PARTIE II : Des conditions d'éligibilité
limitées dans leur
mission par le problème de leur
instrumentalisation
L'exposé du droit positif en matière de
condition d'éligibilité, même s'il permet de comprendre les
raisons du choix pour telle ou telle condition d'éligibilité, ne
permet pas toujours de démontrer l'impact des conditions
d'éligibilité sur le constitutionnalisme des États. Si
l'on perçoit le caractère décisif de l'élection
présidentielle et du choix qu'elle va porter pour la nation, on a plus
de mal à percevoir quels impacts les conditions
d'éligibilité peuvent avoir sur le caractère
démocratique de l'État. C'est la recherche des limites à
l'expression de ce rôle démocratique qui permettra d'en
dégager toute l'essence. La limite la plus importante constatée
dans le constitutionnalisme africain est l'instrumentalisation.
L'instrumentalisation des conditions d'éligibilité se
définit comme étant l'utilisation de celles-ci dans un but
anormal ; ce but est inconstitutionnel et relève très souvent des
intérêts personnels des individus la mettant en jeu.
L'étude de ce phénomène sur le long terme permettra d'en
connaître les mécanismes et donc de lutter contre son
développement. Il faut d'abord préciser que les conditions
d'éligibilité du président de la République
n'étaient pas absentes des Constitutions sous le monopartisme, bien
qu'alors les élections se déroulassent à l'époque
sans choix pour les électeurs, qui ne se voyaient souvent
présenter qu'un seul candidat. Les conditions
d'éligibilité, dans ces Constitutions, faisaient l'objet d'un
détournement dans le but de fermer l'accès à la
compétition politique, là où normalement elles ne sont
censées que l'encadrer. Après la vague de démocratisation,
l'instrumentalisation des conditions d'éligibilité est devenue
moins radicale pour la compétition politique, mais n'a pas disparu. Il
est donc important de faire une étude portant sur les formes anciennes,
du temps du monopartisme, et les formes nouvelles de la pratique de
l'instrumentalisation des conditions d'éligibilité (Chapitre 1).
Une telle étude ne peut être efficace que si elle est
complétée d'une étude sur les éléments du
constitutionnalisme favorisant la pratique de l'instrumentalisation. Il s'agit
des failles du constitutionnalisme africain (Chapitre 2).
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Chapitre 1 : Les formes anciennes et nouvelles de
l'instrumentalisation des conditions
d'éligibilité
On va observer que les conditions d'éligibilité
peuvent avoir des incidences sur les institutions et la nature du régime
; lorsqu'on en fait un mauvais usage, elles peuvent servir à asseoir un
régime non démocratique. Pour ce faire, nous prendrons le cas des
conditions d'éligibilité sous le monopartisme, sous lequel les
conditions d'éligibilité ont été
détournées de leur objectif originel (Section 1). Aujourd'hui, la
technique de l'instrumentalisation existe toujours. Cependant, celle-ci a pris
une nouvelle forme, plus subtile, c'est ce que Karim Dosso appelle «
l'instrumentalisation de l'argument juridique79 ».
Cela résulte du fait que « certains gouvernants ont en effet
réalisé le profit qu'ils pouvaient tirer de la
légalité. Ils ne s'en privent d'ailleurs pas. Finies les
manipulations inélégantes de la Constitution. La stratégie
est plus ingénieuse car résultant de l'utilisation du texte
constitutionnel80 ». Cette nouvelle forme
d'instrumentalisation épouse le manteau de la légalité
afin de mieux détourner les conditions d'éligibilité de
leur but légal. Cette pratique sera qualifiée de fraude à
la Constitution, il faudra alors en identifier le concept (Section 2).
Section 1 : L'exemple de l'instrumentalisation des
conditions d'éligibilité sous le monopartisme
Après les indépendances et l'accès
à la souveraineté internationale pour les États africains,
ceux-ci ont connu de très rapides passages vers le monopartisme de fait
ou de droit. El Hadj Omar Diop a dit à ce sujet que « la
consolidation de l'État nécessite un parti unique qui mobilise
tous les citoyens et concentre l'essentiel des pouvoirs81
». C'est du moins les motifs invoqués à l'époque, le
parti unique étant présenté comme l'outil indispensable
à l'unité nationale, à la construction de l'État et
à la lutte contre le tribalisme. Il exista deux formes de monopartisme,
un de droit et un de fait. Le monopartisme de droit introduit le parti unique
au coeur des institutions de l'État : en
79 Karim Dosso, « Les pratiques
constitutionnelles dans les pays d'Afrique noire francophone :
cohérences et incohérences », Revue française de
droit constitutionnel, n° 90, 2012, p. 23.
80 Ibid., p. 23.
81 El Hadj Omar Diop, Partis politiques et
processus de transition démocratique en Afrique noire, Paris,
Publibook, 2006, p. 30.
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réalité, le parti unique devient l'État.
Puis il y a le monopartisme de fait, dans lequel, bien que la Constitution
institue un multipartisme, les autorités en place prennent dans les
faits, des dispositions légales d'interdiction de tout parti autre que
le parti unique82. Au coeur de ces différents
systèmes, les conditions d'éligibilité vont avoir des
spécificités différentes, quasi inopérantes dans un
cas et instrumentalisées dans un autre.
