1.3.3.3 L'absence de marque leader
Un des principaux changements dans le commerce contemporain
consiste à vendre des marques plus que des produits. Naomi Klein a mis
en exergue ce phénomène dénonçant « une
nouvelle génération de sociétés qui se
considéraient comme des « courtiers en signification »
plutôt que comme des « producteurs de produits »60.
L'idée que l'on puisse vendre des marques plutôt que des produits
dans la logique de la viticulture française est un contresens. Toute la
communication, la représentation, est centrée sur le produit, le
réel. Le seul mot mis en avant est Armagnac. Les marques de producteurs
ont soit le nom du château ou du lieu géographique, soit le nom du
négociant ; mais il n'arrive pas à dépasser cette simple
signification. La réussite du Cognac à l'exportation s'appuie sur
un bon produit, mais elle est avant tout la réussite de quatre marques
qui se sont imposées sur les marchés notamment américains,
« parce que depuis vingt ans les « marketers » ont su la rendre
désirable »61. La moitié des acheteurs parisiens
en grandes surfaces citent « Hennessy », « Martell » ou
« Courvoisier » lorsque les sondeurs leur demandent de nommer une
marque d'Armagnac62. Une marque donne sa reconnaissance au produit,
encore faut-elle qu'elle soit connue. Elle offre un gage de prestige que ne
peut offrir une simple appellation. Aucune marque d'Armagnac ne peut être
identifiée nationalement, sans parler des marchés
étrangers. La marque d'Armagnac offre une traçabilité, un
lien direct avec le producteur, rien d'autre.
1.3.3.4 Une structuration mal adaptée
Le problème du développement des marques
d'Armagnac n'a pas changé depuis vingt ans. Les maisons de négoce
sont soit des sociétés familiales à capitaux
limités pour développer à grande échelle des
pénétrations des marchés, soit les sociétés
appartiennent à des grands groupes (Pernod, La martiniquaise, Marie
Brizard, Rémy Cointreau) depuis
59CAMPAGNE Caroline, « le vin surpasse
l'Armagnac », Sud ouest, 14 novembre 2006 60KLEIN,
NO LOGO- la tyrannie des marques, France, Actes Sud, 2001
61 « Le Cognac relancé par le Rap », op. cit.
62 Étude de motivation d'achat, BNIA, 2003
46
trente ans dans lesquels elles ne jouent qu'un rôle de
complément de gamme sans politique de développement à long
terme. Les capitaux se portent sur d'autres produits à potentiel de
croissance plus important. Pernod a quintuplé les ventes de rhum Havana
Club en dix ans et englouti de nombreux groupes étrangers. Seule Gerland
pourrait faire exception avec près de 20% des ventes d'Armagnac depuis
le rachat de Sempé en 2002 ; mais sa structure coopérative et son
organisation complexe entre les différentes filières ne peuvent
faire d'elle une entreprise comparable.
Cette absence de moyens propres fait reposer les politiques de
communication sur le BNIA avec les ambiguïtés que cela comporte. Il
se retrouve sur les grands marchés face à des géants
économiques avec lesquels il ne peut rivaliser. La pression dans les
grandes surfaces a conduit à réduire la longueur de
linéaire réservée à l'Armagnac et diminué le
panel de produits au strict minimum. L'Armagnac s'est rabattu sur le
marché des cavistes et magasins spécialisés. «
L'Armagnac est un produit qui a besoin d'être expliqué »
argue-t-on dans les milieux gersois pour expliquer ce glissement de
distribution. « En France, c'est de l'épicerie via un réseau
dense de caviste et de restaurateurs animé par 85 agents multicartes
»63 explique Arnaud Lesgourgues, propriétaire
associé de la maison L.E.D.A., pour définir sa stratégie
de distribution française. Il ne faut pas oublier que près de 40%
des sorties bouteilles concernent des eaux de vie jeunes dont la vente comme
produit fini est difficile et soumis à une intraitable concurrence. Le
marché des spiritueux est un marché compétitif avec des
produits innovants où le panel de produits s'est accru depuis une
vingtaine d'années.
Une trop lente adaptation et pour quel rattrapage
?
Le terme de crise semble trop fort pour représenter la
situation d'ensemble de la filière aujourd'hui. Nous pourrions
plutôt parler d'une lente adaptation au commerce contemporain. Les
statistiques montrent une précaire stabilisation des ventes et une
baisse des stocks. Comme le précise Sébastien Lacroix, directeur
du BNIA, «il est difficile de travailler sur l'Armagnac en raison de
l'histoire et des aspects socioculturels». L'action collective peut seule
communiquer sur l'appellation. Les pouvoirs du BNIA sont limités et
toujours sous réserve de l'accord des deux syndicats. Au-delà du
consensus
63 « Une stratégie très sud ouest »,
Sud ouest, op. cit.
47
nécessaire pour effectuer une politique globale, le
directeur du BNIA vante sa cohérence dans les actions individuelles des
opérateurs et sa régularité dans le temps et les lieux.
Plutôt que de crise nous parlerons de déclin.
