Section 2 : Les paiements défensifs
financés par la dette
Au milieu des années 80, les programmes de rachats
d'actions annoncés par les firmes avoisinaient les 25 milliards de
dollars par an . Les versements de dividendes spéciaux
financés par l'emprunt ont aussi été fréquents. De
nombreux managers, devant l'imminence du danger, annoncèrent des
programmes de rachats d'actions, financés par l'emprunt, de plus ou
moins grande envergure. Les recapitalisations ou les versements de dividendes
correspondaient à la première phase du plan de
restructuration ; la deuxième phase consistait à
réduire le taux d'endettement (souvent très élevé
après les recapitalisations) en vendant les actifs les moins
rentables . Ainsi les restructurations financières
justifiées par la menace d'OPA permettaient de légitimer les
restructurations physiques car il était nécessaire de
réduire le fort taux d'endettement.
§1 Le green-mail
et les recapitalisations duales :deux modes particuliers de rachats
d'actions
A) Le green-mail
Cette défense tire son nom de la contraction de
greenback (billet d'un dollar) et de blackmail (chantage), elle consiste pour
la société cible à négocier l'échec de
l'offre en rachetant ses titres à l'offreur à un prix
supérieur à celui de l'OPA.
L'attaquant , après s'être engagé
à ne pas renouveler son offre, se retire après avoir fait une
plus value sur la vente de ses titres.
A cette époque les primes proposées par les
offreurs aux actionnaires des cibles avoisinaient les 30% , on comprend
facilement pourquoi les green-mails étaient mal accueillis par les
marchés (pertes allant de 2% à 5% pour les actionnaires de la
cible) , ils peuvent être assimilés à de mauvaises
opérations financières.
Cette défense est un moyen pour les managers de
conserver le contrôle de l'entreprise ; même au prix d'une
perte pour les actionnaires.
Manry et Nathan (1999) trouvent une relation non
linéaire entre la prime de green-mail versée par la cible et la
part du capital détenue par les administrateurs internes
(salariés de l'entreprise). La relation est négative
jusqu'à 15% et devient positive au delà. Cela n'est pas en accord
avec l'idée selon laquelle l'augmentation de la part du capital
détenue par les managers contribue toujours à aligner les
intérêts des managers avec ceux des actionnaires . Cela
suggère plutôt que l'augmentation de la propriété
managériale conduit finalement à l'enracinement des managers
(qui veulent garder le contrôle de la firme même si c'est contraire
aux intérêts des actionnaires).
A l'issue du green-mail la part du capital détenue
par les managers augmente. On retombe donc sur la question de savoir si
l'accroissement de la part du capital détenue par les managers permet un
meilleur alignement des intérêts des actionnaires et des managers
et ou l'enracinement de ces derniers. Quelle part du capital les managers
doivent ils détenir pour que la création de valeur pour les
actionnaires soit maximale ?
B) Les recapitalisations qui divisent les
actions de l'entreprise en deux catégories
Ces plans séparent les actions de l'entreprise en deux
catégories avec différents droits de vote. Il existe plusieurs
techniques, le but est de permettre aux managers ou aux familles actionnaires
d'avoir des droits de vote disproportionnés par rapport à la part
du capital qu'ils détiennent.
Ainsi il va y avoir des actions sans droits ; Lease, Mc
connell et Mikkelson (1983) cités par Jarrell, Brickley, Netter (1988)
ont montré que les actions avec droit de vote ont une valeur de 1%
à 7% supérieure à celles qui n'en ont pas .
De Angelo et De Angelo (1985) cités par Brickley et al
(1988) trouvent qu'en moyenne après ce type de recapitalisations, le
management et les familles contrôlent 57% des droits de vote. Cependant
De Angelo et De Angelo suggèrent que les actionnaires des firmes de cet
échantillon peuvent avoir intérêt à limiter la
compétition pour le management de leurs firmes, selon eux la
réduction de la probabilité d'OPA peut inciter les managers en
place à faire des investissements de long terme en capital humain.
Deux études ont été
réalisées dans le but de savoir si les structures doubles sont
bénéfiques ou pénalisantes pour les actionnaires.
Partch (1987) cité par Brickley et al (1988) a
examiné la réaction des marchés lors de l'annonce d'une
recapitalisation duale dans quarante quatre firmes, elle trouve un effet
non négatif. Cependant, Jarrell et Poulsen (1988) cités par
Brickley et al (1988) trouvent un effet négatif ( 0.93%) . Ils mettent
aussi en évidence le fait que les firmes qui entreprennent ce type de
recapitalisations ont un profil particulier : de très bonnes
performances boursières avant la recapitalisation (+37% durant
l'année précédente) , les salariés de ces firmes
détenaient en moyenne 44% des droits de vote avant la recapitalisation
or nous savons que les rachats d'actions augmentent significativement les
droits de vote des salariés.
Ces caractéristiques suggèrent que la firme type
qui entreprend une telle recapitalisation est déjà
contrôlée par les actionnaires salariés .
