4.3.4. Technique de brûlis154 :
Le brûlis s'effectue durant la période la plus
sèche de la l'année et de la journée, vers 13 heures, au
moment où souffle un vent sec et où les bois abattus seront les
plus facilement inflammables. Cela permet au feu de ne durer qu'une petite
demi-heure. Traditionnellement, il faut que les champs soient brûler
avant le nouvel an lao. Les brûlis ont donc lieu les 10, 11 et 12 avril
de chaque année.
Les villageois allument de fines tiges de bambous
coupées, longues de 2 à 3 mètres à l'aide d'un
briquet et font démarrer les brûlis aux endroits les plus
exposés aux vents, où il y a de la pente et du bois très
sec. Ils évitent de faire partir les feux sur les herbes afin d'avoir de
grandes flammes que le vent attisera rapidement. La direction des flammes, la
gestion du brûlis est fonction du vent. Le bois très sec, la pente
et le vent créent un impressionnant brasier qui monte très vite
dans le versant.
Les villageois ne peuvent que prévoir les
départs du brûlis et se préparer à
d'éventuels changements de direction du vent en fauchant la
végétation périphérique de l'abattis pour
créer un couloir de sécurité où les flammes ne
pourront brûler quoi que se soit et se propager dans la
végétation voisine. Afin de sécuriser le brûlis, les
hommes sont nombreux (5 à 6 personnes par parcelle), prêts
à éteindre les flammes. Chacun doit être muni d'une
machette pour pouvoir couper des branches susceptibles d'être
brûlées et s'en servir pour éteindre les flammes
indésirables. Ils éloignent tous les produits inflammables qui
peuvent se trouver dans les habitations à proximité des
brûlis. Des étincelles volent très loin emportées
par le vent et peuvent redescendre sur ces produits inflammables. Il n'y a
jamais eu d'incendies accidentels à Bouamphanh car les villageois font
très attention à la sécurité et surtout à ne
pas devoir payer une amende pour avoir incendié des emplacements de
forêts protégées.
Pourtant, en périphérie des brûlis sont
toujours calcinés les alentours des forêts adjacentes. Olivier
Ducourtieux a calculé qu'une bande d'un ou deux mètres sur tout
la périphérie des forêts avoisinantes revenait à
brûler inutilement 1,3 % de la surface cultivée de chaque parcelle
soit pour le village de Bouamphanh : 0,37 ha des 350 ha défrichés
chaque année.
Pour que le brûlis soit réussi, «il faut que
tous les arbres, herbes et graines soient brûlées » afin
d'éviter la repousse des herbes adventices durant les cultures. La
qualité des brûlis se jugera au désherbage. Si beaucoup
d'adventices sont à éliminer, il existe plusieurs raisons qui
peuvent s'associer selon Monsieur Paeng. Le séchage après la
coupe n'a pas duré assez longtemps, les arbres n'ont pas
été correctement enchevêtrés pour bien sécher
puis brûler, les flammes n'ont pas bien brûlé, l'essart
prêt à être cultivé n'était pas assez
«propre », délesté des masses végétales
partiellement brûlées qui favorisent le retour des herbes.
Les femmes et les enfants ne participent pas à ce
travail de brûlis. Monsieur Paeng dit que les villageois ont peurs des
accidents et que pour cette raison, il n'y a que les hommes qui brûlent
les abattis. Les femmes et les enfants restent en arrière pendant les
opérations. Les garçons peuvent seulement se rendre dans
l'abattis une fois les grandes flammes éteintes. Ils aident à
éteindre les dernières braises et ramènent parfois des
animaux morts, étouffés ou calcinés. Leurs grands
frères s'y rendent aussi accompagnés d'un fusil pour chasser les
animaux apeurés.
Si le brûlis est considéré par les
villageois comme le travail le plus dangereux, obligeant à être
154 djoud pa en langue lao.
très attentif, il est aussi le plus attendu par les
villageois, symbolisant par un feu toujours surprenant mais producteur, le
passage de la forêt au champ, de l'anarchie végétale au
terrain clair humanisé, le passage de l'état de nature à
celui de culture. Ne demandant pas d'achat particulier d'outil et relativement
facile et rapide à exécuter, le brûlis est le travail
préféré des villageois. Cependant le brûlis est le
plus dangereux des travaux, celui dont les paysans ont le plus peur.
Le choix des jours du brûlis se font selon divers
facteurs. D'abord, en fonction des voisins akha qui habitent en amont de
Bouamphanh. Pour éviter tout feux accidentels venues des parcelles
brûlées précocement chez les Akha plus en amont, ainsi que
pour éviter toute pollution due aux semences colonisatrices plus
précocement plantées chez les Akha, les villageois de Bouamphanh
choisiront de brûler leur abattis juste après leur voisin.
Ensuite, ils préféreront les jours kaa, Ouaï et
Cut de leur calendrier. Ces jours sont bénéfiques,
recommandés par la tradition (les anciens, le chamane...), pour les
grands et «beaux » brûlis.
