Chapitre 2. L'application indirecte de la Convention aux
actes de l'Union par la Cour de Strasbourg
Bien que la Cour de Strasbourg ait cherché à
appliquer la Convention aux actes de l'Union, elle a toujours refusé de
considérer que l'Union était partie à la Convention
(Section 1) et a contrôlé le respect de cette dernière sur
les actes des Etats membres (Section 2).
Section 1. Le rejet par la Cour de Strasbourg de la
doctrine de la succession
La doctrine de la succession a été
développée dans un premier temps dans le cadre de la succession
territoriale mais « s'étend, par l'identité de motifs,
à une situation caractérisée par le fait que plusieurs
Etats fusionnent certaines de leurs compétences en vue de les exercer
désormais en commun »115.
Pierre Pescatore, ancien juge à la Cour de justice des
Communautés européennes, s'est posé alors
« la question de savoir si, en vertu de la doctrine
de succession d'États, la Communauté n'avait pas
été subrogée de plein droit dans les obligations des Etats
membres découlant de la Convention européenne des droits de
l'Homme,
116
dans toute la mesure des compétences
transférées à la Communauté ».
La question se posait d'autant plus que la Cour de Luxembourg
avait accepté une telle approche concernant l'Accord
général sur les tarifs douaniers et le commerce117.
« Ainsi, toutes les compétences concédées aux
Communautés européennes restent justiciables de la
Convention
114 LE BOT, Olivier, Charte de l'Union européenne et
Convention de sauvegarde de l'Homme : la coexistence de deux catalogues de
droits fondamentaux, Revue trimestrielle de droits de l'Homme,
n°55/2003, p.781-811, p.810
115 supra note 59, PESCATORE, p.881
116 ibid., p.731
117 CJCE, 12 décembre 1972, international fruit
cy., aff. jointes 21 à 24/72
20
européenne des droits de l'Homme dans les termes
mêmes qui leur étaient précédemment applicables
»118.
Durant un temps, la Commission elle-même avait soutenu
cette approche. Elle s'est cependant rattachée au point de vue du
Parlement européen concernant l'adhésion de l'Union à la
Convention dans son mémorandum du 4 avril 1979119.
L'Union a été fondée par des Etats ayant
des principes communs, et notamment le respect de la Convention, la France
ayant ratifiée la Convention en 1975 rappelons le. Le transfert de
compétences et de pouvoirs à l'Union n'a cependant pas eu pour
objet de « libérer ces pouvoirs, ni à l'égard
d'Etats tiers, ni à l'égard de leurs propres sujets, des
contraintes et contrôles résultant de la Convention
européenne des Droits de l'Homme »120.
Ainsi, « la Communauté européenne,
comme institution commune à plusieurs Etats parties à la
Convention, se situe nécessairement dans la même mouvance
politique et juridique. Elle est liée à l'observation de la
Convention au même titre que les Etats qui l'ont instituée
»121. La Cour de Luxembourg est alors une juridiction de
droit interne qui a obligation d'appliquer la Convention.
« Il s'agit là, en réalité,
d'une manifestation de l'effet de succession reconnu en droit international,
sauf que nous avons affaire ici à une succession ni territoriale, ni
générale, mais à une succession fonctionnelle et
limitée ; [...] ; à l'instar des Etats membres qui sont à
l'origine de ce transfert, elle doit exercer ses prérogatives dans le
respect des contraintes résultant de la Convention des Droits de
l'Homme, tout comme elle doit aussi respecter les valeurs inhérentes aux
traditions constitutionnelles communes aux Etats membres
»122.
« On adhère pas à ce qui est
déjà en vigueur »123, l'Union étant
liée directement à la Convention par les compétences qui
lui avaient été transférées.
En outre, le Traité de Maastricht lui-même a
permis aux Etats membres de reconnaître « sans le savoir cet
état de choses »124 en indiquant à son
article F.2 que « l'Union respecte les droits fondamentaux, tels
qu'ils sont garantis par la Convention », ce qui renvoie à la
Convention et à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
118 supra note 59. PESCATORE,, p.881
119 PESCATORE, Pierre, La Cour de justice des
Communautés européennes et la Convention européenne des
droits de l'homme, Protection des droits de l'homme : la dimension
européenne, Mélanges Gérard J. WIARDA, Heymanns
Verlag, Koln, 1988, p.441-455, in PESCATORE, Pierre, Etudes
de droit communautaire européen 1962-2007, avec une liste
bibliographique complémentaire, Grands écrits, collection
droit de l'Union européenne dirigée par Fabrice Picod, Bruyant
2008, 1005p, p.731, p.744
120 ibid., p.742
121 ibid.
