Autour du pouvoir que confère la position de
Président, dont la réalité et
l'importance des privilèges varient d'une association à l'autre,
gravitent tout un ensemble de problématiques dérivées
dont:
§ « La malgouvernance
»
Des cas de mauvaise gestion, de détournements de
fonds, de non-traçabilité des investissements financiers
effectués par l'exécutif, d'absence de cap défini par le
« chef »&nous ont été rapportés, et qui ont
justifié la démobilisation massive des membres, ou le
démembrement ou pire, la dissolution pure et simple de certaines
organisations associatives dont la plus emblématique et la plus
mémorable est le Collectif des Associations Africaines de la
Région Rhône-Alpes ( CARA).
§ La personnalisation à
outrance
Elle est subie dans le sens où toutes les
responsabilités incombent ou sont laissées par les autres membres
à la seule charge du président, souvent initiateur de
l'association. Il est donc considéré comme légitime qu'il
doive être sur tous les fronts. C'est souvent le cas pour les
associations de moindre envergure. Mais l'identification de l'association
à la personne du Président est souvent voulue et le pouvoir
devenant monopolistique au-delà des limites qu'en fixe le
statut163 ; ce fait d'abus de pouvoir a été
régulièrement énoncé au cours de notre
enquête.
§ La lutte pour le leadership
Corollaire du fait précédent, la lutte pour le
pouvoir au sein des associations subsahariennes est perçue comme l'une
des causes principales du délitement du lien communautaire et la
démobilisation des bénévoles. Les associations sont lieux
de débats, d'initiatives, mais aussi de tensions, de conflits parfois
bloquants. Cela est dû en partie au modèle organisationnel de ces
associations très hiérarchisé, vertical et qui accorde une
place centrale à la fonction du Président ou à un
comité restreint de personnes chargés de la définition et
la mise en oeuvre des orientations de l'organisation. Le pouvoir a tendance
à y être contesté en raison de la non-reconnaissance par
les contestataires de la légitimité ou de la
représentativité de la personne élue ou alors de la
non-reconnaissance d'une motion de démission du président
initiée par une assemblée générale. Selon certains
de nos répondants, ces
163 Le président a pour attribution de convoquer le
conseil d'administration et les assemblées générales. Les
statuts précisent en temps normal le pouvoir du président mais
dans le cas contraire, ce dernier représente l'association dans tous les
actes de la vie civile. C'est lui qui, en cette qualité, passe les
contrats au nom de l'association : location, vente, achat, engagement de
personnel, mise en oeuvre d'une procédure de licenciement. De plus,
l'article L.225-56 du code de commerce français précise que le
président d'une association est investi des pouvoirs les plus
étendus pour agir en toutes circonstances au nom et dans
l'intérêt de cette dernière. Cela lui donne le droit en
particulier de prendre toute mesure conservatoire, en l'occurrence de suspendre
de leurs fonctions, les membres du bureau, alors même que les statuts de
l'association ne confèrent au président aucun pourvoir
particulier. Le président a donc qualité pour agir devant les
tribunaux au nom de l'association, que ce soit comme demandeur ou comme
défendeur, sans qu'il soit nécessaire que les statuts le
prévoient expressément. C'est à lui que devront être
délivrées les assignations à comparaitre, les
significations de jugement.
125
conflits pour le pouvoir sont particulièrement
exacerbées dans les associations ayant bénéficié
d'importantes subventions et dont la gestion peut être perçue
comme non-transparente par une partie de l'assemblée. Les cas de figure
menant à la lutte pour le leadership sont légion, en dépit
de la fonction finalement ingrate de présidente, particulièrement
en période de crise.
§ La désarticulation entre culture du
pays d'accueil et la culture d'origine
Elle va se traduire par une appropriation insuffisante des
outils et méthodes modernes de gestion et de management des
organisations associatives, les modèles culturels du groupe d'origine
(qui s'appuient sur la force du consensus, l'adhésion aux positions du
chef en dépit des résistances souvent larvées) ayant
tendance à prendre le pas sur la culture démocratique (la force
de la majorité, la légitimité populaire, la transparence
dans la gestion&) que prône le code juridique appliqué au
management des associations en France.
Témoignage d'un membre d'un collectif d'associations
issues d'un pays africain et qui illustre à suffisance le tiraillement
permanent des migrants africains entre références à la
culture d'origine et la culture du pays d'accueil, selon les situations et les
contraintes :
« Nous avons toujours été une
société basée sur l'unité. C'est-à-dire que
lorsqu'on a un problème, on ne le règle pas tout seul dans son
coin. Donc chaque membre vient et chacun discute. Au milieu, il y a ce qu'on
appelle le chef du village, apparenté ici à un juge, et qui va
donner tort ou raison à untel. Et lorsque le verdict tombe, personne ne
le discute. Cela veut dire que l'autorité est installée. Or,
aujourd'hui dans notre association, il y a un problème qui se pose.