Les deux catégories de rachats d'actions que nous
venons d'évoquer ne sont pas représentatives de l'ensemble des
recapitalisations réalisées durant les années 80 . En
effet la majeure partie des rachats d'actions n'appartenaient à aucune
de ces deux catégories ; il s'agissait de rachats classiques.
§2 Les conséquences des paiements
défensifs financés par la dette
Lorsque l'on parle de paiements défensifs on parle soit
de recapitalisations soit du versement de dividendes spéciaux .
Généralement, les rachats d'actions sont bien accueillis par les
investisseurs (Vermaelen 1981, Lakonishok et Vermaelen 1990, Comment et
Jarrell 1991 cités par Nohel et Tarhan 1998). Cependant Denis (1990)
trouve que les dividendes spéciaux sont beaucoup mieux accueillis par
les marchés que les rachats défensifs, 1.62% pour ces
derniers, + 2.66% en moyenne pour les dividendes spéciaux ( Denis
1990). Dans son échantillon seulement trois des trente sept paiements
défensifs réalisés furent suivis par un transfert de
contrôle, alors qu'il y a eu changement de contrôle dans neuf
cas sur douze quand le paiement n'a pas été
réalisé.
Ces deux types de paiements ont eu plusieurs
conséquences : la part du capital détenue par le
management, le taux d'endettement des cibles et le turnover des managers ont
augmenté. Mais ces restructurations ont aussi et surtout
entraîné d'importantes cessions d'actifs qui ont bouleversé
l'industrie américaine.
A) L'augmentation de la part du capital
détenue par le management
Comme nous l'avons évoqué
précédemment, ces paiements permettent aux managers de
détenir une part du capital plus importante .
Lors du versement d'un dividende spécial, les managers
convertissent le dividende qui leur revient en actions . Denis (1990) trouve
que la part moyenne détenue par le management passe de 5.6% avant le
versement du dividende spécial à 18.9% après . Lorsqu'il
s'agit de rachats d'actions le phénomène est de moins grande
ampleur, on passe de 5% avant à 11.2% après.
Lorsqu'on observe ce type de modifications, on ne peut
s'empêcher de songer à nouveau au problème de l'alignement
des intérêts des actionnaires et des managers et ou de
l'enracinement des managers lorsque la part du capital détenue par ces
derniers augmente. Cependant, les résultats concernant le turnover des
managers ayant réussi à repousser une OPA ne semblent pas
confirmer l'hypothèse de l'enracinement .
B) Le turnover des managers à la suite d'un
paiement défensif
Denis (1990) trouve que dans les firmes où le
management est parvenu à repousser l'offreur 5.4% des managers ont
été remplacés entre l'annonce du paiement défensif
et sa mise en oeuvre, au bout d'un an 35.1% avaient été
remplacés, au bout de deux ans 46% , et au bout de trois ans
54.1% des managers avaient été remplacés.
Klein et Rosenfeld (1988) cités par Denis (1990)
trouvent que 40.2% des firmes de leur échantillon ont connu un
changement de manager dans les trois ans qui suivirent le green-mail.
Ce sont des taux de turnover nettement supérieurs
à ce qui est considéré comme normal . Ainsi, ces
études auraient plutôt tendance à invalider
l'hypothèse de l'enracinement ; on constate que les paiement
défensifs ne permettent pas aux managers de s'isoler de la discipline
imposée par les marchés.
L'autre explication que l'on peut avancer pour expliquer ces
turnovers élevés, c'est que l'augmentation du taux d'endettement
rend nécessaires des restructurations que le management en place n'est
pas capable de mettre en oeuvre . Ce qui est incontestable c'est que tous ces
paiement défensifs se soldent par un accroissement du taux
d'endettement.
C) L' augmentation du taux d'endettement et ses
conséquences
1 Les restructurations
Denis (1990) trouve qu'en moyenne le taux d'endettement passe
de 21% avant à 42.6% après le paiement défensif .
Saffieddine et Titman trouvent qu'en moyenne les firmes qui ont subi une
tentative d'OPA (entre 1982 et 1991) ont augmenté
considérablement leur taux d'endettement durant l'année qui a
suivi . Avant la tentative d'OPA le taux d'endettement moyen des firmes de
l'échantillon était de 59.8% , un an après la
tentative d'OPA il était de 71.5% .
Une augmentation brutale du taux d'endettement peut avoir des
conséquences positives sur une firme qui génère beaucoup
de cash-flow libre. En effet, l'impératif lié au remboursement de
la dette peut être à l'origine de la crise qui motivera
l'arrêt des programmes d'expansion et la vente des divisions qui auraient
plus de valeur à l'extérieur de la firme (Jensen 1986)
.
En accord avec Jensen, Saffieddine et Titman (1999)
trouvent que les firmes qui ont accru leur endettement plus que la moyenne de
l'échantillon ont en moyenne versé à leurs
actionnaires, dans l'année qui a suivi l'OPA manquée, une somme
équivalente à 5% de leur capitalisation boursière sous
forme de dividendes spéciaux . Durant cette même année
ces firmes ont racheté en moyenne plus de 11% de leurs actions.
