§ La crise de confiance mutuelle et la
non-reconnaissance de l'expertise des subsahariens par la
« clientèle africaine
»
La valorisation des compétences des migrants est un
axe que privilégient de nombreux acteurs par la promotion de la
cartographie de ces compétences, leur mise en relation, leur mise en
relief et leur mise à contribution dans les actions de
développement là-bas et d'intégration ici. C'est une
démarche d'autant plus impérative que les migrants ayant
développé une expertise dans un domaine particulier souffre
parfois d'une double exclusion:
- la non-reconnaissance de leur expertise par la
communauté nationale des experts et qui se manifestent par
une sollicitation fort marginale des subsahariens de France dans les actions de
coopération avec les pays africains, ce fait ayant été
confirmé par des associations de français engagées dans le
champ de la solidarité internationale notamment avec le Mali.
128
- La non-reconnaissance par les migrants
subsahariens eux-mêmes qui auraient, de l'avis de certains de nos
répondants, un a priori négatif de l'expertise
africaine. Pour des raisons qui sont difficilement cernables tant
elles relèvent des croyances propres à chacun. Ce déficit
de confiance entre membres qui sévit au sein de la communauté
associative subsaharienne se nourrit du préjugé que « le
goût du travail bien fait est l'apanage du Blanc », un
préjugé tenace, stigmate psychoculturels des années de
colonisation mentale et qui est aussi à la base de la fragilisation des
réseaux d'acteurs associatifs migrants.
Cette situation selon certains responsables d'associations
conduit ainsi nombre d'organisations de migrants à ne pas recourir aux
savoir-faire et services des cabinets d'études par exemple (quand il en
existe) administrés par des migrants, car ceux-ci sont
pré-jugés pas assez rigoureux ni compétentes dans
leurs démarches d'accompagnement, ni ponctuels ni discrets. Cela
relève-t-il de la jalousie entre experts d'origine africaine
livrés à une concurrence farouche dans un microcosme de modeste
taille (tout le monde se connait dans le Grand Lyon) comme justifiait un de nos
enquêtés? Du manque d'ouverture et donc de la
méconnaissance des capacités techniques et opérationnelles
avérées entre experts? Difficile à dire tant les avis sur
la question divergent.
Un médecin africain officiant dans un grand
hôpital de l'agglomération lyonnaise et interviewé nous
confiait ainsi que les patients immigrés qui prenaient rendez-vous avec
son service préféraient consulter les médecins «
blancs » et «français ». Principale raison
évoquée, réelle ou supposée: les Subsahariens
ne seraient pas assez discrets et ne respecteraient assez le secret
médical des patients. Le thérapeute interviewé
évidemment s'en est défendu et a insisté sur l'importance
de la réputation, de l'image, de la présentation de soi, du
paraître chez l'Africain corrélée à la crainte de
l'opprobre sociale. Aussi, peu de patients migrants de cet hôpital,
venant consulter pour les tests de SIDA par exemple, éviteraient
soigneusement les médecins subsahariens. Cet évitement est
manifeste lors des salons locaux de la solidarité nationale ou
internationale où l'association de prévention et de lutte contre
le SIDA et les infections hépatiques que co-préside notre
enquêté tient souvent un stand de sensibilisation avec
distribution des moyens de protection (préservatifs notamment). Une
situation qui rend difficile le travail d'information et de prévention
contre les Maladies sexuellement transmissibles (MST) de cette association au
sein de la communauté subsaharienne, nous confiait son
co-président. L'adhésion à un réseau national
d'acteurs associatifs et institutionnels de lutte contre les MST répond
sans doute au besoin d'approcher par d'autres moyens cette communauté,
au travers des campagnes de sensibilisation de l'association nationale AIDES,
un de ses plus importants partenaires.
Au total, la crise de confiance entre subsahariens affecte
fortement la volonté de travailler ensemble y compris au sein d'une
même communauté ethnique et occasionne une déperdition
d'énergies et de compétences préjudiciable aux initiatives
des migrants.