De ce fait, il sera intéressant d'analyser la place
laissée aux conditions d'éligibilité dans les
régimes de parti unique lorsque le monopartisme est de fait (I), mais
également lorsque celui-ci est de droit (II).
I) Détournement des conditions
d'éligibilité sous le monopartisme de fait
Le monopartisme de fait a cette particularité
d'opérer une forte distorsion entre le texte fondamental qu'est la
Constitution et la réalité du régime. En effet, dans les
États où le monopartisme n'est pas institutionnalisé, la
Constitution prévoit et exalte même le droit pour les citoyens de
s'organiser en partis politiques et, à travers ceux-ci, de participer
à la compétition électorale. Pour illustrer ce
phénomène de monopartisme particulier, nous prendrons un exemple
très éloquent : l'exemple sénégalais.
Le Sénégal n'a pas connu d'élections
multipartites de 1960 à 1978. Durant cette période, se sont
succédé deux Constitutions, la Constitution du 26 août 1960
et la Constitution du 7 mars 196383. La Constitution de 1963
s'inscrit dans la continuité de la précédente et inscrit,
comme la première, à l'article 3 l'idée que « les
partis politiques concourent à l'expression du suffrage » et
« cet article sera la base juridique de toutes les revendications
d'instauration du pluralisme politique84 ».
Néanmoins, l'article ajoute également à son dernier
alinéa que « les conditions dans lesquelles les partis
politiques sont formés, exercent et cessent leurs activités, sont
déterminées par la loi ». Cette disposition laissait
donc aisément la possibilité au pouvoir de reconnaître ou
non la liberté d'exercice aux différents partis existants, sans
toucher au texte fondamental. Les articles 23 et 24 de la Constitution de 1963
déterminaient les conditions d'éligibilité du
président de la République. L'article 23 ne soulève pas de
problème particulier85 en
82 Ibid., p. 31.
83 Il s'agit de Constitutions anciennes, la
dernière en date est celle du 22 janvier 2001.
84 Ismaïla Madior Fall, Évolution
constitutionnelle du Sénégal, de la veille de
l'indépendance aux élections de 2007, Dakar, CREDILA-CREPOS,
2009, p. 29.
85 Article 23 : « Tout candidat à la
présidence de la République doit être exclusivement de
nationalité sénégalaise, jouir de ses droits civils et
politiques et être âgé de trente-cinq ans au moins
».
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la matière, mais c'est l'article 2486 qui,
parce qu'il dispose qu'« Aucune candidature n'est recevable si elle
n'est pas présentée par un parti politique légalement
constitué ou si elle n'est pas accompagnée de la signature de
cinquante électeurs dont dix députés au
moins87 », pose problème. En effet, dans un premier
temps, la référence à la présentation par un parti
politique ne suffit pas à garantir le caractère pluraliste de la
compétition politique, puisque le code électoral
prévoyait, durant la période, l'autorisation d'un seul parti
politique, le parti de l'Union progressiste sénégalaise de
Léopold Sédar Senghor88. Dans un second temps,
l'option du parrainage de la candidature par cinquante électeurs fermait
également la porte à toute autre candidature, puisque le texte
impose que parmi eux il y ait dix députés. En effet, «
le parrainage de 10 députés revient à exiger la
même condition que la présentation par un parti légalement
constitué, puisque L.88 du Code électoral, modifié sur ce
point par la loi n° 77-57 du 27 mai 1977, dispose que les
députés à l'Assemblée nationale sont élus au
scrutin de liste proportionnelle à un tour sur une liste nationale
déposée par les partis légalement
constitués89 ». En l'occurrence, un seul parti
pouvait présenter des candidats à la députation.
On constate donc que sous le monopartisme de fait, la
particularité des conditions d'éligibilité, c'est cette
instrumentalisation qui en est faite. En effet, il s'agit de cette
capacité pour le pouvoir d'utiliser comme outil ces conditions
d'éligibilité afin qu'elles permettent de fermer l'accès
à la compétition politique et, avec lui, le choix des
électeurs. Dans ce cas précis, conditionner la candidature
indépendante au recueil de signatures de députés va
conduire à couper de leur essence même les conditions
d'éligibilité, lesquelles consistent à permettre
d'encadrer le choix des électeurs et à le mettre en
conformité avec les exigences démocratiques posées par la
Constitution.
Plusieurs régimes ont connu le monopartisme de fait
avant de se tourner vers l'institutionnalisation du régime du parti
unique, une affirmation institutionnelle qui a le mérite d'être
plus honnête quant à la nature du régime.
86 Il s'agit de l'article 24, antérieur
à la réforme constitutionnelle de la loi n° 76-01 du 19 mars
1976, permettant une première ouverture démocratique en
autorisant trois partis politiques représentant trois courants de
pensée.
87 La réforme constitutionnelle de la loi
n° 67-32 du 20 juin 1967 était venue ajouter la possibilité
de la présentation par un parti politique.
88 Le Parti du regroupement africain (PRA) fut
autorisé pendant une courte période, mais fusionna rapidement
avec l'UPS. Voir La Documentation Française, Les Constitutions
africaines, publiées en langues française, t. 2, Bruxelles,
Bruylant, 1998, p. 313.
89 Ismaïla Madior Fall, Textes
constitutionnels du Sénégal, du 24 janvier 1959 au 15 mai
2007, Dakar, CREDILA-CREPOS, 2007, p. 90.
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