La régulation de l'industrie pétrolière du Sénégal face au défi du paradoxe de l'abondancepar Pape Amadou FALL Faculté de droit Paris Descartes - Master 2 Droit des Politiques Publiques du Développement 2018 |
B- La difficulté de la mise en oeuvre pratique de la loi relative à la gestion des revenus pétroliersLa loi pétrolière relative à la gestion des revenus paraît en pratique être une loi opportune pour meilleure distribution des richesses visant à diminuer la pauvreté, afin de conjurer la maladie hollandaise. Toutefois, sa conception et sa mise en oeuvre restent discutables. La loi pétrolière n'est efficace que si sa mise en oeuvre est transparente. Cette dernière doit être garantie par un organe de contrôle. La loi relative à la gestion des revenus pétroliers prévoit un organe de contrôle 88 Article 8 c) de la loi relative à la gestion des revenus pétroliers 89 Article 2 alinéa 3 de la loi relative à la gestion des revenus pétroliers 90 Article 9 de la loi relative à la gestion des revenus pétroliers 91 « En Norvège, le puissant fonds souverain n'a jamais accumulé autant d'argent », Le Figaro économie, disponible sur : http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2018/02/28/20002-20180228ARTFIG00006-en-norvege-le-puissant-fonds-souverain-n-a-jamais-accumule-autant-d-argent.php 92 TAMBA, Isaac, TCHATCHOUANG, Jean Claude, et DOU'A, Raymond. L'Afrique Centrale, le paradoxe de la richesse : industries extractives, gouvernance et développement social dans les pays de la CEMAC. Presses universitaires d'Afr, 2007. p.139-140 42 indépendant, le Collège de Contrôle et de Surveillance des Ressources pétrolières (CCSRP)93. Cet organe indépendant de contrôle n'empêche cependant pas le fait que la loi comporte des faiblesses importantes, notamment dans l'allocation des revenus. En effet, une première irrégularité est constatée lorsque le gouvernement tchadien inclut les dépenses militaires dans le volet des dépenses prioritaires94. Cette action du gouvernement tchadien viole l'article 2 alinéa 3 qui définit explicitement les éléments entrant dans le champ des dépenses prioritaires et desquelles les dépenses militaires sont exclues. Tout d'abord, il est pertinent de constater que la loi ne couvre que les trois champs pétroliers de Bolobo, Komé et Miandoum95 alors qu'aujourd'hui, de nouveaux champs pétroliers sont explorés au Tchad96. Par conséquent, des revenus importants risquent de sortir du cadre de la loi pétrolière. Cela constituerait un danger important, car les revenus issus des champs pétroliers non prévus par la loi risquent d'être détournés en toute connaissance de cause et la population locale en sera la principale victime. Ensuite, le dédommagement à hauteur de 5 pour cent aux communautés affectées par la production pétrolière semble insuffisant. En réalité, les populations vivant dans les régions pétrolières sont directement affectées par l'impact de la production de pétrole comme cela a été constaté dans le Delta du Niger au Nigeria. De plus, la loi relative à la gestion des revenus reste vague dans l'allocation des dépenses régionales et les secteurs prioritaires. Certes, la loi identifie clairement les secteurs prioritaires dans son article 7 alinéa 2. Cependant, les affectations des revenus dans ces domaines prioritaires ne sont ni mentionnées ni précisées. Par conséquent, dans le domaine de la santé par exemple, comment sont alloués les revenus ? Doivent-ils être dépensés dans les dispensaires des régions rurales, ou plutôt dans un hôpital moderne de la capitale tchadienne 97? Cette question mérite 93 Article 15 de la loi relative à la gestion des revenus pétroliers 94 CARBONNIER, Gilles. Comment conjurer la malédiction des ressources naturelles ?. Institut de hautes études internationales et du développement, 2007. p.88-90 95 Article 1 de la loi relative à la gestion des revenus pétroliers 96 « Tchad : second boom pétrolier », Article du Jeune Afrique, 20 juin 2018, disponible sur : http://www.jeuneafrique.com/mag/575875/economie/tchad-second-boom-petrolier/ 97 GARY, Ian et LYNN KARL, Terry. Le fond du baril : Boom pétrolier et pauvreté en Afrique, Catholic Relieve Services (CRS), 2003, p.76-77 43 d'être posée, car le Tchad est un pays marqué par la discrimination ethnique et régionale98; cette situation peut constituer un facteur pouvant mener à des conflits portant sur la redistribution de la rente pétrolière99. En outre, l'article 9 de la loi relative aux gestions des revenus pétroliers prévoit un fonds pour les générations futures. Ce