§ Cette crise de confiance s'accompagne du
déficit de la culture du contrat, du respect de la
parole
donnée
Ce qui pose la question de l'inscription des acteurs dans un
double cadre de référence culturel qui suppose de prendre en
compte autant les valeurs de la culture d'origine et celles de la
société de résidence. Un des responsables associatifs
rencontrés a fort bien résumé cette dialectique entre le
contrat écrit moderne et la force de la parole donnée des
sociétés africaines :
« Quand on donne sa parole, c'est très
africain. La parole c'était le lieu de l'engagement. Elle était
lourde de sens et elle était habitée. Il faut les deux. Il faut
ma parole et le contrat. Le contrat renforce davantage cet engagement mutuel.
Et la modernité de l'Afrique c'est de montrer que la parole,
l'engagement, le poids que l'on donne à la parole c'est moderne, c'est
d'aujourd'hui. Et que lorsque les contrats capotent, c'est tout simplement
parce qu'elles étaient basées seulement sur le papier. Et qu'on
n'avait pas travaillé suffisamment sur la dimension confiance,
communication, relation&. ».
Une confiance déficitaire, comme on l'a vu, du fait
des pré-jugements qui affectent les rapports acteurs sociaux de la
même communauté panafricaine:
129
« ...tout à fait! Et c'est là que quand
je parle de passeur de culture, c'est de dire :''qu'est-ce qu'il y a de bon
dans le papier qu'on signe ~', 'qu'est-ce que ça implique ?'',
'qu'est-ce que cela représente ? ~' . Je dirais que quand on est
biculturel ou multiculturel et qu'on le vit comme une richesse et comme une
ouverture, comme un renforcement, à ce moment-là on essaie de
capter, de se passer le meilleur de toutes les cultures en disant que ça
permet de mieux être soi-même et de mieux être ensemble les
uns les autres(...) C'est là aussi que les associations à travers
les réseaux et les collectifs peuvent permettre des avancées,
l'acquisition de cette culture de la parole donnée et du contrat. Il y a
des manquements sur les deux plans: africain et européen. Le fait que
quand on est un collectif on a un souci de se donner des
règles».
§ Une insuffisante incorporation des
règles du code des associations en France, des codes,
des
règles de fonctionnement, et des outils
modernes de management des organisations associatives
Cette situation a conduit à des situations telles que
l'incurie dans la gestion des fonds de l'association, la personnification de
l'association souvent par le créateur, les blocages statutaires
consécutifs à une interprétation à
géométrie variable des dispositions des statuts et du
règlement intérieur. La quasi-totalité des responsables
associatifs interviewés ont déploré cet état de
fait, sans jamais se mettre en cause eux-mêmes. Nous avons toutefois
donné la parole à des membres simples de certaines associations
qui nous ont fait part d'une liberté d'interprétation des
dispositions des statuts de l'association selon la position au sein de
l'organisation et selon la génération des acteurs
concernés. Une des raisons du conflit de génération
évoqué plus haut réside dans la difficile cohabitation des
règles de la démocratie à l'occidentale et les
règles coutumières de gestion des groupes et règlement des
litiges. La jeune génération estimant que les anciens
s'arcboutent sur le sacro-saint principe du droit d'aînesse pour ne pas
avoir à engager l'association vers des actions plus progressistes, des
actions d'ouverture par exemple; les anciens estimant que les jeunes manquent
de plus en plus de respect aux aînés et aux valeurs
traditionnelles de la communauté d'origine.
D'où les préconisations qu'ont émis
certains de nos répondants de promouvoir au sein des associations
subsahariennes la culture de l'évaluation mais aussi de la critique
positive qui permettent de progresser vers le mieux-faire. C'est le cas de ce
responsable associatif pour qui, en plus de la restauration de la culture de
confiance, du respect du contrat et de la parole donnée, des vertus du
débat contradictoire, il faut aussi :
« (...) une culture de l'évaluation et faire
une pédagogie afin de faire comprendre que ce n'est pas un
contrôle; la faire de façon positive. Il y a des gens qui voient
souvent l'évaluation comme un contrôle ou une sanction mais il
faut montrer l'évaluation dans son aspect positif et contributif
à l'évolution, au progrès. On évalue pour
progresser. Il faut intégrer ça ».
