B) La problématique de la fixation des redevances et
de leur répartition
Les patent pools peuvent apparaître comme un
mécanisme efficace dans la fixation de prix de brevets dont la valeur
est incertaine. Les droits de propriété intellectuelle sont par
nature difficiles à évaluer, et ce d'autant plus lorsqu'il existe
une grande asymétrie d'information entre les parties.
L'agrégation des brevets dans le pool peut alors
s'avérer bénéfique, dans la mesure où elle permet
la fixation d'un prix commun pour l'ensemble, et fournit une formule de
répartition des redevances. Néanmoins, la fixation du montant des
redevances peut poser un premier problème en termes de droit de la
concurrence, dans la mesure où le pool peut être
tenté de profiter de son pouvoir de marché potentiel ; la
clé de répartition des revenus perçus peut
présenter un autre problème, car une division mal adaptée
des sommes perçues peut conduire à une dissolution du pool
et donc à la disparition de ses effets proconcurrentiels.
1. La fixation contrôlée du prix de
redevance
En ce qui concerne le prix, au-delà de la
réduction des coûts de transaction, un des principaux avantages
associés à la formation d'un pool est l'éviction
du phénomène dit de « double
27
marginalisation »53. Ce terme fait à
l'origine référence à la perte de profit engendrée
par la multiplication de marges de monopoles dans les chaines de production
verticales. Dans le cadre de la concession de licences sur des technologies
couvertes par de multiples brevets complémentaires, il signifie que le
total des redevances exigées par chaque détenteur de brevets
serait trop élevé comparé à l'optimum
économique, et limiterait donc la diffusion de la technologie. Dans le
même temps, les détenteurs de brevets perçoivent des
revenus plus faibles que ceux qui auraient pu être
générés s'ils avaient décidé de coordonner
leurs politiques de licences. La mise en place effective d'un pool a
pour effet d'éliminer le risque de double marginalisation, qui
correspond donc au phénomène d'empilement des redevances. La
théorie économique tend en effet à montrer que, dans le
cas où les titulaires de brevets sont monopolistes, le prix de la
licence globale du pool sera inférieur à la somme des
prix demandés individuellement pour chaque licence. «
L'unicité du monopole permet d'éviter le problème des
marges multiples qui se pose en présence d'une chaine de monopoles
»54.
Cette assertion n'est avérée que dans le cas
où les brevets contenus dans le pool sont essentiels et
complémentaires. Si l'accord vise à réunir des
technologies substituables, la concurrence s'en trouve réduite et le
montant des redevances exigé par le pool risque d'augmenter. Il
s'agit alors d'un accord de fixation des prix entre concurrents, qui constitue
une violation de l'article 101 du Traité sur le Fonctionnement de
l'Union Européenne. Par ailleurs, si le regroupement inclut des brevets
complémentaires mais non essentiels, c'est-à-dire lorsque
certaines technologies incorporées dans le pool ne sont pas
nécessaires pour produire un ou plusieurs produits auxquels l'accord
s'applique, il risque également d'être incompatible avec les
mêmes dispositions du Traité, car les preneurs de licences seront
contraints de payer des redevances pour des technologies dont ils n'ont pas
besoin. Dans ce cas, la Commission prend en compte quatre critères pour
l'appréciation du pool55 : les potentielles raisons
pro-concurrentielles à l'inclusion de technologies dans l'accord ; la
possibilité pour les donneurs d'octroyer des licences
indépendantes ; l'offre d'ensembles séparés correspondant
à des applications différentes, « à la carte » ;
le risque d'exclusion du marché de technologies appartenant à un
tiers. On rappellera d'ailleurs que la possibilité offerte aux membres
du pool de concéder des licences de manière
indépendante n'est pas dommageable pour le pool si et
53 Commission Européenne, « Lignes
directrices relatives à l'application de l'article 81 du traité
CE aux accords de transfert de technologie (2004/C 10 1/02) », Journal
Officiel de l'Union Européenne, 27/04/2004, §214 : «
Les regroupements de technologies peuvent également être
favorables à la concurrence, notamment en réduisant les
coûts des opérations et en limitant les redevances cumulatives
afin d'éviter une double marginalisation. »
54 C. Maréchal, Concurrence et
Propriété Intellectuelle, op. cit., p.124.
55 Commission Européenne, « Lignes
directrices relatives à l'application de l'article 81 du traité
CE aux accords de transfert de technologie (2004/C 10 1/02) », Journal
Officiel de l'Union Européenne, 27/04/2004, §222.
28
seulement si les brevets sont complémentaires, et si le
regroupement vise à réduire le prix de la technologie pour les
utilisateurs.
Les Lignes Directrices européennes prévoient
qu'en matière de redevances exigées par le pool, la
négociation, la fixation du montant et la détermination de la
part de chacune des technologies dans les redevances totales est
libre56. Elles précisent même qu' « il s'agit
d'une caractéristique propre à ce type de normes ou d'accords,
qui ne peut être considérée en soi comme constituant une
restriction de la concurrence et peut dans certaines conditions donner de
meilleurs résultats. ». En revanche, il est indispensable de
prendre en compte la potentielle position dominante des technologies sur le
marché, situation dans laquelle le pool doit offrir des
conditions équitables et non discriminatoires, ainsi que des licences
non-exclusives57, et ce dans le souci de garantir un accord ouvert
qui ne verrouille pas le marché en aval.