fonds a généralement pour objectif de garantir une partie des recettes d'exportation afin de conjurer le syndrome hollandais, mais aussi préparer la transition énergétique lorsque les réserves du Tchad s'épuiseront. Cependant, pour garantir une partie des recettes d'exportation, la création d'un fonds de stabilisation est nécessaire afin de contourner le prix aléatoire des cours du pétrole qui affecterait le fonds pour les générations futures. Ce fonds de stabilisation n'étant pas compris dans loi relative à la gestion des revenus, le fonds pour les générations futures est fortement exposé au cours du pétrole. Par conséquent, un fonds d'épargne pour les générations futures doit être accompagné d'un fonds de stabilisation afin de remédier à la volatilité et à l'imprévisibilité des recettes pétrolières100. Enfin, il est curieux de constater qu'à l'article 8 b) de la ladite loi, une allocation de 5 pour cent des revenus directs réservée aux collectivités décentralisées de la région productrice de pétrole peut faire l'objet d'une modification par décret présidentiel, et ce tous les cinq ans. L'opportunité de cette disposition législative peut être discutable. Cette disposition laisse une marge de manoeuvre assez conséquente au Président tchadien qui aura la latitude de la modifier à tout moment. Une telle latitude pourrait laisser place à la corruption et à une gestion opaque des recettes pétrolières. Par conséquent, il serait légitime d'en déduire que la loi relative à la gestion des revenus pétroliers n'est pas assez contraignante à l'égard des décideurs et laisse paraître des flous juridiques quant à l'allocation des revenus aux secteurs prioritaires et à la gestion du fonds d'épargne pour les générations futures. De ce point de vue, les failles apparentes de cette loi dans sa mise en oeuvre 98 NACIRI, Abdelali Bensaghi et BAZIKA, Jean-Christophe Boungou (ed.). Repenser les économies africaines pour le développement. African Books Collective, 2010, p.200-202 99 Ibidem 100 DAVIS, Jeffrey, OSSOWSKI, Rolando, DANIEL, James, et al. Les fonds pétroliers : des problèmes sous couvert de solutions. Fonds monétaire international, Finance et Développement, 2001, p.1-4 44 et dans son application montrent une certaine faiblesse institutionnelle notamment au niveau des organes de contrôle indépendants qui sont censés veiller à l'application juste et légale de la loi. Le Collège de Contrôle et de Surveillance des Ressources Pétrolières (CCSRP) institué par loi de 1999 relative à la gestion des revenus reflète un organe de contrôle impuissant face aux volontés politiques du gouvernement. Ce Collège est composé d'un magistrat membre de la Cour Suprême, d'un Député, d'un Sénateur, d'un Directeur National de la BEAC, d'un Directeur du Trésor et de quatre représentants de la société civile101. Le CCSRP a pour mission de vérifier la conformité des engagements sur les comptes spéciaux et l'affectation des fonds102. Cependant, les opérations du CCSRP semblent mal définies, car le Collège agit sans mandat clair et parfois le mandat dont il bénéficie paraît assez étroit pour lui permettre de mener à bien ses missions qui lui sont instituées par la loi. De plus, le CCSRP n'est soutenu ni financièrement ni politiquement pour assurer l'efficacité que la loi sur la gestion des revenus lui reconnait103. En outre, le CCSRP éprouve aussi des difficultés à « collecter les données auprès du Ministère des Finances et de celui du Pétrole conformément aux textes prévus »104. Enfin, les recommandations notamment issues celles des contrôles de passations des marchés publics que le Collège émet ne sont pas toujours suivies105. Par conséquent, le Collège doit faire face à de nombreux défis dont la garantie de l'application de la loi sur la gestion des revenus pétroliers à tous les champs pétroliers du pays. Dans ses recommandations, la Banque mondiale exige que le Collège soit en mesure d'avoir une traçabilité des dépenses effectuées, mais aussi avoir la capacité de surveiller les procédures d'acquisition106. En résumé, les pays africains producteurs de pétrole sont pour la majorité touchés par le paradoxe 101 Article 16 de la loi relative à la gestion des revenus 102 Article 18 a) de la loi relative à la gestion des revenus 103 « Le CCSRP et sa contribution à la surveillance de l'utilisation des revenus pétroliers au Tchad », NDOUBAHIDI SAMADINGAR François, 27 décembre 2015 disponible sur : http://www.croset-td.org/2015/12/le-ccsrp-et-sa-contribution-a-la-surveillance-de-lutilisation-des-revenus-petroliers-au-tchad/ 