122 ibid., p.742-743
123 ibid., p.733
124 ibid., p.881
21
« La Cour de Strasbourg, par une
déférence mal placée ou par son ignorance des
règles du droit international en matière de succession d'Etats,
n'a pas tiré jusqu'ici la même conséquence
»125, certains auteurs indiquant que la Cour de Strasbourg
ne serait pas familière du droit international126. Pourtant,
dans l'arrêt Matthews, la Cour de Strasbourg indique que la
« Convention n'exclut pas le transfert de compétences à
des organisations internationales, pourvu que les droits garantis par la
Convention continuent d'être reconnus. Pareil transfert ne fait donc pas
disparaître la responsabilité des Etats membres
»127. En outre, la Cour de Strasbourg a déjà
appliqué les règles de droit international général,
notamment pour déterminer la règle de l'épuisement des
voies de recours internes128.
Mais la Cour de Strasbourg ne reconnaît pas
l'applicabilité directe de la Convention à l'Union. Sans cette
reconnaissance de compétence, la doctrine de succession ne peut
s'appliquer. En effet, c'est la Cour de Strasbourg « qui, à
l'égal de toute juridiction internationale, est souveraine dans la
détermination de sa propre compétence, ce que dit explicitement
l'article 32 de la Convention. C'est donc à Strasbourg que se trouve la
clé de la solution »129.
Ainsi, bien que la doctrine de la succession d'État
soit applicable à la relation de l'Union avec la Convention, «
personne ne veut explorer la piste »130, comme
l'affaire CFDT131 le démontre. Les lacunes de la
protection des droits de l'Homme, et d'un système de protection à
multiples niveaux, ont alors été mises à jour. En effet,
les trois juridictions qui ont été saisies ; nationale,
communautaire et européenne ; se déclarent incompétentes
pour connaître de cette affaire. « Le Conseil d'État
français n'y est pour rien, sa décision est irréprochable.
Quant à la Cour communautaire, elle n'aurait pu éviter
l'irrecevabilité qu'au prix d'une jurisprudence hardie, que d'aucun,
à coup sur, lui auraient reproché comme « gouvernement des
juges » »132. C'est donc l'appréciation que la
Commission des Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe qui est remise en
cause, celle-ci refusant de reconnaître l'effet de succession. Selon
Pescatore, la Cour de Strasbourg
« n'a pas aperçu cet effet de succession ; elle
a méconnu le fait que la Communauté est liée par la
Convention en tant qu'institution commune, créée par des Etats
parties
125 supra note 59, PESCATORE, p.882
126 FLAUSS, Jean-François, Le droit international
général dans la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'Homme, in COHEN-JONATHAN, Gérard et FLAUSS,
Jean-François, Droit international, droits de l'Homme et
juridictions internationales, collection droit et justice 55, Bruyant et
Nemesis, 2004, 152p, p.73, p.75
127 CEDH, 18 février 1999, Matthews c/ Royaume-Uni, req.
N°24833/94, Rec. 1999-I, §32
128 op.cit. FLAUSS, p.93
129 op.cit. PESCATORE, p.882
130 supra note 119, PESCATORE, p.731
131 CommissionEDH, n°8030/77, CFDT c. Communautés
européennes, décision du 10 juillet 1978, D.R. 13, p.231
132 op. cit. PESCATORE, p.741
22
à celle-ci ; elle a failli à son devoir de
protection en ignorant que le transfert de juridiction, des Etats parties
à un autre sujet de droit, n'a pas pu détériorer la
position des personnes protégées par la Convention
»133.
La question de l'adhésion de l'Union à la
Convention est alors « ce que l'on appelle, par une expression bien
française : un « faux problème »
»134 qui ne serait qu'un « exercice superflu
»135 et qui n'aboutirait « qu'à semer la
confusion »136.
En effet, bien que la Cour de Luxembourg n'ait pas
indiqué la base juridique de sa reconnaissance, il est évident,
comme sa jurisprudence le démontre, qu'elle considère que la
Convention s'applique à l'Union.
En outre, l'application de la Convention par l'Union aurait pu
être accentuée par le passé, sans passer par une
adhésion. Le Conseil aurait pu, comme l'indique M. Pescatore dès
1988, reconnaître « le droit de recours individuel, en vertu de
l'article 25, et la juridiction de la Cour des droits de l'Homme en vertu de
l'article 46 : il suffirait de vouloir »137.
Si la Convention pouvait être appliquée, de
droit, à l'Union, dans ce cas pourquoi se poser la question d'une
adhésion qui, comme nous allons le voir, posera de multiples
difficultés ?
En outre, l'Union démontre déjà son
intérêt pour la protection des droits de l'Homme, tant dans sa
politique interne qu'externe. « Il n'existe pas, dans la
Communauté européenne, de problème réel concernant
les droits de l'homme et, qu'en tout cas, les principes du système
permettraient d'y faire face, ce que la jurisprudence a amplement
démontré »138.