En outre, il y a des justifications à ce que les
redevances fixées par le pool soient élevées. Le
niveau des redevances peut notamment réduire l'incitation des membres
à quitter le pool, ou à ne pas le rejoindre en premier
lieu. Ainsi, le montant élevé des redevances exigées peut
être bénéfique pour le consommateur, dans la mesure
où l'alternative consisterait en une fragmentation des droits de
propriété intellectuelle, situation dans laquelle les
brevetés offriraient des licences indépendamment à un
niveau encore plus élevé. Comme le souligne J. Richard Gilbert,
« Higher royalties for patent pool portfolio licenses do not
necessarily mean higher prices for consumers. Indeed, consumers would be worse
off if pools are compelled to charge low royalties. »58
Mais il précise aussi que les autorités de la concurrence ne
peuvent adopter une position permissive en ce qui concerne le niveau des
redevances que dans le cas où les pools concernés ne
contribuent pas à éliminer la concurrence entre des technologies
alternatives.
Il convient également de ne pas oublier que l'une des
sanctions possibles pour le pool qui place des barrières
à l'entrée d'un marché est la licence obligatoire, qui
remplace le droit du détenteur de brevet d'octroyer ou de refuser
l'accès à ses droits de propriété intellectuelle
selon des modalités
56 Commission Européenne, « Lignes
directrices relatives à l'application de l'article 81 du traité
CE aux accords de transfert de technologie (2004/C 10 1/02) », Journal
Officiel de l'Union Européenne, 27/04/2004, §225 : «
Les entreprises qui concluent un accord de regroupement de technologies
compatible avec l'article 81 et toute norme industrielle dont il est à
la base sont normalement libres de négocier et de fixer les redevances
pour les technologies concernées, ainsi que la part de chacune de ces
technologies dans les redevances totales, soit avant soit après la
fixation de la norme. »
57 Ibid., §226 : « Lorsque les
technologies regroupées détiennent une position dominante sur le
marché, les redevances et les autres éléments de l'accord
devront être équitables et non discriminatoires; quant aux
licences, elles devront être non exclusives. »
58 R. J. Gilbert, « Ties that Bind : Policies to Promote
(Good) Patent Pools », loc.cit., p. 28.
29
négociées par un simple droit à demander
une compensation financière pour cet accès. Les licences
obligatoires sont une solution radicale pour mettre fin aux buissons de
brevets, et peuvent en ce sens contribuer à promouvoir la concurrence et
favoriser l'innovation. Ainsi, la fixation de redevances excessives peut
conduire les membres d'un pool à une situation où ils ne
maîtrisent plus le montant de ces redevances. Par ailleurs, il convient
de souligner qu'il est très difficile pour le régulateur de fixer
un montant de redevances approprié pour à la fois promouvoir
l'utilisation de la technologie et inciter à l'innovation dans le
domaine. Les membres d'un pool peuvent s'en trouver d'autant plus
défavorisés. En aval, les licences obligatoires ne sont pas
nécessairement bénéfiques non plus pour le consommateur,
car le preneur de licence peut décider d'augmenter sa marge de
bénéfice. Néanmoins, la menace des licences obligatoires
peut être utilisée efficacement pour mettre fin à des
blocages et forcer les entreprises à former un pool efficient.
Le gouvernement américain s'en est par exemple servi pour inciter
certains détenteurs de brevets du secteur de l'industrie
aéronautique à mettre en place un patent pool en 1917
(le Manufacturers Aircraft Association patent pool).
Les organismes de normalisation conditionnent par ailleurs
souvent la certification d'un standard à l'exigence pour les entreprises
d'offrir des licences à des conditions « raisonnables et non
discriminatoires ». Ce sont les « RAND terms »
(Reasonable And Non-Discriminatory), mécanisme dont les
autorités de la concurrence peuvent user également. Dans ce cas,
les détenteurs de brevets conservent leur droit de refuser des licences
sur leur technologie. A la suite d'une enquête pour « abus de
position dominante et pratiques commerciales restrictives »
déposée en 2003 par la FIPCOM (Federation of Interested
Parties in Fair Competition), la Commission Européenne a par
exemple exigé plusieurs modifications du programme d'octroi de licences
groupées offertes par Philips (brevets relatifs aux CD enregistrables),
afin qu'elles « soient accordées à des conditions
loyales et non discriminatoires »59. Philips a du
notamment publier sur son site internet les résumés de rapports
d'experts indépendants concernant les brevets essentiels à la
technologie, mais également baisser le montant des redevances de 4,5 US
cents à 2,5 US cents par disque. La Commission a par ailleurs
précisé son « intention de continuer à surveiller
étroitement les regroupements de technologies nouveaux ou existants, en
particulier ceux qui instaurent ou soutiennent une norme industrielle en fait
ou en droit, afin de garantir qu'ils soient conformes aux règles
communautaires de la concurrence »60. De même, dans
l'affaire Rambus61, la Commission
59 Communiqué de presse de la Commission
Européenne IP/06/139 en date du 9 février 2006.
60 Ibid.
61 Décision de la Commission du 9
décembre 2009 relative à une procédure d'application de
l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union
européenne et de l'article 54 de l'accord EEE (Affaire COMP/38.636 --
RAMBUS) [notifiée sous le numéro C(2009) 7610]
30
avait estimé que le mis en cause imposait des
redevances excessives pour l'utilisation de brevets portant sur des puces DRAM,
et avait rendu juridiquement contraignants les engagements offerts par la
société - visant notamment à plafonner le montant des
redevances.
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