C'est que le chef n'a plus le rôle de juge. Il devient
décisionnaire et a tendance à tout imposer. C'est lui dicte
l'objectif à atteindre. Or, pour pouvoir définir un objectif, il
faut où toi-même tu veux aller. Si c'est pour faire des
soirées, nous on n'a pas besoin de chef pour faire les
soirées(...) Notre association est une structure démocratique
dans les textes mais pas dans la culture, parce que c'est la culture qui
détermine l'être humain. Si l'être humain ne se reconnait
pas dans sa culture et ne voit pas sa culture exprimée dans ce qu'il met
en place, il est complètement en déphasage. Et c'est ce qui
amène les guerres intestines. Donc la manière dont notre
association est structurée ne correspond pas à notre culture.
Parce que dans notre culture, on a le respect du chef. La manière dont
nous avons parlé du chef la dernière fois [contestation des
positions du président à propos d'une stratégie
partenariale à engager avec des structures non migrantes], on n'aurait
pas pu ».
Et cet autre président d'association,
dépité, qui regrette que la personnalisation à outrance de
la question du pouvoir, choisie ou subie, affecte des enjeux importants :
« C'est peut-être aussi un problème
démocratique. Se dire que si nous mettons aujourd'hui telle ou telle
personne à tel poste, c'est des mandats, 3 ans par exemple, puis on
renouvelle une fois. C'est aussi important d'expérimenter d'autres
personnes puis de faire en sorte qu'il y ait d'autres personnes qui prennent
des responsabilités et qui se forment pour les prendre. Donc il y a ce
travail qui à mon avis n'est pas suffisamment fait parce que cela
relève du long terme bien entendu, du renforcement des
compétences, des capacités. Mais on reste très souvent
englué dans le quotidien, le montage des projets, la course aux moyens
pour réaliser ces projets. Et on perd de vue finalement que chaque
action que nous posons, nous devons la mettre en perspective avec les
objectifs. Il y a ce décalage, ce déphasage, cette césure
qui pose problème. C'est pareil aussi dans le domaine du
développement. Les prêts, on finit par les considérer comme
une fin en soi. Alors que pour moi, c'est des étapes, des moyens...
»
§ Le conflit entre les
générations au sein des associations
La difficile communication entre les <(anciens et les
jeunes » est une des manifestations éloquentes du <(choc des
cultures » à l'Suvre dans les organisations associatives. Faisons
parler cet acteur associatif qui rend bien compte de cette tension
:
« Il y a dans nos associations, un problème
de génération; la génération qui est la mienne
[trentenaire] n'est pas celle du président. Si tu veux, lui, sur
certains points, il va avoir une position pas très souple, rigide,
fermée. Moi je vais être plus souple. Je vais lui dire 'tu as
tort''. Or, dire cela au président, chez nous ça ne se fait pas.
Ce n'est pas dans ma culture. Mais la culture occidentale veut que je dise
à mon président tu as tort. Ce qui a fait que j'ai puy lui dire
ça, c'est que j'ai été formaté. Je suis en
126
France depuis 23 ans. J'en ai aujourd'hui 38. Mais celui
qui n'a pas été formaté comme moi, qui est par exemple
arrivé depuis 5 ou 10 ans, lui il ne va jamais comprendre pourquoi un
'petit'', parce que je suis un 'petit'', lui dit Non ! ».
Cette attitude est confirmée par un autre responsable
d'association qui estime que : « Il y a cette difficulté de
passer de l'implicite à l'explicite. Une difficulté à
trouver les moyens ou les mots pour dire les choses à un
aîné, à une femme, à un jeune, de façon
respectueuse, en lui faisant comprendre que ce n'est pas contre sa personne
mais pour viser l'objectif que nous nous sommes collectivement
fixés»
§ Les rapports hommes/femmes sont aussi en
question
Une responsable d'association nous faisait ainsi remarquer
que dans l'essentiel des organisations des migrants dans le Rhône, peu
étaient les responsables femmes à la tête des associations
mixtes, y compris des collectifs. Sexisme ou non-intérêt ou
non-disponibilité des femmes pour ces postes à
responsabilité? Une enquête plus approfondie permettrait d'en
savoir un peu plus. Nous n'avons pas porté l'investigation plus loin sur
ce champ-là, faute d'interlocutrices et de temps.
§ Le contrôle de l'information comme
facteur de renforcement des positions dominantes
Selon Kamel Béji et Anaïs Pellerin soulignent que
« la recherche d'informations pertinentes dépend: de
l'accessibilité à l'information, de l'engagement et la
volonté du détenteur de l'information de la diffuser et de la
confiance accordée à l'informateur »164.
