Section 2. Le maintien de l'autonomie du droit de
l'Union
Bien que le Royaume-Uni soit réticent à
l'évolution des compétences et des domaines d'action de l'Union,
concernant l'adhésion de l'Union à la Convention, la Chambre des
Lords se montre favorable, en soulignant qu'elle ne remettrait pas en cause
l'autonomie de l'ordre communautaire488.
En effet, en cas d'adhésion, la Cour de Strasbourg ne
sera pas saisie directement mais ne pourra contrôler que les affaires qui
lui seront déférées. Le point 1 de l'article 32 de la
Convention indique notamment que « la compétence de la Cour
s'étend à toutes les questions concernant l'interprétation
et l'application de la Convention et de ses Protocoles qui lui seront soumises
dans les conditions prévues par les articles 33, 34 et 47
».
Ceci n'entraînera pas un affaiblissement du rôle
de la Cour de Luxembourg, qui conservera son monopole de
l'interprétation du droit de l'Union.
En outre, l'autonomie du droit de l'Union ne devrait pas
être amoindrie par une adhésion de l'Union à la Convention
puisque la Cour de Strasbourg, certes peut condamner l'Union pour violation de
la Convention, mais elle laisse le choix des moyens aux Hautes Parties pour se
conformer à l'arrêt489. L'Union restera donc libre,
comme les Etats, de modifier son droit pour se conformer à la
Convention490. En effet, les arrêts de la Cour de Strasbourg
ont un caractère déclaratoire. La Cour de Strasbourg se refuse
ainsi à indiquer à l'État comment exécuter son
arrêt. Cependant, malgré le fait que ces arrêts ne soient
que déclaratoires, ils n'en demeurent pas moins revêtus de
l'autorité de la chose interprétée et le principe de
primauté et d'effet direct du
487 supra note 454, SZYMCZAK, p.415
488 supra note 374, BADINTER, p.152
489 supra note 382, IMBERT, p.17
490 RENUCCI, Jean-François, L'adhésion de
l'Union européenne à la Convention européenne des droits
de l'Homme : actualité d'une vieille idée..., in «
Mélanges en l'honneur de Pierre Julien - la justice civile au vingt et
unième siècle », Edilaix, 2003, p380, 432p, p.389
91
droit s'appliquent491. En outre, les arrêts
s'imposent à toutes les autorités nationales, qui devront au
minimum écarter la norme nationale contraire. La même règle
devrait ainsi s'appliquer également à l'Union.
Cependant, l'évolution de la jurisprudence de la Cour
de Strasbourg montre que cette autonomie tant à s'amoindrir. En effet,
désormais la Cour de Strasbourg enjoint les Etats, et donc dans un futur
proche certainement l'Union, d'exécuter certains actes pour se conformer
à l'arrêt rendu. « Les exceptions au principe de
l'absence de pouvoir d'injonction se multiplient ces dernières
années »492, même si ceci ne reste que des
« invitations ». Elle a ainsi jugé le 8 avril
2004493 que « l'injonction ne mettrait pas en cause, dans
son principe, le pouvoir d'appréciation dont dispose un Etat
défendeur quant aux modalités d'exécution d'un arrêt
de violation »494. Mais dès le 8 juillet 2004, la
Cour indique uniquement que « compte tenu des motifs sur lesquels
s'est fondé le constat de violation par les deux Etats
défendeurs, ces derniers doivent prendre toutes les mesures
nécessaires pour mettre un terme à la détention arbitraire
des requérants encore incarcérés et assurer leur
libération immédiate » 495. Cette nouvelle
approche semble être justifiée par le fait que la Cour ait
voulu
« donner effet à l'une des règles les
plus traditionnelles du droit de la responsabilité internationale de
l'Etat, [...] : l'obligation de faire cesser immédiatement l'illicite.