Autres résultats intéressants : entre
l'année - 1 et l'année +3 , ces firmes ont réduit de
28% leurs dépenses en capital ; leurs cessions d'actifs ont
augmenté de 45% en deux ans et elles ont réduit leurs effectifs
de plus de 5.5% durant l'année qui a suivi l'OPA . Les
résultats statistiques indiquent aussi que ces firmes se sont
recentrées . Leur cash-flow (compte tenu de la variation de la
valeur comptable des actifs) s'est accru de 14.5% en quatre ans, ce qui n'est
pas exclusivement dû aux cessions d'actifs mais aussi à une
amélioration de la motivation des managers. Conformément à
ces résultats, l'étude conduite par Nohel et Tarhan (1998) montre
que la plupart des rachats d'actions s'inscrivent dans un plan de
restructuration plus global qui inclus d'importantes cessions d'actifs .
Denis (1990) constate que 24 des 37 firmes de son
échantillon (firmes ayant réalisé un paiement
défensif ) ont entrepris des restructurations ;onze d'entre elles
ont réduit leurs effectifs. Les choses se passent un-peu comme si les
managers de la firme ayant échappé au rachat mettaient en oeuvre
les restructurations qu'aurait entrepris le raider.
De plus, un fort taux d'endettement permet de réduire
les dépenses discrétionnaires des managers et évite que
ces derniers n'investissent le cash-flow libre dans des projets pas ou peu
rentables (Jensen 1986, 1989) .
Nohel et Tarhan (1998) trouvent que les firmes qui avaient un
ratio Tobin's Q faible avant le rachat de leurs actions ont, trois ans
après, amélioré leurs performances opérationnelles
de 23.3% .
Tous ces résultats empiriques corroborent
l'idée de Jensen selon laquelle, c'est l'impératif lié au
remboursement de la dette qui va déclencher la crise à l'origine
des restructurations. C'est à travers des programmes comme ceux
là, que la shareholder value a commencé à s'imposer ;
c'est la menace d'OPA qui a conduit les managers à changer d'état
d'esprit.
Cependant comme nous l'avons déjà dit,
l'accroissement du taux d'endettement augmente la vulnérabilité
de la firme face à un retournement conjoncturel.
2 Les difficultés rencontrées par
les firmes endettées
L'augmentation du taux d'endettement à l'issue d'une
recapitalisation n'a pas toujours eu des conséquences positives. Denis
et Denis (1995) constatent que 31% des firmes qui se sont endettées pour
racheter leurs actions entre 1985 et 1988 ont ensuite rencontré des
difficultés financières. Il semblerait que ces firmes aient eu
des problèmes pour céder les actifs qu'elles avaient prévu
de vendre aux prix prévus ; les estimations suggèrent que si
elles avaient pu vendre aux prix prévus elles auraient pu
rembourser.
Le premier élément qui permet d'expliquer
la réduction de liquidité du marché des actifs, c'est la
récession qui a frappé les USA à la fin des années
80 . Cependant, la restriction des conditions d'émission des
obligations à haut risque (junk bonds) en 1989 a certainement
contribué à rendre le marché des actifs moins liquide en
diminuant les fonds disponibles pour l'achat des actifs .
Pour Jensen (1991) cité par Denis et Denis (1995) les
changements dans la réglementation ont contribué à
augmenter la probabilité de défaillance des transactions à
fort levier financier en réduisant les possibilités pour les
firmes en détresse de recontracter avec leurs créanciers.
Palepu et Wruck (1992) cités par Denis et Denis (1995)
considèrent que les rachats d'actions défensifs ont tendance
à être moins bien structurés que les rachats d'actions
volontaires. Cependant d'après Denis et Denis (1995) ce ne fut pas la
principale cause de détresse financière.
Ainsi, c'est la menace d'OPA qui a conduit des centaines de
grandes entreprises cotées à racheter leurs actions en
s'endettant, puis à se restructurer. Ces plans de restructuration ont
fait brutalement remonter les cours des entreprises concernées. En
quelque sorte, les managers en place ont fait sous la pression des raiders ce
que ces derniers auraient fait si ils avaient racheté
l'entreprise . La menace d'OPA a servi d'argument aux PDG qui ont ainsi pu
faire accepter les restructurations aux syndicats et aux autres groupes de
pression .
A travers ces plans de restructuration défensifs c'est
la shareholder value qui a commencé à s'imposer, les managers ont
dû reconnaître qu'ils n'avaient pas tout fait pour maximiser la
valeur pour les actionnaires.
On peut considérer que les restructurations
correspondaient à cette époque à la défense
anti-OPA la plus loyale vis à vis des actionnaires. Cependant, à
partir de 1988 un nouveau type de défenses a commencé à
s'imposer : les pilules empoisonnées et les lois anti-OPA .
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