§ 2. Une clause de « opting-out » efficace
?
Le protocole n°30 exclu l'application de la Charte au
Royaume-Uni et à la Pologne. « C'est une clause dite
« opting-out » assez contestable sur le plan juridique
»312, la Charte étant censée avoir valeur de
traité.
Le Royaume-Uni a souhaité l'insertion de ce protocole
dans le but de protéger son modèle social et de «
rassurer la City londonienne »313.
« L'acharnement du Royaume-Uni à
l'égard des droits sociaux est particulièrement vif et se traduit
en amont par un noyautage du texte, en aval par un corsetage de son
interprétation et au total, par un abandon final et une totale
disgrâce »314. Dès l'élaboration de la
Charte, le Royaume-Uni avait en effet insisté pour que les droits
sociaux adoptés ne soient que de faible portée et que ces droits
soient clairement expliqués pour éviter toute dérive
jurisprudentielle. Ces
307 supra note 306 JACQUE
308 droit à l'environnement (article 37 de la Charte),
accès aux services d'intérêt général (article
36 de la Charte), protection des consommateurs (article 38 de la Charte)
etc.
309 CORREARD, Valérie, Constitution européenne
et protection des droits fondamentaux : vers une complexité
annoncée ?, Revue trimestrielle de droits de l'Homme, 2006,
n°2, p501, p.507
310 L'Union, une communauté de valeurs ?, Revue
Trimestrielle de droit européen, 2008, p.1
311 ANGEL Benjamin, CHALTIEL-TERRAL Florence, Quelle
Europe après le traité de Lisbonne ? Bruyant, LGDJ,
Montchrestien, Lextenso éditions, 2008, 195p, p.138
312 supra note 236, GAUTRON, p.50
313 ZILLER, Jacques, Les nouveaux traités
européens - Lisbonne et après, CLEFS Politique, Lextenso
Editions, Montchrestien, 2008, 159p, p.123
314 supra note 281, KAUFF-GAZIN
56
précautions auront été vaines puisque le
Royaume-Uni demandera, et obtiendra, un statut spécifique pour
l'application de la Charte.
Si le Royaume-Uni avait la volonté de limiter la
portée des droits sociaux en adoptant ce protocole, l'objectif pour la
Pologne est tout autre. En effet, la Pologne voulait s'assurer que «
la Charte ne porte atteinte en aucune manière au droit des Etats
membres de légiférer dans le domaine de la moralité
publique, du droit de la famille ainsi que de la protection de la
dignité humaine et du respect de l'intégrité humaine
physique et morale »315. La Pologne désirait ainsi
protéger sa conception de la famille. « A vrai dire, on voit
mal comment le protocole pouvait répondre aux préoccupations
polonaises puisque celles-ci portent sur des aspects du droit de la famille qui
sont déjà largement couvertes par la Convention européenne
des droits de l'homme à laquelle la Pologne est partie
»316.
Les déclarations de la Pologne et du Royaume-Uni
conduisent à ce que la Charte ne leurs soit pas appliquée.
« En réalité elle doit s'imposer aux
institutions européennes. « C'est plus symbolique qu'autre
chose », affirme un diplomate. Ce qui est loin d'être certain.
En effet, dès lors que la charte a une valeur juridique contraignante
pour les institutions, la Cour de justice devient officiellement
compétente pour en garantir l'application »317.
Ainsi, pour le Royaume-Uni et la Pologne, « ni la
Cour de justice ni une juridiction de l'un des ces Etats ne peut constater
l'incompatibilité d'une règle de l'un de ces Etats avec la
Charte, laquelle, par ailleurs, ne crée aucun « droit
justiciable » applicable à l'un de ces Etats
»318.
Les critiques sur ce protocole sont nombreuses. En effet,
« il suffit de lire le protocole (avec soin et sans rire) pour voir
qu'il n'a guère de sens »319. En effet,
l'applicabilité d'une telle immunité semble difficilement
envisageable.
La Charte sera cependant applicable à ces deux pays si
elle protège les mêmes droits que la législation nationale.