Or, au vu du comportement des migrants, en règle
générale, qui consiste à recourir plus souvent aux
informations provenant du réseau ou du lien auquel ils ont le plus
confiance, le réseau communautaire, la détention et la
rétention de l'information devient un attribut du pouvoir, comme en ont
témoigné nombre de nos répondants et parfois source de
conflits entre le détenteur et les autres. Les informations pouvant
être diffusées au compte-gouttes, partielles, avec des biais ou
pas du tout selon les ressources en jeu. Parce qu'au sein d'un réseau
les informations accumulées peuvent être convergentes,
complémentaires, divergentes ou contradictoires, des théoriciens
des réseaux sociaux tels Ronald Burt (1992) suggèrent de
«bâtir des ponts entre les différents réseaux
permettrait pour les nouveaux arrivants d'accéder à une
information de meilleure qualité et de réduire les
possibilités d'émergence de biais informationnels
»165. En d'autres termes, les migrants récents en
recherche d'emploi gagneraient à recourir à différents
réseaux, ce qui permettrait d'accéder à plus
d'informations pertinentes et utiles à l'intégration dans
l'emploi, même si cette multiplication des réseaux ne va pas sans
un risque de biais informationnels, c'est-à-dire «
l'écart entre deux informations provenant de sources différentes,
soit entre l'information reçue et l'information pertinente
»166.
§ La politisation latente des groupes
associatifs des migrants participe aussi de cette
démobilisation
Par politisation, nous entendons le processus par lequel pour
des raisons d'intérêts personnels ou collectifs manifestes ou
occultes des acteurs d'une organisation associative vont prendre position sur
des questions liées à la confrontation politique entre
professionnels de la politique dans le pays d'origine avec lequel l'association
reste très en lien et/ou dans le pays d'accueil. L'engagement politique
en faveur de tel ou de tel groupe, notamment en situation électorale,
peut être pourvoyeur de ressources ou en tout cas faciliter
l'accès à celles-ci dès lors que les acteurs politiques
soutenus, officiellement ou de manière voilée, arrivent aux
affaires, généralement à la tête des
164 « Intégration socioprofessionnelle des
immigrants récents au Québec : le rôle de l'information et
des réseaux sociaux», 2010, idem.
165 Ronald Burt, "Structural Hole: The Social Structure of
Competition', Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press, 1992.
166 Kamel Béji, Anaïs Pellerin, idem.
127
instances administratives qui octroient les subventions
(Mairie, communautés de communes, conseil général, conseil
régional, etc.). Témoignage d'un acteur associatif africain :
« Effectivement, ça c'est réel hein,
même si on est apolitique, on va forcément côtoyer des gens
qui sont politiques. Parce que quand tu organises un forum, une
conférence d'envergure et que tu présentes un dossier de
subventions, il y a des politiques qui sont en face, ce sont des élus
qui vont lire ton dossier ou en tout cas une partie et qui vont prendre la
décision. Même s'ils ne lisent pas tout ton dossier, ils vont
prendre la décision de t'accorder la subvention ou pas. Dans ce
cas-là effectivement, il y a la politique qui intervient(...) Mais
ça ne nous empêche pas de chercher d'autres subventions ou de
réaliser ces activités qui nous tiennent à coeur par
d'autres moyens; Par les cotisations des bénévoles, nous on
réalise ces projets... ».
Toutefois, de manière générale, les
responsables d'organisations dites apolitiques se méfient de
l'engagement partisan au sens de la politique politicienne:
« Les politiques ici, on connait leur
capacité d'instrumentalisation. Ils veulent des adhérents,
s'afficher :''nous on est avec ceux-là... etc... .etc.'' Afficher nos
convictions c'est important. Mais ce qui est malheureux, c'est encore cette
tentative de coloration pour bien se faire voir. Moi je dis qu'il faut
absolument éviter cette instrumentalisation-là. Nous sommes ici
pour réfléchir. » .
D'autres en appellent carrément à un apolitisme
radical et s'en explique:
« Le fait d'être apolitique c'est pour que
tout le monde se retrouve autour d'une table, bossent sur un projet....Faire sa
journée culturelle, faire son forum, sans parler de politique. Parce que
si tu parles...disons tu es de tel ou tel parti, ça va froisser les
gens. Il ne faut pas parler de politique. Notre objectif n'est pas de faire de
la politique. Par contre s'il y a une information qui concerne par exemple les
élections , le vote des ressortissants de notre pays ici, c'est une
information à passer qui n'est pas politique mais qui est un
devoir...s'il faut passer par l'association pour donner ces informations sans
prendre parti, on les donne...Après , au niveau du vote, chaque
adhérent vote pour qui il veut. Voilà! Nous on ne parle pas de
politique au sens de la politique politicienne. Notre objectif n'est pas du
tout ça ».
C'est le signe que certains responsables associatifs restent,
en dépit des sollicitations de politiques, tout à fait lucides
quant à la nécessité de prendre part au débat
politique au sens de l'art de gérer la cité, du diagnostic, de
l'analyse et la gestion des questions sociales ou sociétales.
L'articulation Migration et Intégration en est. Telle est en
tout cas la conviction de ce responsable associatif pour qui la
résolution de tentation du politique n'est possible
que:
« ...dans la mesure où on est capable de se
poser des questions de confiance, de l'équilibre entre
intérêts personnels et intérêt général,
de la capacité à résister pour ne pas se laisser
instrumentaliser. Être au clair pour ne pas se laisser solliciter par les
politiques ici , y compris les politiques de nos pays, comme ces associations
qui sont purement et simplement des relais ici de partis politiques locaux. Il
faut rester vigilant ».