, à Fabriksområdet (« L'aire de la
fabrique », aire locale n°7) et partage ses locaux avec l'Action du
peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) évoqué un
peu plus tôt, ce qui permet de bien centraliser dans un même espace
les prérogatives liées à l'économie de
Christiania.
182 Aujourd'hui, Christiania emploie deux personnes à
temps plein dans ce bureau de l'économie (dont Birgitte), ainsi que deux
personnes à temps partiel qui travaillent sur le terrain.
80
Dans ce témoignage, nous nous apercevons qu'il existe
encore une forme d'autogestion dans l'organisation du prélèvement
de l'impôt, puisque des « économistes »
sélectionnés sur la base du volontariat sont
désignés dans chaque aire locale pour qu'ils facilitent le
paiement de la contribution mensuelle. Toutefois, et contrairement à ce
que j'imaginais avant de rencontrer Birgitte, cette somme ne correspond pas
à un « loyer » imposé par l'Etat danois183,
et dont l'ensemble des membres de la communauté devrait s'acquitter par
solidarité - tel est le sens de l'impôt après tout - pour
avoir le droit de prolonger cette expérience de vie collective. Mais cet
impôt correspond en réalité aux frais de fonctionnement
interne de la communauté : payer les fonctionnaires de Christiania.
Initialement instauré dans les années 1970, pour payer les
quelques christianites acceptant de se plier à la tâche ingrate de
la collecte des ordures, cet impôt augmentait (comme l'a signalé
Astérix) à mesure que l'on créait de nouveaux postes de
fonctionnaires de la communauté. Or, si nous l'interprétons au
sens positif, cet impôt est censé améliorer le quotidien
des christianites à travers une série de services offerts par
l'institution. Alors, nous pouvons dresser une liste non exhaustive des
principaux corps bureaucratiques qui sont autant de moyens nécessaire
à la subsistance de la communauté :
Après le bureau de l'économie qui exerce une
fonction évidente de collecte de l'impôt destiné à
alimenter le paiement mensuel de toutes les personnes qui oeuvrent chaque jour
pour le bien-être des christianites et la stabilité de leur
institution, revenons sur l'exemple déjà cité du bureau de
la construction (Byggekontor)184. La mémoire
collective retient que ce bureau fit son apparition de manière formelle
entre 1985 et 1990, à l'époque où une poignée
d'hommes à tout faire dont les compétences allaient de la
maçonnerie à la menuiserie-charpenterie, en passant par la
plomberie et l'électricité, firent par l'ampleur de leur
tâche lors d'une assemblée commune
(fællesmøde) et que l'on décide de leur accorder
un statut de salariés de l'institution. Nous nous sommes rendu à
leur bureau situé à l'étage d'un vieil immeuble de la
caserne parfaitement réhabilité à Mælkevejen («
La voie lactée », aire locale n°5), ou nous avons
rencontré l'un de ses membres. Assis derrière son ordinateur
à dessiner des plans que l'on pouvait deviner dans le reflet de ses
lunettes, c'est dans un véritable bureau d'ingénierie du
bâtiment que nous a reçu celui qui s'apparentait comme le
coordinateur de la construction à Christiania. Cette personne,
visiblement très pressée (tout comme les autres membres du
183 Avant de rencontrer Birgitte, suite à l'accord
trouvé avec l'Etat en 1989 (la première loi de Christiania mise
en vigueur en 1991) nous avions supposé que cet impôt
correspondait à un montant fixe, établit lors des
négociations, et que le bureau de l'économie se chargeait de
collecter parmi les christianites avant de le reverser à l'Etat, en
échange de leur utilisation de l'espace.
184 Site internet :
cabyg.christiania.org
(seulement en danois)
81
bureau de la construction que nous pouvons voir s`affairer
dans les rues de Christiania185), n'a pas voulu nous accorder
d'entretien ni même souhaité que j'enregistre la brève
discussion qu'il m'a accordé durant sa pause. Aujourd'hui composé
de six hommes plus une secrétaire employés à temps plein,
l'objectif de ce bureau et de rendre Christiania autonome en essayant de
couvrir tous les corps de métier. Responsable de la maintenance et de
l'architecture, leur travail consiste à intervenir chez les
particuliers186 comme de couvrir les trente-quatre hectares de
parties communes de la communauté. Enfin, dans le cas où un
christianite souhaiterait construire sa maison, il revient au bureau de la
construction de recueillir cette demande publiée dans le journal de la
communauté (UGESPEJLET) par le christianite qui sollicite cette
demande. Alors, celle-ci sera examinée par le bureau de la construction
qui, en relation avec l'assemblée de l'aire locale concernée,
statuera sur le sort de ce projet de construction. En cas de validation du
dossier, la personne pourra alors solliciter l'aide des agents du bureau de la
construction ou pourra mener les travaux seul, à la seule condition
qu'il prenne connaissance des conseils et de la prévention ainsi que par
le contrôle des travaux par les agents du bureau de la construction.