Elle répond de la sorte tardivement à une demande pressante
formulée à maintes reprises en doctrine. La réserve
manifestée jusqu'alors par la Cour européenne s'expliquait sans
doute par sa réticence à envisager la reconnaissance à son
profit, par voie prétorienne, d'un pouvoir d'injonction, mettant
à l'épreuve le caractère purement déclaratoire
prêté à ses arrêts. »496
La Cour de Strasbourg a notamment amplifié la
portée de ses arrêts en élaborant la technique des «
arrêts-pilotes »497. La Cour a alors indiqué que
des mesures générales au niveau national devaient être
prises car la violation touchait des milliers de personnes. L'Union devrait
donc respecter les indications de la Cour de Strasbourg en cas d' «
arrêt-pilote » prononcé à son encontre. La Cour de
Strasbourg a précisé que « ces mesures devaient
comprendre un mécanisme
491 LAMBERT ABDELGAWAD, Elisabeth, L'exécution des
décisions des juridictions européennes (Cour de justice des
Communautés européennes et Cour européenne des droits de
l'Homme), Annuaire français de droit international, 2006, p677,
p.683
492 ibid., p.697
493 CEDH, 8 avril 2004, Assanidzé c/
Géorgie, requête n° 71503/01
494 FLAUSS, Jean-François, Actualité de la
Convention européenne des droits de l'homme (février-juillet
2004),AJDA 2004, p.1809
495 CEDH, 8 juillet 2004, , Ilascu et autres c/ Moldova et
Russie, requête n° 48787/99, point 490
496 FLAUSS, op. cit.
497 première utilisation dans l'arrêt de la CEDH, 28
septembre 2005, Boniowski c/ Pologne, no 31443/96
92
offrant aux personnes lésées une
réparation pour la violation établie de la convention
»498. Pourtant, avec cette méthode, la Cour de
Strasbourg s'éloigne un peu plus des compétences que la
Convention lui octroie. Le risque est un bouleversement de «
l'équilibre entre la Cour et le Comité des Ministres, et
[de] déplace[r] la Cour à tort sur un champ
politique »499, mais également de remettre en cause
l'autonomie des Hautes Parties, bien que le but soit la protection des droits
de l'Homme.
Il est à noter que la Cour de Luxembourg utilise
également une variante des « arrêts-pilote ». Elle a
ainsi constaté en 2005500 « un manquement «
général » aux obligations communautaires d'un État,
desquelles on pouvait inférer une obligation d'adopter des mesures
générales au titre de l'exécution, mais cela sans aucune
conséquence au niveau du jugement de la Cour »501.
Le manquement généralisé est caractérisé par
rapport à la durée du manquement, à son ampleur et
à sa gravité502.
Tant la Cour de Luxembourg que la Cour de Strasbourg
justifient cette nouvelle méthode pour remédier à la
multiplication des recours et à « l'inadaptation de l'approche
classique pour remédier à des défaillances structurelles
»503.
Il est également précisé que la
Convention n'étant pas les compétences des Hautes Parties. La
Cour de Strasbourg a pour unique rôle de contrôler le respect de la
Convention et d'établir la responsabilité des Hautes Parties en
cas de violation. Cependant, la Cour de Strasbourg a élaboré des
obligations dites positives lors de l'affaire linguistique belge de
1968504, obligeant les Etats à agir pour protéger les
droits fondamentaux inscrits dans la Convention. La simple inaction de
l'État ne suffit plus505. Dans ce cadre, serait-il possible
qu'involontairement, la Cour de Strasbourg étende les compétences
de l'Union ?506 L'application de ces obligations à l'Union
semble restreinte. « Au vue de l'article 1er de la CEDH, il
est clair que, généralement, l'absence d'une compétence de
l'UE dans un domaine pour lequel un droit de la CEDH a une
498 supra note 491, LAMBERT ABDELGAWAD, p.701
499 ibid., p.703
500 CJCE, 26 avril 2005, Commission c/ Irlande, aff.
C-494/01, Rec. p. I-3331
501 op.cit. LAMBERT ABDELGAWAD, p.703
502 ibid, p.704
503 ibid.