Cela dit, les conséquences logiques de la crise
multiforme de confiance entre subsahariens sont nombreuses :
§ Le délitement du lien
communautaire
L'expérience migratoire qui fonde ou renforce le lien
communautaire peut, à certains égards, en provoquer son
affaiblissement. Cela tient à la qualité et à la force des
relations qu'entretiennent les acteurs au sein d'un réseau. Une
qualité qui se déprécie au vu des clôtures
communautaires qui persistent entre groupes diasporiques, ou des tensions qui
agitent jusqu'aux micro-communautés qui jouissent habituellement d'un a
priori positif pourtant trompeur. Nous avons ainsi assisté à de
vives tensions entre membres de bureau d'un collectif d'associations de
migrants d'origine ouest-africaine, migrants perçus de
l'extérieur comme une communauté harmonieuse et très
intégrée à l'image de la stabilité socio-politique
du pays d'origine. La réalité en interne est évidemment
tout autre.
D'aucuns ont mis cet affaiblissement du lien communautaire et
le primat des individualités sur le compte de la guerre que se livrent
groupes et individus pour la captation des ressources et d'autres l'expliquent
par une identité culturelle qui se perd au contact de la culture du pays
d'accueil et qui justifierait les sursauts panafricanistes visant à se
prémunir contre toute tentation assimilationniste. C'est le discours et
l'idéal de reconquête identitaire que revendique le collectif
Africa 50.
130
§ La démobilisation des adhérents
et la faiblesse du bénévolat
Ce sont aussi une des caractéristiques des
associations subsahariennes du Grand Lyon. Peu de disponibilité des
bénévoles happés par les urgences et les charges
professionnelles et familiales de la vie quotidienne ou ne voyant pas
d'intérêt ou de gain direct à leur engagement.
Conjugués à cela les facteurs démobilisateurs
soulignés plus haut, la faiblesse du bénévolat associatif
subsaharien est une conséquence directe du lien communautaire qui se
délite et de la prééminence des intérêts
particularistes sur l'intérêt général qui se perd,
nous ont confié, amers un répondant sur deux. Nous avons
d'ailleurs noté dans la même veine un engagement très
marginal des retraités qualifiés ou semi-qualifiés et les
migrants âgés de manière générale dans les
activités bénévoles des associations de
développement solidaire et d'insertion en France, là où la
situation dans les associations françaises est différente , avec
une très forte implication des retraités ou personnes
âgées dans la vie associative. Différences de culture ?
Est-ce le fait de facteurs purement conjoncturels liés à la
situation matérielle, familiale et socioprofessionnelle personnelle des
migrants concernés? Nous n'avons pas eu l'occasion de rencontrer
individuellement les migrants âgés pour nous enquérir des
causes de cette attitude.
§ La notion de l'africanité des
migrants d'origine subsaharienne en France et dans le Grand
Lyon
est elle-même en question
En effet, le délitement de ce lien communautaire
trouve aussi explication dans la façon dont chacun vit son «
africanité » et la reconstitution de l'idéal culturel
africain par sa promotion dans le département du Rhône.
L'africanité ici diffère selon les générations, les
projets migratoires, les groupes communautaires, la situation socio-politique
des pays de départ, le degré de mixité interculturelle des
alliances familiales, etc.
L'africanité, dans notre entendement, c'est le
sentiment d'appartenance d'une personne à un groupe d'individus
liés «culturellement » par un ensemble de manières,
conscientes ou non, de faire, d'agir, de sentir, d'être à soi et
au monde, de penser, par la similitude des invariants liés aux us et
coutumes des groupes ethniques et qui transcendent les frontières
politiques et linguistiques. Les individus constitutifs de ce groupe culturel
sont originaires (directement ou par leur ascendance immédiate) de
l'Afrique subsaharienne. Ils sont conduits, volontairement ou non, à
cohabiter plus ou moins pacifiquement, puis à construire et partager une
vision, mieux, un regard endogène sur le monde, une philosophie de
l'être et de la vie, et une relation à l'Autre influencée
par moult facteurs.