Ensuite, nous trouvons le « Nouveau Forum »
(Nyt forum) que nous avons déjà évoqué en
introduction. Créé au début des années 1980, ce
forum d'information a pignon sur rue à Pusher Street (Psyak, aire locale
n°2). Sa permanence est assurée du lundi au vendredi par un
christianite, de manière à partager le travail, ce qui signifie
que cinq personnes différentes y sont employées à temps
partiel par l'institution, dont Joker et Kirsten, que nous avons pu interroger
sur leur lieu de travail :
_ «What is the main objective of this office, are
you supposed to make a kind of link with the outside?»
Kirsten: «Yes, yes but we are also
a kind of service place for people who are living here when they want to make a
copy, or they want to use a computer, but also people from the outside who call
for their children when they have to make a dissertation, or to write for their
thesis they come here and ask questions. I just had two young guys before you,
so we both work with the inside and the outside. Also the journalists, the
newspapers call and ask, you know, all the things about political questions and
so on.»
185 Lors des mois de mars et avril 2012, nous avons pu
observer sur le terrain que les membres du bureau de la construction se
chargeaient de remplacer certaines portions du réseau d'adduction ou
d'évacuation des eaux. Nous n'aurions bien évidemment jamais
tenté d'aller interroger ses employés en plein travail, c'est
pourquoi nous avions fait le choix de nous rendre à leur bureau en
espérant avoir une chance de décrocher un entretien.
186 Pour les interventions à domicile, l'occupant de
la maison devra alors s'acquitter de la facture des travaux qui lui sera
transmise par le biais du secrétariat. Ensuite, comme nous avons pu le
voir avec « la liste des `mauvais payeurs' publiée dans
UGESPEJLET» (Cf. annexe n°11, p.197-198), ce bureau pourra
prendre la liberté de stigmatiser les « mauvais payeurs ».
82
En réalité, cet entretien avec Kirsten n'a pas
été difficile à négocier, étant donné
que répondre aux questions des étudiants, des chercheurs, ainsi
que des journalistes fait partie de sa tâche. Car c'est aussi dans un
souci de préserver les habitants de la commune libre et d'assurer leur
tranquillité que ces cinq christianites viennent chacun leur tour
satisfaire les sollicitations du monde extérieur et ainsi
épargner au reste de la communauté les nuisances liées aux
flots incessants des curieux venus avec leurs batteries de questions.
Enfin, nous terminerons cette liste avec un dernier
instrument bureaucratique le bureau « donnant des conseils aux
résidents [de Christiania] » (Christiania
beboerrådgivning). Situé au deuxième étage de
Fredens Ark (« L'arche de la paix », aire locale n°3), un lieu
hautement symbolique puisqu'il fut le théâtre du blocus contre les
junkies au mois de novembre 1979 ; ce bureau trouve ses origines dans cet
épisode de l'histoire de Christiania, et est aujourd'hui un lieu
d'écoute pour les personnes souffrant de l'addiction (alcool, drogue),
un véritable fléau à Christiania :
Felicya: «Then it started. And ...
I have only been here for maybe 5 years or something like that. But it was my
impression that in the first years it was a lot with drug abuse and
alcohol.»
_ «Ok. Why?»
Felicya: «Because, you know it's
easy to have party all the time here in Christiania. In the beginning it was
charming you know, and funny, but it's not funny when people drink for so many
years, then you get old, and you get sick, and then come a lot of problems. So
colleagues have for many years collected groups with very hard
alcoholics.»
Ainsi, c'est afin de répondre à ce
problème public que l'institution décida de confier à ce
bureau qui emploie aujourd'hui trois femmes à temps plein, plus une
assistante sociale travaillant à temps partiel sur le
terrain187. Collaborant chaque jour en relation directe avec
d'autres organismes extérieurs, ce service a pour ambition de traiter ce
problème de santé publique à travers des programmes
collectifs et parfois individualisés (selon les cas) d'écoute, de
désintoxication, puis de suivit :
Felicya: «So, sometimes we just
follow the person from `le berceau' and up to death.»
« Maintenant et demain » (Herfra og Videre),
tels sont les mots associés à ce bureau d'assistance sociale.
Mais peut-être pourrions-nous étendre cette devise à
l'ensemble des cinq
187 Cette assistante sociale, nous explique Felicya dans
l'entretien, travaille exclusivement avec la minorité Inuit qui s'est
rassemblée dans une seule et même maison à Christiania. Ce
groupe ethnique, nous l'avons évoqué, se caractérise par
un fort communautarisme et de grosses difficultés à
s'intégrer même dans la société danoise. C'est
pourquoi nombre d'entre eux souffrent d'alcoolisme et que le bureau dans lequel
travaille Felicya a décidé de traiter ce problème de
manière spécifique, avec une employée qui est parvenue
à se faire accepter par ce groupe très replié sur
lui-même.
83
corps bureaucratiques dont nous venons de dresser la
liste188, car tout porte à croire que cette liste ne va
décroître ; bien au contraire, puisque les exemples cités
montrent que le processus d'institutionnalisation de Christiania tend à
une démultiplication des services publics qui est la cause de
l'accélération de la hausse de l'impôt évoqué
par Astérix. Ainsi, nous notons que contre toutes attentes cette
institution est dotée d'un appareil bureaucratique diffus car il couvre
l'ensemble de ses quinze aires locales mais il implique une forme de
centralisation qui, pourtant, est l'exact contraire du contrat
fédératif et des principes d'autogestion qui en sont les
principes fondateurs.