504 CommissionEDH, arrêt du 23 juillet 1968, affaire
linguistique belge, Série A, n°6, p.32
505 MARGUENAUD, Jean-Pierre, La Cour européenne des
droits de l'Homme, collection connaissance du droit, Dalloz,
3ème édition, 2005, 155p, p.40-41
506 supra note 382, IMBERT, p.17-18
93
pertinence mènera à une absence de
responsabilité au regard de la CEDH »507. Il n'y
aura donc pas d'élargissement des compétences de l'Union par ce
biais, mais vraisemblablement une irrecevabilité de la requête.
Mais, dans le cas d'obligation positive de l'Union dans un domaine de
compétence où elle a déjà pris des dispositions,
elle devra prendre les mesures adéquates pour protéger les droits
des individus.
L'adhésion pourrait ainsi remettre en cause l'autonomie
de l'ordre juridique communautaire puisque l'Union et la Cour de Luxembourg
devraient se conformer à la décision de la Cour de
Strasbourg508. L'article 55 de la Convention prévoit en effet
que la Cour de Strasbourg est seule compétente pour régler les
conflits entre les Hautes Parties. Ces dernières ne peuvent, «
sauf compromis spécial », soumettre un différend
à l'appréciation d'une autre juridiction et se prévaloir
d'autres traités en la matière.
Ceci va à l'encontre des dispositions des
Traités communautaires. En effet, la Cour de Luxembourg doit demeurer,
conformément aux traités, l'interprète en dernier ressort
du droit de l'Union. Elle doit garantir le respect du droit de l'Union et les
Etats membres se sont engagés à ne pas soumettre un
désaccord portant sur l'interprétation des traités
à une autre instance. « En conséquence, le principe
d'autonomie de l'ordre juridique de l'Union exclut que la Cour de justice
puisse être liée par l'interprétation qu'une autre instance
juridictionnelle aura pu faire du droit de l'Union »509.
Mais si l'Union adhère à la Convention qui est soumise à
un tribunal international, la Cour de Luxembourg se devra de respecter
l'interprétation de la Cour de Strasbourg, conformément à
son avis 1/91510.
En outre, la Cour de Luxembourg avait précisé
dans son avis 2/94 que l'autonomie du droit de l'Union devait être
préservé, et notamment celle de la Cour, pour ne pas créer
une hiérarchisation de fait entre les deux Cours européennes.
Pourtant, l'adhésion ne devrait créer qu'une coopération
plus accrue entre les deux Cours et non une hiérarchisation.
Un recours devant la Cour de Strasbourg d'un arrêt de la
Cour de Luxembourg
« n'est pas non plus susceptible d'affaiblir
l'autorité de la Cour de Justice car la soumission au contrôle
d'une instance extérieure exprime une volonté, une ouverture en
faveur du plein respect des droits et libertés
507 supra note 382, IMBERT, p.18
508 CORREARD, Valérie, Constitution européenne
et protection des droits fondamentaux : vers une complexité
annoncée ?, Revue trimestrielle de droits de l'Homme, 2006,
n°2, p501, p.512
509 supra note 352, Assemblée parlementaire du
Conseil de l'Europe, doc.11533, p.31
510 CJCE, Projet d'accord concernant la création de
l'Espace économique européen, 14 décembre 1991, avis 1/91,
Recueil CJCE 1991, p. I-6079, §40
94
garantis. Cela ne peut que renforcer l'autorité et la
crédibilité des
511
institutions communautaires et non les affaiblir
».
De plus, ces décisions ne seraient susceptibles de
recours devant la Cour de Strasbourg qu'en matière de droit de l'Homme.