L'adhésion de l'Union à la Convention semble
n'être alors basée que sur un motif politique, permettant de
donner une image forte de protection des droits de l'Homme au sein de l'Union,
notamment par le fait que la légitimité de cette protection sera
assurée par un organe externe à l'Union qui a déjà
prouvé sa capacité à renforcer les droits de l'Homme sur
le continent européen. L'adhésion de l'Union permettra donc d'
« améliorer l'image de la Communauté et
[d'] imposer à ses organes, comme aux Etats
membres, le respect des libertés fondamentales comme critère des
démocraties européennes »139. A l'heure
où l'Union cherche à se doter d'une
133 supra note 119, PESCATORE, p.743
134 ibid
135 ibid, p.745
136 ibid.
137 ibid., p.746
138 PESCATORE, Pierre, Les droits de l'homme et
l'intégration européenne, Cahiers de droit européen,
Bruyant, 1968, p.629-673, in PESCATORE, Pierre, Etudes de droit
communautaire européen 1962-2007, avec une liste bibliographique
complémentaire, Grands écrits, collection droit de l'Union
européenne dirigée par Fabrice Picod, Bruyant 2008, 1005p, p.127,
p.127
139 supra note 80, GAUTRON, p.48
23
force politique sur la scène internationale, cette
adhésion ne pourra que renforcer sa parole concernant la protection des
droits de l'Homme.
En effet, l'Union
« devrait pouvoir accepter que sa propre politique
des Droits de l'Homme fasse l'objet de critiques dans les organisations
multilatérales. L'absence de vérification systématique du
respect des droits de l'Homme au sein des Etats membres a mené à
une situation de « double standard » où l'UE promet une
politique plus rigoureuse à l'extérieur qu'à
l'intérieur de ses frontières »140.
Bien que des auteurs, et des juges de la Cour de Luxembourg,
soutiennent la théorie que l'Union, par les compétences qui lui
ont été dévolues, serait liée à la
Convention, Denys Simon rappelle que
« en termes de rapports de systèmes, comme
aurait dit Kelsen, il est clair que la Communauté européenne,
n'étant pas partie à la Convention européenne des droits
de l'homme, n'est pas tenue en vertu du droit international des traités
de se soumettre aux obligations inscrites dans la Convention et dans ses
protocoles »141.
L'Union doit donc adhérer à la Convention pour
que cette dernière lui soit appliquée en son entier et non au bon
désir des juges. Il ne faut pas oublier que
« lorsque certains parmi les Etats parties à
une convention multilatérale (telle la Convention) mettent sur pied
ultérieurement un système distinct de celui créé
par le premier accord, ils demeurent responsables, vis-à-vis des autres
Etats parties à la première convention, du respect des
obligations assumées en vertu de celle-ci
»142.
Nonobstant cette règle de droit international, «
la question de savoir si un traité ayant pour objet la protection
des droits fondamentaux prévaut de toute manière, en cas
d'incompatibilité, sur un traité postérieur conclu entre
certaines ou l'ensemble des mêmes parties contractantes
»143 s'était également posée.
La Cour de Strasbourg, depuis l'arrêt Tête
contre France144, a toujours insisté sur la chronologie
des traités signés par les Etats, indiquant qu' « on ne
saurait [...] admettre que, par le biais de transferts de
compétences, les Hautes Parties contractantes puissent soustraire, du
même coup, des matières normalement visées par la
Convention aux garanties qui y sont édictées ».
Pourtant, il est bien évident que si un État est lié par
deux traités et qu'une obligation
140 BERTONCINI Yves, CHOPIN Thierry, DULPHY Anne, KAHN Sylvain
et MANIGAND Christine, Dictionnaire critique de l'Union
européenne, Armand Colin, Paris, 2008, 489p, p.131
141 SIMON, Denys, Des influences réciproques entre CJCE
et CEDH : « Je t'aime, moi non plus » ?, Revue Pouvoirs,
2001/1, n°96, p31-49, p34
142 BULTRINI, Antonio, La responsabilité des Etats
membres de l'Union européenne pour les violations de la Convention
européenne des droits de l'Homme imputables au système
communautaire, Revue trimestrielle de droit de l'Homme, 2002, p5-43,
p11
143 ibid, p11
144 Commission EDH, 9 décembre 1987, Tête c/ France,
req. N°11123/84, DR 54, p.53
24
de l'un va à l'encontre de l'autre, l'État sera
dans l'obligation d'effectuer un choix. La responsabilité de
l'État pour violation d'un des deux traités sera alors
engagée145.
Cette situation est d'autant plus difficile à soutenir
que désormais la Cour de Strasbourg contrôle les actes des Etats
membres pris sur application du droit de l'Union.
|