104 Ibidem 105 « Le CCSRP et sa contribution à la surveillance de l'utilisation des revenus pétroliers au Tchad », NDOUBAHIDI SAMADINGAR François, op. cit. 106 Rapport de la Banque mondiale, Proposed Institutional Reform Credit to the Republic of Chad, p.23- 26 45 de l'abondance, qui est une conséquence du syndrome hollandais. En outre, un autre facteur explique la difficulté des pays producteurs à bénéficier pleinement de leurs ressources : le manque de gestion éthique et transparente des revenus pétroliers qui ne sont pas investis dans les secteurs prioritaires. Cela s'explique par la difficulté à mettre en oeuvre de manière juste les réglementations régies par les lois pétrolières encadrant les activités pétrolières et les revenus issus de ces dernières. Par conséquent, l'industrie pétrolière sénégalaise qui devra commercialiser ses hydrocarbures est novice en la matière. De ce point de vue, elle se retrouve dans l'obligation de tirer les leçons des pays africains producteurs de pétrole afin que ce dernier puisse bénéficier à l'économie et de facto, à la population sénégalaise d'aujourd'hui, mais aussi de demain. En partant de ce constat, il serait pertinent d'analyser le défi du syndrome hollandais posé à l'industrie pétrolière sénégalaise (chapitre second). 46 Chapitre second : L'industrie pétrolière sénégalaise face au défi du syndrome hollandais L'industrie pétrolière sénégalaise, au regard des difficultés rencontrées par les pays africains producteurs de pétrole, est soumise au défi du paradoxe de l'abondance. En effet, le Sénégal a un potentiel confirmé en hydrocarbures. Son bassin sédimentaire regorge de gisements pétroliers et de gaz qui font l'objet d'exploration et d'exploitation commercialisables à partir de 2021107. Ce potentiel ferait du Sénégal, un des producteurs majeurs de pétrole et de gaz en Afrique108. Par conséquent, l'industrie pétrolière sénégalaise ne bénéficierait pas aujourd'hui de l'expérience nécessaire pour commercialiser ses hydrocarbures à l'avenir. Ce constat est normal dans le sens les recherches pétrolières au Sénégal ayant débuté depuis 1952, laissaient peu d'espoir à des découvertes de réserves prouvées pouvant faire l'objet d'une production commercialisable109. Toutefois, cela n'excluait aucunement le potentiel d'hydrocarbures aussi bien en zone Onshore qu'en Offshore110. L'industrie pétrolière sénégalaise, dans ses activités relatives à l'amont, est composée d'acteurs issus de l'État, des institutions, des organisations internationales et de la société civile. Ces acteurs régissent le fonctionnement de l'industrie pétrolière et jouent un rôle important d'un point de vue financier et humain (section 1). Le rôle et la position de ces différents acteurs dans l'échiquier pétrolier actuel permettent d'anticiper leur importance face au défi du paradoxe de l'abondance lié aux découvertes de pétrole et de gaz (section 2). 107 « Le Sénégal pourrait entrer dans le top 10 africain des producteurs de gaz », Le Monde Afrique, 4 septembre 2018, disponible sur : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/09/04/le-senegal-pourrait-entrer-dans-le-top-10-des-producteurs-de-gaz_5350044_3212.html 108 Ibidem 109 DIA, Oumar. Recherche et possibilités pétrolières du Sénégal. Éthiopiques : revue socialiste de culture négro-africaine, 1978, n°13, p. 49-56 110 Ibidem 47 Section 1 : Le rôle central et primordial des acteurs dans l'échiquier pétrolier sénégalais Au Sénégal, plusieurs entités interviennent dans l'amont du secteur pétrolier, c'est-à-dire, les activités d'exploration et de production. Ces entités ne jouent pas les mêmes rôles et ne disposent pas de prérogatives similaires. Par conséquent, ces acteurs n'exercent pas la même influence sur le secteur de l'amont pétrolier. Certains acteurs sont prévus par le code pétrolier sénégalais111 et son décret d'application112 (paragraphe premier) tandis que les acteurs internationaux s'ajoutent au secteur de l'amont pétrolier (paragraphe second). Paragraphe premier - Le rôle clé des acteurs prévus par le code pétrolier et son décret d'application Le code pétrolier de 1998 et son décret d'application prévoient l'encadrement de l'amont pétrolier par la présence de divers acteurs. Les acteurs principaux sont les compagnies pétrolières internationales dont la présence est assez importante sur le bassin sédimentaire sénégalais (A). En outre, les acteurs étatiques et institutionnels viennent s'y ajouter et ils constituent le socle de l'amont pétrolier (B). |
|