B - L'illustration des limites à la
liberté de circulation économique sous le prisme de la
qualité des personnes
Notre objectif n'est pas d'établir un recueil des
jurisprudences mais de donner quelques illustrations de limites à la
liberté de circulation économique des personnes justifiées
par la protection de la santé. Nous verrons ainsi que ces limites
peuvent être fondées sur les compétences des personnes
(1) mais aussi sur la nécessité de leur
indépendance (2).
1 - La mise en cause de la compétence des
personnes comme limite à leur liberté de circulation
économique
Nous donnerons ici deux illustrations de justifications
d'atteintes aux libertés économiques de circulation se fondant
sur la compétence des personnes et la protection de la santé. La
première illustration fera prévaloir la protection de la
santé et la seconde, sans écarter la protection de la
santé, fera prévaloir la liberté
d'établissement.
Ophtalmologues et opticiens. Dans un
arrêt du 1er février 2001158, la Cour de
Justice a considéré que la législation belge qui
interdisait aux opticiens (qui ne sont pas des médecins) de
procéder à certains examens optiques sur leurs « patients
» car ils étaient réservés aux seuls ophtalmologues
était un moyen propre à garantir la réalisation d'un
niveau élevé de protection de la santé non contraire au
droit d'établissement.
La Cour précisera en outre que le simple fait qu'un
Etat membre impose en l'espèce des règles moins strictes que la
Belgique ne permet pas de considérer la législation belge comme
disproportionnée dans la mesure où chaque Etat évalue
« les risques pour la santé publique qui pourraient résulter
de l'octroi aux opticiens de l'autorisation de procéder à
certains examens de la vue. »
Ainsi, non seulement la protection de la santé est
justification effective de limitation de la liberté d'entreprendre dans
le cadre de la liberté d'établissement mais en plus, chaque Etat
définit la notion de risque pour la santé publique.
Concours d'entrée à l'Ecole Nationale de
la Santé Publique. Bien que rendue en matière de
liberté de circulation des travailleurs, une décision de la Cour
de Justice mérite ici d'être
158 CJCE, 1er février 2001, Mac Quen E.A., aff.
C-108/96
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évoquée quant aux limites fondées sur la
compétence des personnes qui peuvent ou non être opposées
à la liberté de circulation.159
En l'espèce, une ressortissante portugaise a
reçu en 1983 le titre d'administrateur hospitalier de l'École
nationale de la santé publique de Lisbonne et, invoquant le droit
communautaire sur la reconnaissance des diplômes, a demandé en
1993 son intégration dans le corps des directeurs d'hôpitaux de la
fonction publique française. Or en France, pour pouvoir exercer les
fonctions de directeurs d'hôpital, il faut être
diplômé de l'Ecole Nationale de Santé Publique (ENSP) dont
les modalités d'admission sont conditionnées par la
réussite d'un concours d'entrée. Sa demande d'intégration
a ainsi été rejetée par les autorités
françaises. Ladite ressortissante a de ce fait saisi les juridictions
administratives françaises qui ont saisi la CJ de questions
préjudicielles.
La CJ va en l'espèce considérer que le titre
délivré en fin de formation par l'ENSP est un «
diplôme » au sens des dispositions communautaires de reconnaissance
des titres de formation. La Cour va considérer ensuite que si
l'obligation de réussir un concours pour accéder à un
emploi dans la fonction publique ne peut être qualifiée d'entrave
à la libre circulation, les modalités du concours d'admission
à l'ENSP ne permettent pas de tenir compte des qualifications
spécifiques en matière de gestion hospitalière. Ainsi, la
Cour considérera qu' « imposer ce concours à des
ressortissants d'États membres déjà qualifiés en
matière de gestion hospitalière dans un autre État membre
les prive de la possibilité de faire valoir leurs qualifications
spécifiques dans cette matière et occasionne dès lors pour
eux un désavantage qui est de nature à les dissuader d'exercer
leur droit à la libre circulation. »
Ainsi, puisqu'en l'espèce les diplômes portugais
et français sont considérés comme équivalents, la
subordination de l'intégration en question à la réussite
d'un concours tel que le concours d'admission à l'ENSP est contraire au
droit communautaire.
