Section 2 : Typologie de la pratique de
l'instrumentalisation dans le néo-constitutionnalisme africain
Contrairement à la période antérieure,
à propos de laquelle Albert Bourgi dira que « très vite,
les Constitutions furent mises en sommeil, quand les gouvernants civils
n'étaient pas tout simplement renversés par des coups
d'États. Le parti unique s'est finalement imposé
partout93... », la période
postérieure à la chute du parti unique réactiva le
dynamisme du constitutionnalisme africain. Les Constitutions devinrent plus
complètes et eurent vocation à être appliquées
pleinement. En réalité, ce fut le début d'une nouvelle
ère d'instrumentalisation de la Constitution. La donne ayant alors
changé, il n'était plus possible aux chefs d'État
africains désireux de violer les règles constitutionnelles de le
faire ostensiblement. La pratique de l'instrumentalisation, dans le
néo-constitutionalisme africain, prend essentiellement deux formes qu'il
faut décrire : la pratique des révisions constitutionnelles
antidémocratique (I), et la pratique de l'interprétation
biaisée de la norme constitutionnelle (II). L'usage de telles pratiques
se fait sous l'habit de la légalité, et les normes juridiques
sont mises à la disposition d'intérêts personnels. Selon
Karim Dosso, « Cette ingénierie constitutionnelle,
d'après l'expression à la mode, est en réalité au
service de la conservation et de la pérennisation du
pouvoir94 ». On peut donc dire que c'est le système
institutionnel actuel qui donne les moyens aux dirigeants de se maintenir au
pouvoir contre l'intérêt de leur peuple. L'instrumentalisation des
conditions d'éligibilité devient un formidable outil dans cette
entreprise.
93 Albert Bourgi, « Lecture et relecture de la
Constitution de la Ve République », colloque du
40e anniversaire de la Constitution
française, 7-8-9 octobre 1998, p. 2. Cité par Karim Dosso, «
Les pratiques constitutionnelles dans les pays d'Afrique noire francophone :
cohérences et incohérences », art. cité, p. 2.
94 Karim Dosso, « Les pratiques
constitutionnelles dans les pays d'Afrique noire francophone :
cohérences et incohérences », art. cité, p. 23.
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I) La pratique des révisions constitutionnelles
antidémocratiques
Comme l'écrit justement Karim Dosso, ce n'est pas la
question de la révision constitutionnelle qui pose problème en
elle-même. En effet, « il ne s'agit pas ici de revenir sur la
possibilité et la nécessité de réviser la
Constitution95 » ; « ce qui est utile à la
réflexion et qui accrédite l'idée de la manipulation ou de
l'instrumentalisation constitutionnelle, c'est l'enjeu et l'objet qui sous-tend
ces révisions96 ». Ce que l'on qualifiera donc de
révisions constitutionnelles, ce sont toutes ces révisions qui
ont un « enjeu et objet » antidémocratiques. Est
antidémocratique tout ce qui vise à usurper le pouvoir du peuple
au profit d'un groupe ou d'un individu. C'est donc la finalité de la
révision qui, lorsqu'elle viole l'esprit du texte, va conférer
à celle-ci son caractère antidémocratique. La pratique
d'instrumentalisation constitutionnelle par le biais de la révision
antidémocratique de la Constitution prend essentiellement deux formes,
mais n'a qu'une et même finalité : le maintien au pouvoir et la
confiscation de celui-ci au peuple.
La première forme est celle qui opère une
révision de la Constitution avec le dessein de contourner une
restriction du maintien au pouvoir. Il peut s'agir de supprimer la clause
limitative de mandat ou une condition d'éligibilité
empêchant la nouvelle candidature. Ainsi, en 2008, au Cameroun, le
président Paul Biya a fait supprimer la clause limitative de mandat.
Parfois, la volonté de contourner une restriction à
l'éligibilité va tellement loin qu'elle conduit à
réformer le texte constitutionnel complètement. Ce fut le cas
notamment au Niger, lorsque le président Tandja, soumis à une
clause de limitation de mandat ne pouvant être modifiée du fait de
son caractère de supra-constitutionnalité97, dut, pour
se représenter, faire disparaître complètement la
Constitution au profit d'une nouvelle. À Madagascar, on a connu
également la situation de remplacement d'une Constitution par une autre.