L'africanité tient aussi au partage d'une
mémoire commune construite autour des traumatismes et expériences
douloureuses liés à la Traite négrière,
l'esclavage, la colonisation, la participation de la «force noire »
à l'effort des deux guerres mondiales et ses répercussions
multiples sur les soldats africains et leurs descendants , les
problématiques actuelles des économies en déliquescence ,
des situations d'anomies socio-politiques et de profonde crise des valeurs
morales , sociales et sociétales , de l'élargissement du
fossé entre les élites politiques et le peuple; des
phénomènes qui drainent des transformations permanentes et en
profondeur des sociétés africaines contemporaines et des
personnalités individuelles.
Un essai de définition loin d'être parfait mais
qui ne doit cependant pas minorer l'idée qu'au-delà de ses
caractéristiques «objectives », l'africanité
est avant tout une affaire de perception et d'appréciation
personnelles, une notion à géométrie
variable qui, par les manoeuvres de l'Histoire , mute avec le temps, avec les
gens , avec l'espace et les mouvements migratoires des populations, les
réalités et conditions historiques propres à chacun selon
ses origines, ses trajectoires de vie et son projet migratoire
personnel167. L'africanité varie donc, c'est une
dynamique, une dialectique, un état en mouvement, qui enfle ou
désenfle selon les contextes.
167 C'est typiquement le cas des migrants âgés
tiraillés entre le désir du retour dans le pays d'origine et la
prolongation du séjour dans la société d'accueil.
Les subsahariens du Grand Lyon n'échappent pas
à cette observation. Les acteurs entendus au cours de l'enquête
ayant déploré le délitement de ce sentiment communautaire
en dénonçant le primat des intérêts particularistes
des uns et des autres sur l'intérêt général, le peu
d'ouverture de certains acteurs associatifs à la culture
démocratique de la société d'accueil, la tentation et la
personnalisation à outrance du pouvoir au sein de quelques
organisations, le manque de rigueur dans la gestion de la chose commune et plus
encore les disensus ethno-politiques qui fragilisent le mieux vivre ensemble au
sein même de la communauté associative subsaharienne du Grand
Lyon.
Débattre de cette problématique (et notamment
de la substance que chaque rhodanien se reconnaissant dans une quelconque
origine subsaharienne veut bien donner à ce concept) est d'autant plus
essentielle qu'elle influe directement sur le vouloir-agir des acteurs, les
motivations, l'implication des uns et des autres dans le renforcement des liens
communautaires, au sein et en dehors des associations et la réalisation
des actions collectives de développement économique et social au
bénéfice de l'ensemble des migrants et des non-migrants.
Refermons cette section avec cette analyse ô combien pertinente du
journaliste et sociologue Ndongo Mbaye:
« Une première réalité s'impose
de manière flagrante: (l'africanité) est seule. Que
véhiculent les concepts (si tant est qu'ils existent?)
d'européanité, d'américanité, d'asiaticité,
d'océanité ? Rien. Ou en tout cas rien de palpable tant dans une
dimension et une perspective historique, sociologique, économique que
culturelle et politique. Dès lors, l'africanité ne serait-elle
pas une sorte de monstre du Loch Ness, d'Arlésienne dont on parle, mais
que personne n'a jamais vu ? N'est-elle pas une simple commodité
lexicale dont la signification chercherait en vain son sens ? Et à
supposer même qu'elle existe, il faudrait poser les fondements de la
réalité de sa représentation et de son
autoreprésentation (&) Étant entendu que la vision de
l'Africain sur son ~'Africanité'' (supposée ou
présupposée) ne sera sûrement jamais la même que
celle dont on l'affuble, aussi riches et scintillants qu'en soient les
oripeaux. Que peut signifier ~'africanité'' pour les paysans de
l'Afrique profonde, pour les éleveurs des contreforts du Fouta-Djalon,
pour le commerçant dioula, pour le pêcheur Lebou ou pour le Dogon
? Parlez-lui de valeurs et de traditions africaines eu égard à
son ethnie, à sa tribu, à son aire de vie, à son cercle
d'us et coutumes: il vous comprendra mieux. »168