La cour ne remet pas en cause le système du concours,
qui est propre à s'assurer de recruter des professionnels de la
santé suffisamment compétent et donc de protéger la
santé publique, mais elle invite en pratique les Etats à
prévoir des méthodes de recrutement permettant aux ressortissants
communautaires de faire valoir leurs qualifications professionnelles.
Combinée à la protection de la santé, la
compétence des personnes n'est pas le seul motif de limitations aux
libertés économiques de circulation des personnes.
159 CJCE, 9 septembre 2003, Isabel Burbaud contre
Ministère de l'Emploi et de la Solidarité, aff. C-285/01
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2 - La mise en cause de l'indépendance des
personnes comme limite à leur liberté économique de
circulation
Monopole des pharmaciens. Dans un arrêt
du 19 mai 2009160, la Cour de Justice a considéré que
si la législation allemande qui imposait que les pharmacies soient
exploitées par les seuls pharmaciens est une entrave à la libre
circulation des personnes, elle est justifiée par un motif de protection
de la santé. En effet, les médicaments, du fait de leur
dangerosité, comportent des risques pour la santé publique
justifiant la compétence exclusive des pharmaciens pour en assurer la
délivrance. A ce titre, les Etats membres sont fondés à
prendre des mesures assurant un approvisionnement en médicaments
sûr et de qualité et ainsi à imposer que ces derniers
soient vendus par des personnes « offrant toutes les garanties de
compétence et d'indépendance à l'égard de pressions
mercantilistes ».161 Ainsi la cour a considéré
par exemple que les exploitants non-pharmaciens risquent d'inciter les
pharmaciens « à écouler des médicaments dont le
stockage n'est plus rentable ou (...) procéder à des
réductions de frais de fonctionnement qui sont susceptibles d'affecter
les modalités selon lesquelles les médicaments sont
distribués au détail. »
Ainsi, combinée à la protection de la
santé, l'indépendance des personnes est un critère pouvant
fonder des limitations aux libertés économiques de circulation
des personnes. Les Etats cherchent en effet à prévenir le
comportement contraire à la santé que pourrait avoir certains
professionnels.
Dans le cadre des libertés économiques de
circulation des personnes, notre distinction opérée entre les
biens et les personnes ne permet pas d'aborder l'exhaustivité des
situations dans lesquelles la liberté d'entreprendre est limitée
par la protection de la santé. Toutefois, si l'exhaustivité n'est
pas notre objectif, nous tenions à souligner tout de même que les
limitations à la libre prestation de service ou à la
liberté d'établissement peuvent se fonder sur des motifs ne
touchant pas à la qualité des personnes. C'est ainsi par exemple
qu'a pu être évoqué comme motif de protection de la
santé l'équilibre financier du système de
sécurité
160 CJCE, 19 mai 2009, Apothekerkammer des Saarlandes, aff.
C-171/07 et C-172/07
161 SIBONY A.-L., DEFOSSEZ A., « Marché
intérieur (marchandises, capitaux, établissement, services)
», Revue trimestrielle de droit européen, 15 mars 2010
sociale.162 In fine, même sans toucher
à la qualité de la personne, les limites aux libertés
économiques de circulation touchent directement les personnes dans leurs
déplacements.
En résumé, nous avons voulu montrer dans ce
chapitre que pour limiter la liberté d'entreprendre, la protection de la
santé agit sur la qualité des personnes en leur restreignant
l'accès à une profession ou son exercice. Nous avons ainsi vu que
le statut juridique des personnes, leurs compétences ou encore les
condamnations résultant de leurs comportements sont des variables sur
lesquelles le droit s'appui pour appliquer les restrictions économiques
que nous avons évoqué. De même, lorsque la personne a la
qualité de professionnel de santé, l'encadrement de son
activité, qui est lucrative, sera encore plus contraignant du fait du
lien direct qui est établit entre sa profession et la santé des
individus. Enfin, nous avons aussi remarqué que la qualité
d'étranger d'une personne est une variable justifiant une restriction
à leur liberté économique de circulation au sein de
l'Union européenne. La qualité de la personne était donc
au centre de notre raisonnement.
En outre, il arrive qu'une personne participe à une
activité économique sans en être à l'initiative mais
en étant un acteur central dans cette activité. Nous en dirons
plus dans notre Chapitre 2 qu'il est dorénavant temps d'aborder.
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162 CJCE, 28 avr. 1998, Kohll, aff. C-158/96
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