Le président actuel, qui est arrivé au pouvoir dans des
conditions extraconstitutionnelles, ne remplissait pas la condition d'âge
prévue par la Constitution du 19 août 1992, en vigueur au moment
de son arrivée. Cette dernière fut remplacée par la
Constitution de la IVe République98 qui, elle,
abaissa
95 Ibid., p. 23.
96 Ibid., p. 23.
97 La supraconstitutionnalité concerne des
dispositions constitutionnelles qui, d'après le texte de la Constitution
lui-même, ne sont pas susceptibles d'être modifiées. Elles
apparaissent donc, de ce fait, comme étant supérieures aux autres
dispositions.
98 Constitution du 11 décembre 2010.
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l'âge minimum pour occuper la fonction suprême,
régularisant ainsi la situation du chef de l'État
déjà en place99.
La seconde forme d'instrumentalisation par la pratique de la
révision vise cette fois, au contraire, à l'ajout de
restrictions, mais à l'encontre des opposants sérieux au pouvoir
en place, afin de leur fermer l'accès à la candidature
présidentielle. L'ajout de telles restrictions se fait par plusieurs
biais, soit par l'introduction directe de celle-ci dans le texte
constitutionnel, comme cela fut le cas, par exemple, à l'article 35 de
la Constitution ivoirienne. En effet, il est largement admis que la
particulière sévérité de l'article 35 de la
Constitution ivoirienne du 23 juillet 2000, quant à la condition de
nationalité100, venait précisément de la
volonté d'exclure une potentielle candidature de l'actuel
président ivoirien, Alassane Ouattara, dont on savait que l'un des
parents n'était pas ivoirien d'origine. Néanmoins, on a pu
constater également la limitation de l'accès à la
compétition présidentielle pour les opposants, par le biais de
l'ajout de restrictions à l'éligibilité, non pas
directement dans le texte constitutionnel, mais par le biais, par exemple, de
la loi organique, censée normalement seulement préciser le texte
constitutionnel. On constate un empiétement réel de certaines
lois, organiques ou ordinaires, sur le domaine de compétence de la
Constitution. Ainsi, au Togo, en 2002, le pouvoir est venu introduire, par le
biais du code électoral, une nouvelle condition
d'éligibilité à l'élection présidentielle :
il s'agissait d'une obligation de résidence de douze mois sur le
territoire de l'État. À l'époque, l'opposition a
condamné ce qu'elle a jugé comme un moyen d'exclure le candidat
d'opposition Gilchrist Olympio de la compétition politique pour les
élections présidentielles de juin 2003. Le problème qui se
pose en l'espèce est un problème de hiérarchie des normes.
En effet, celle-ci implique que les lois organiques et lois ordinaires se
conforment à la Constitution et ne se prononcent, dans les domaines
régis par la Constitution, que pour l'apport de précisions quant
aux dispositions du texte suprême. Or, en l'espèce, il s'agissait
bien de créer de toutes pièces une condition
d'éligibilité que la Constitution ne prévoyait pas. Les
autorités togolaises ont d'ailleurs, quelque mois après,
modifié la Constitution dans le sens de l'introduction de la nouvelle
condition de résidence, ce qui sonne comme une tentative de
régularisation d'une situation juridiquement contestable.
99 L'article 46 de la Constitution du 19 août
1992 imposait que les candidats à la présidence soient
âgés d'au moins quarante ans, la nouvelle constitution quant
à elle dispose également dans un article 46 que tous candidats
à la présidence doivent avoir au moins trente-cinq ans.
100 L'alinéa 3 de l'article 35 impose que le candidat
soit « ivoirien d'origine, né de père et de mère
eux-mêmes Ivoiriens d'origine ».
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On constate donc que la pratique de l'instrumentalisation de
la révision constitutionnelle oscille entre affaiblissement et
renforcement des mesures conditionnant l'accès à la candidature
au poste présidentiel, et cela en fonction des individus qu'elles sont
susceptibles de viser. Il y a donc bien là un usage à titre
personnel du fait juridique incompatible avec la notion d'État de droit.
De plus, on constate qu'en dépit de l'usage de la révision de la
norme à des fins d'instrumentalisation de celle-ci, il est
fréquent, en Afrique, de rencontrer également des
détournements de l'esprit du texte constitutionnel, fondés sur
une interprétation biaisée de celui-ci.
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