Comme l'ont expliqué Jean-Claude Darréon et Alain Gabriel dans
leur thèse, La fin des années 1970 a constitué un pic de
croissance pour le produit et celui-ci a connu une chute progressive dans les
années 1980. Il nous semble que l'Armagnac a mal su s'adapter aux
changements commerciaux des années 1980 et a été victime
de ses ambitions démesurées des années 1970. Les auteurs
prophétisaient la chute des ventes des années 1990 si aucun
changement majeur dans la filière n'intervenait64. Ils
prévenaient des dangers de désunion en temps de crise avec des
actions à court terme des opérateurs aux risques et périls
de la pérennité du breuvage d'or. S'ils refusaient la «
solution miracle », ils insistaient sur la nécessité «
d'une volonté commune de défense du rayonnement du nom «
Armagnac » ». Ils misaient notamment sur le rôle central du
BNIA, seul à même de porter les couleurs de l'Armagnac avec ses
très limités moyens financiers. De nouveaux comportements sont
apparus doucement, une collaboration effective a temporairement pris le pas sur
des comportements individualistes. Les progrès enregistrés ces
cinq dernières années, et la hausse de 18% des exportations en
valeur en 2006 ne sont pas les conséquences d'un simple retournement de
conjoncture.
Comme nous avons pu le voir, la structure de la filière
nuit à une efficience indispensable dans le capitalisme contemporain
(rapidité de la chaîne de décision, investissements,
politique globale de l'entreprise,), néanmoins, il ne faut pas faire de
cette diversité un handicap insurmontable. Des
complémentarités entre les produits et entre les
opérateurs paraissent possibles, à condition de gagner en
cohérence et consensus, maîtres
mots d'une relance. Celle-ci ne peut que s'appuyer sur un marketing
de qualité, ciblé et fondé sur une collecte
d'informations actualisées et pointues du comportement du
consommateur.
64 DARREON J.C, GABRIEL A., l'Armagnac de la
production à la commercialisation : des réponses
inadaptées face au déclin, op. Cité,
«conclusion généale», p.221-223
48
2 Les politiques de relance du produit et l'avenir de
la filière
« Un pour tous et tous pour un ! » cette
devise des mousquetaires de Gascogne65, apparaît bien
difficile à mener dans le monde de l'Armagnac. Dans cette
deuxième partie de notre travail, nous verrons comment les acteurs ont
travaillé et travaillent pour redonner un élan à ce
produit. Ce produit n'est pas condamné par le marché de par sa
désuétude comme certains produits dépassés par le
progrès technique à l'image d'une radiocassette ou d'une machine
à écrire. Si « La volonté et la confiance dans le
produit sont indispensables »66, il faut la transmettre aux
distributeurs et aux consommateurs. La caractéristique du marché
des produits alimentaires pour un produit en déclin, a fortiori sur le
marché plus concurrentiel des vins et spiritueux, consiste à
remettre au goût du moment. Le succès du cousin cognaçais
avec ses deuxièmes meilleures ventes et septième année de
croissance en 2006 67 prouve qu'il n'existe pas un
dégoût du consommateur pour les eaux-de-vie de vin, obstacle
insurmontable. La volonté de relance ne s'est jamais estompée
même si elle n'a pas été exprimée clairement, ni
à bon escient. Quelles démarches ont été
entreprises avec quelle vision pour l'avenir de ce produit ; ou plutôt
quel produit permettra une survie de la filière ? Cette interaction
permanente empêche un développement d'un discours univoque. Si les
chiffres de ces cinq dernières années montrent une
précaire stabilisation des ventes, par quels facteurs doit-on l'analyser
? Est-ce le signal d'un renouveau ou juste une pause dans le déclin?
Prolégomènes : Quels objectifs pour la
filière ?
La bonne santé d'un produit se traduit-elle seulement
par une hausse des ventes en volume? Sur quels critères peut-on juger de
la bonne santé d'un produit et de sa filière ? Ces questions
dépassent la simple logique économique et tous les acteurs
n'éprouvent pas la même satisfaction face aux résultats
économiques. Notre travail se consacre essentiellement sur le produit
laissant de côté de nombreuses questions économiques et
sociales. La problématique essentielle concerne l'ensemble des formes
sous lesquelles le produit Armagnac peut espérer une
pérennité et des moyens par lesquels elle essaie d'y
65 reprise couramment par les défenseurs de
l'Armagnac, par exemple Aymeri de MONTESQUIOU, sénateur du Gers, et
Jean-Paul SEMPE, Lettre des mousquetaires de l'Armagnac, n°2,
janvier 2003
66 DARREON J.-C., GABRIEL A., l'Armagnac
de la production à la commercialisation : des réponses
inadaptées face au déclin, p.222 (II)
67 Sources B.N.I.C.
49
parvenir. L'évaluation ne peut se contenter de regarder
les ventes globales sans vision à long terme ou sans comparer avec les
quantités distillées. La cohérence est le maître mot
de toute politique globale objectifs-moyens-actions :
-une cohérence sur les produits
-une cohérence sur la communication
-une cohérence entre les produits et la communication
« Produire bon pour vendre mieux »68, la
devise des professionnels définit la
stratégie de relance de l'Armagnac: une
amélioration de la production (2.1) et une stratégie de vente et
de communication efficace (2.2) permettront d'entrevoir un autre avenir pour le
produit Armagnac (2.3).
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