En outre, l'apport de ce protocole est d'autant plus incertain que les deux
Etats reconnaissent que la Charte ne fait que reprendre des droits
déjà reconnus et protégés. Bien que la Charte ne
puisse s'appliquer à ces deux Etats, la Convention et les principes
généraux du
315 déclaration n°61 au Traité de la
République de Pologne sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne
316 supra note 306, JACQUE
317 supra note 311, ANGEL et CHALTIEL-TERRAL, p.137
318 supra note 230, FALLON et SIMON, p.248
319 supra note 313, ZILLER,p.123
57
droit eux sont applicables. La référence aux
principes généraux affaiblit donc la portée du
protocole320. « Comment justifier un opting out sur une
partie de l'acquis alors que le même préambule confirme par
ailleurs le respect de cet acquis par le Royaume-Uni et la Pologne ?
»321. Les Etats sont donc déjà liés
à ces droits par d'autres instruments de protection des droits de
l'Homme que la Charte, tels la Convention ou les principes
généraux du droit. Le juge aura alors la délicate mission
de définir si oui ou non ces droits sont similaires.
« En ce qui concerne le contrôle
juridictionnel, le protocole prévoit certes que la Charte n'en
étend pas le champ de ce contrôle, mais elle ne le restreint pas
non plus. Il en résulte que le contrôle de la cour et des
juridictions nationales
322
continuera à s'exercer de la même manière
qu'auparavant ».
Premièrement, les juridictions des autres Etats
membres, qui appliquent la Charte, pourraient être «
amenées à connaître de l'application d'une disposition
émanant de l'un de ces Etats »323 et leurs
appliquer alors la Charte.
En outre, dans le cas de la transposition en droit interne des
directives, ces dernières devant respecter la Charte, l'on peut
être amené à en déduire « qu'il doit en
aller de même pour leur mise en oeuvre »324 et que
la Cour de Luxembourg appliquera alors la Charte à tous les Etats
membres si un contrôle devait avoir lieu.
De plus, ces Etats ayant obtenu des dérogations, «
leurs citoyens ne pourront pas bénéficier des mêmes
droits que ceux des autres Etats membres »325. Ceci va
à l'encontre même de l'égalité qui doit exister
entre tous les citoyens mais respecte le principe que les Etats membres
demeurent souverains et qu'ils peuvent refuser de participer à certains
domaines en négociant des dérogations lors des traités.
L'utilité de ce protocole a donc été
remise en cause. En effet, le protocole « n'empêche pas les
avocats de demander l'application des droits codifiés par la Charte,
étant donné qu'ils s'imposent de toute façon au
Royaume-Uni sur la base des dispositions ou décisions de jurisprudence
dont ils proviennent »326.
« tout au plus l'article 2 pourrait avoir pour effet
de rendre inopérante sur le territoire de la Pologne et celui du
Royaume-Uni une interprétation d'un droit consacré par la Charte
qui aurait sa source dans les traditions constitutionnelles
320 BROSSET, E. et al., Le Traité de Lisbonne -
Reconfiguration ou déconstitutionnalisation de l'Union européenne
?, Bruyant, 2009, 352p, p.153
321 ibid., p.156
322 supra note 306, JACQUE
323 supra note 230. FALLON et SIMON, p.248
324 supra note 311, ANGEL et CHALTIEL-TERRAL, p.138
325 supra note 210, AVGERI et MAGNILLAT p.239
326 supra note 313, ZILLER, p.124
58
communes aux Etats membres de l'Union, mais qui
n'existerait justement pas dans l'un de ces pays »327.
De plus, l'article 1§2 du protocole n°30 stipule que
« rien dans le titre IV de la Charte ne crée des droits
justiciables à la Pologne ou au Royaume-Uni, sauf dans la mesure
où la Pologne ou le Royaume-Uni a prévu de tels droits dans sa
législation nationale ». Cette disposition semble aller
à l'encontre de l'article 52§5 de la Charte328 qui
précise que
« les dispositions de la présente Charte qui
contiennent des principes peuvent être mises en oeuvre par des actes
législatifs et exécutifs pris par les institutions, organes et
organismes de l'Union, et par des actes des Etats membres lorsqu'ils mettent en
oeuvre le droit de l'Union, dans l'exercice de leurs compétences
respectives ».
