II) La pratique de l'interprétation biaisée
des conditions d'éligibilité
Cette pratique vise à faire dire au texte
constitutionnel ce que l'on souhaite qu'il dise, sans s'attacher à le
lire au regard de l'objectif attribué à telle ou telle
disposition. Cette pratique constitue donc une violation de l'esprit de la
Constitution, lorsque la lettre de celle-ci permet que soit entretenue une
certaine ambiguïté sur le contenu de l'énoncé
normatif. En réalité, l'interprétation juridique de la
norme ne vise ici qu'à servir un intérêt personnel, encore
une fois, et est donc, de ce fait, non conforme aux principes
démocratiques.
On connaît en Afrique de nombreux cas
d'interprétation du texte constitutionnel déviante de l'esprit de
la norme suprême. À titre d'exemple, au Sénégal, on
a pu suspecter à deux reprises l'ancien président Abdoulaye Wade
d'avoir eu recours à cette pratique.
En effet, tout d'abord en 2001, à l'occasion de la
réforme constitutionnelle donnant naissance à la Constitution du
22 janvier 2001, le président Wade, qui se trouvait en présence
d'un Parlement hostile, ne pouvait avoir recours à la procédure
normale de révision constitutionnelle prévue à l'article
89 de la Constitution du 7 mars 1963, puisque celle-ci impliquait l'adoption du
texte par le vote des députés. Ce dernier eut donc recours
à l'utilisation de l'article 46 de la Constitution afin de
réviser celle-ci par voie référendaire. Le texte en
question permettait au président de la République, sur
proposition du Premier ministre, de soumettre au référendum
« tout projet de loi », une disposition qui n'était
pas contenue dans le chapitre sur la révision constitutionnelle et
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qui, de l'avis de nombreux spécialistes, ne visait en
réalité que la loi ordinaire101. Une
interprétation très extensive de l'article 46 a donc servi la
volonté présidentielle de réformation du droit.
Par la suite, récemment, à l'approche des
élections présidentielles de février 2012, le
président sénégalais sortant a fait connaître son
intention de briguer un troisième mandat, alors même que la
Constitution du 22 janvier 2001 limite, à son article 27, la
possibilité de réélection à une seule. Le
président Wade a alors fait valoir le fait que l'article posant la
restriction n'ayant été ajouté au texte constitutionnel
qu'en 2008, celui-ci ne s'appliquait pas à son premier mandat, qui
allait de 2000 à 2007. Une telle interprétation est
éloignée de l'esprit de la révision constitutionnelle, qui
consistait à limiter l'exercice du pouvoir dans le temps ;
néanmoins, elle pouvait trouver une justification juridique. Il s'agit
là du point essentiel qui fait que ces interprétations
biaisées sont difficilement combattues, puisqu'elles trouvent, en effet,
toujours une justification juridique minimale.
Il semblerait que les pratiques d'instrumentalisation dont
souffrent les Constitutions africaines reposent sur la négation du
« principe de la généralité et de
l'impersonnalité de la règle de droit102 ».
On peut penser que si de telles manipulations du texte constitutionnel sont
possibles, c'est parce que le système institutionnel et normatif le
permet. Il faut donc rechercher, au sein du constitutionnalisme africain, les
éléments favorisant l'instrumentalisation de la norme
constitutionnelle.
101 Voir Ismaïla Madior Fall, Évolution
constitutionnelle du Sénégal, de la veille de
l'indépendance aux élections de 2007, Dakar, CREDILA-CREPOS,
2009, p. 96.
102 Karim Dosso, « Les pratiques constitutionnelles dans
les pays d'Afrique noire francophone : cohérences et incohérences
», art. cité, p. 29.
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