La Cour de Strasbourg ne contrôlerait alors que le respect de ce droit et
non le droit de l'Union. Cependant, la Cour de Luxembourg prend en compte les
droits fondamentaux économiques de l'Union et pratique une
proportionnalité des actes pris par rapport aux différents droits
reconnus par l'Union. En effet, la Cour de Luxembourg est, conformément
à la lettre du traité, l'unique juridiction compétente
pour assurer, in fine, le respect du droit de l'Union. Elle effectue
la « conjug[aison de] l'interprétation
européenne des dispositions de la Convention européenne des
droits de l'Homme avec la logique communautaire »512. La
Cour de Strasbourg qui n'a pour objectif que de faire respecter les droits de
l'Homme prendra-t-elle en compte cette spécificité communautaire
? « Il est évident que la Cour de Strasbourg ne peut pas ne pas
s'intéresser au droit communautaire dès lors que des droits
fondamentaux sont en cause »513. Ainsi, l'adhésion
à la Convention entraînera automatiquement une soumission de
l'Union à la juridiction de la Cour de Strasbourg et donc une remise
« en cause de l'autonomie de l'ordre juridique communautaire et [du]
monopole de la Cour de justice »514. Pourtant, l'on sait
que la Cour de Strasbourg respecte le droit de l'Union et ses
spécificités, l'affaire concernant des discriminations entre
ressortissants communautaires et extra-communautaires515 le
démontre.
Il n'en demeure pas moins que la Cour de Luxembourg serait le
juge de droit commun de la Convention au sein du système communautaire
et que la Cour de Strasbourg ne serait saisie qu'en dernier recours. Le
Parlement européen a précisé en mai 2010516 que
« le rapport entre les deux juridictions européennes n'est pas
un rapport de hiérarchie mais de spécialisation ; la Cour de
justice de l'Union européenne aura ainsi un statut analogue à
celui qu'ont actuellement les cours suprêmes des Etats membres par
rapport à la Cour européenne des droits de l'Homme
»517. Mais quel est ce rapport actuellement ? A l'heure
où de nombreux auteurs posent
511 supra note 382, IMBERT, p.17
512 GARCIA-JOURDAN, Sophie, L'émergence d'un espace
européen de liberté, de sécurité et de
justice, Bruyant, 2005, 761p, p.75
513 supra note 490, RENUCCI, p.389
514 supra note 444, RENUCCI
515 CEDH, 18 février 1991, Moustaquin c/ Belgique,
série A n°193 ; CEDH, 7 aout 1996, C c/ Belgique,
req.n°21794/93, JCP 1997 I-4000
516 supra note 372, document de séance du
Parlement européen
517 ibid, p.5
la question de savoir si la Cour de Strasbourg ne serait pas
devenue un quatrième degré de juridiction518, il est
d'autant plus difficile de se conforter dans l'idée que la Cour de
Luxembourg ne sera pas hiérarchiquement soumise à la Cour de
Strasbourg.
« L'intervention des deux Cours sur un objet commun
»519 pourra engendrer des différences de
jurisprudence et donc de sentence. La Cour de Luxembourg appliquera la Charte
tandis que la Cour de Strasbourg appliquera la Convention, mais le but de la
saisine de ces deux Cours reste le même. Les justiciables attendent que
le juge constate la violation de la norme de protection des droits fondamentaux
dont il doit assurer le respect. Le risque de forum shopping et de divergence
jurisprudentielle est d'autant plus fort que
« l'acte national peut en effet être
attaqué - simultanément ou successivement - devant la Cour de
justice et la Cour européenne des droits de l'homme. En particulier, un
justiciable procédurier pourra exercer un recours devant les deux juges,
« utilisant le second comme une instance
520
d'appel de la première décision obtenue »
».
Mais la coordination des normes permettra telle la
continuité des deux ordres juridiques. En effet, sans la volonté
des Cours européennes, il est peu probable que les deux normes puissent
coexister convenablement. L'on se tourne alors aux relations existantes entre
la Cour de Strasbourg et la Cour de Luxembourg. En effet, si les deux
juridictions se retrouvent aujourd'hui en concurrence pour la protection des
droits de l'Homme, quelles relations peuvent-elles entretenir ?
95
518 supra note 396 FLAUSS ; De DECAUX,
Emmanuel et De TAVERNIER, Paul
519 supra note 448, LE BOT, p.796-797
520 ibid., p.797
96
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