Il est également à noter que le protocole ne
reprend pas la distinction entre les droits et les principes
énoncés dans la Charte. Il semblerait donc qu'aucune des
dispositions du titre IV de la Charte ne soient applicable. Pourtant, ces
droits peuvent être protégés par d'autres instruments,
« il est vraisemblable que le pouvoir de nuisance de
ce Protocole soit plus insidieux, rendant la saisine de la CJCE par voie
préjudicielle par les juridictions nationales britanniques et
polonaises, plus incertaine si celles-ci rencontrent un problème de
compatibilité au regard des droits sociaux fondamentaux d'une mesure
nationale de mise en oeuvre du droit communautaire
»329.
Ce refus du titre IV par la Pologne est d'autant plus
étrange qu'elle avait déclaré
« que, compte tenu de la tradition liée au
mouvement social « Solidarité » et de sa contribution
importante à la lutte en faveur des droits sociaux et du travail, elle
respecte intégralement les droits sociaux et du travail établis
par le droit de l'Union, et en particulier ceux qui sont
réaffirmés au titre IV de la Charte des droits fondamentaux de
l'Union européenne »330.
Bien que les déclarations n'aient pas de valeur
juridique, elle va à l'encontre de l'objectif du protocole. Le Titre IV
de la Charte serait-il alors applicable également à la Pologne,
ou au contraire, la Pologne soulignerait-elle que son droit national
protège suffisamment les droits sociaux ? Les juges auront de nouveau la
délicate mission d'interpréter ces intentions331.
« Il est évident que ce protocole risque de
créer une situation d'insécurité juridique
»332. Certains auteurs indiquent que le protocole
priverait la Commission de pouvoir saisir la Cour de Luxembourg pour manquement
de ces Etats aux dispositions de la Charte. En outre, les juges nationaux de
ces Etats ne pourraient saisir la Cour de Luxembourg d'une question
préjudicielle
327 supra note 313, ZILLER, p.124
328 supra note 281, KAUFF-GAZIN
329 ibid.
330 déclaration n°62 aux traités «
Déclaration de la République de Pologne relative au protocole sur
l'application de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne
à la Pologne et au Royaume-Uni »
331 op. cit. KAUFF-GAZIN
332 VAN DER JEUGHT, Stefaan, Le Traité de Lisbonne et
la Cour de justice de l'Union européenne, Journal de droit
européen, 1 décembre 2009, n°164, p.297-303, p.301
sur l'interprétation d'une disposition de la Charte,
cette dernière n'étant pas applicable dans les Etats, la
réponse de la Cour de Luxembourg ne pourrait avoir d'effet en droit
interne333.
Pourtant, des auteurs indiquent également que ce
protocole n'a aucune portée juridique, les Etats étant
liés à la protection des droits fondamentaux et à la
Charte par l'article 6§3 TUE.
« Ainsi, sur un sujet aussi essentiel que la
protection des droits fondamentaux, le traité de Lisbonne consacre une
Europe à géométrie variable, où l'étendue de
la protection des droits n'est pas partout identique
»334.
La volonté de l'Union de créer
véritablement espace de liberté, de sécurité et de
justice serait rendue plus vraisemblable par l'adhésion de l'Union
à la Convention qui permettrait de combler les lacunes communautaires de
protection des droits de l'Homme, notamment vis-à-vis de la
procédure juridictionnelle. « Dans une optique de clarté
et de sécurité juridique, l'adhésion de l'UE à la
CEDH complèterait logiquement et utilement les dispositions contenues
dans la Charte »335. En outre, le fait que la Cour de
Strasbourg voit se multiplier les plaintes contre le droit de l'Union montre
qu'il y a une véritable attente des citoyens.
Il faut assurer la sécurité juridique au sein du
continent européen. « L'Europe doit se doter d'une juridiction
homogène en matière de droits de l'homme
»336. L'adhésion de l'Union à la Convention
semble alors être le meilleur moyen d'y parvenir.
59
333 supra note 332 VAN DER JEUGHT
334 supra note 257, BERTONCINI et al, p.128
335 supra note 243, KRUGER et POLAKIEWICZ, p.4
336 ibid., p.6
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