Le choix des dates de brûlis se fait aussi selon les
conditions météorologiques du moment. En 1995, la pluie arriva
plus tôt que prévu (avant le 12 avril, premier jour du nouvel an
lao). Personne n'avait alors commencé à brûler et les
cultures furent maigres et de très mauvaises qualités.
Pour que le brûlis n'incendient pas les forêts
voisines, les paysans débardent et défrichent souvent la
périphérie de leur abattis, créant des couloirs coupe-feu
de 10 m de largeur. Ces couloirs ne sont pas toujours mis en place. Si la
végétation voisine est une friche herbeuse, sèche, il
conviendra de faire un couloir. Dans l'autre cas, la végétation
arbustive et verte ne pourra pas être incendiée.
A la fin du brûlis, les jeunes vont éteindre les
derniers feux et tenter de récupérer ou chasser des animaux morts
ou apeurés dans le brûlis.
Après cela, les villageois ne reviennent pas dans les
brûlis durant 2 à 3 jours après leurs extinctions.
Selon eux, ils risqueraient d'avoir de mauvais sorts, comme
des maladies ou de mauvaises récoltes. Le brûlis récent
semble donc symboliser pour eux un lieux où les mauvais sorts pourraient
s'abattre.
Noir, noircissant, asphyxiant, chaud, désertique, le
brûlis paraît être l'incarnation d'un lieu horrible où
tout fut brûler et n'est plus que cendres.
Les paysans interrogés sur les raisons de brûler
les jours conseillés par leur calendrier, y voient un signe du pouvoir
puissant des ancêtres défunts, de leurs consentements à
favoriser les travaux des paysans. Les couleurs du brûlis, la vitesse,
les mouvements, la taille du brûlis, sa dangerosité et sa finition
sans dommage humains sont autant de justifications pour juger d'un bon
brûlis et pour savoir si le village est sous de bons auspices.
4.3.5. L'éclaircissage du brûlis ou le
débardage155 s'effectue 4 ou 5 jours après le
brûlis. Il faut compter un maximum de 15 jours et un minimum de 7 jours.
Les villageois ramènent environ 5 à 7 m cube de bois non consumer
du brûlis au village pour s'en servir au foyer. Ils n'en vendent pas aux
voisins comme peuvent le faire certaines ethnies pour approvisionner les
villes. Les bois non consumés étaient très souvent
isolés dans la parcelle brûlée. Ils n'ont donc
155 haa hay ou huu mai en langue lao.
pas été brûlés totalement. Ce
travail difficile de débardage montre combien il est important de couper
au bon moment pour pouvoir laisser sécher un bon mois avant
l'arrivée de la pluie et ainsi pouvoir brûler correctement.
Un débardage de 15 jours raconte aussi que beaucoup de
bois n'ont pas brûler, preuve qu'il est important de regrouper les arbres
en les faisant tomber les uns sur les autres lors de la coupe afin
d'éviter les espaces et un mauvais brûlis.
Type de brûlis trop rapide qui n'a pas bien consumer
l'abattis.
Monsieur Paeng doit débarder avec 15 à 20
personnes dont toute sa famille pour faire des allers et venues dans le
brûlis. Il n'y a pas de division sexuelle, générationnelle
ou particulière du travail comme on peut retrouver pendant d'autres
travaux. Ils regroupent les bois, en sélectionnent quelques-uns qu'ils
ramèneront et utiliseront au foyer et brûlent par petit tas tout
le reste de végétation (herbes, brindilles, jeunes pousses, gros
bois) restante. Le débardage commence d'abord par les gros bois qui
encombrent le champ et empêchent de débarder les petits bois. Il
leur faut 2 km aller et retour pour ramener les bois à la maison.
Pour le travail d'éclaircissage du champ qui
évoque soit un débardage, soit un sarclage soit les deux
combinés, Monsieur Paeng utilise des machettes à lame droite et
courbées ainsi que des pioches pour ratisser les herbes et plants encore
vivants. Les machettes à lame courbées coûtent aussi entre
10.000 et 20.000 kips, selon les qualités. Ils ne déracinent pas
mais bêchent à 2 ou 3 cm en profondeur. Le sol calciné
s'érode facilement devenant poussière. Les racines permettent de
tenir la terre dans certains versants. Ils ne déracinent donc pas les
racines serpentants en surfaces, mais devront désherber intensivement
lorsque les racines auront redonné des adventices.
Les difficultés de ce travail sont dues à la
sécheresse. La chaleur oblige bien souvent les travailleurs à ne
travailler que le matin et à pêcher, préparer les haies et
cabanes de champs, rester aux travaux du foyer ou se reposer
l'après-midi. Le combat contre la chaleur déséquilibre
celui contre le temps. Un travail qui prenait normalement entre 7 et 15 jours
pleins devient un travail de longue haleine de plus d'une vingtaine de
demi-journées. Le risque est de se
rapprocher trop près de la période des
premières pluies et ainsi de ne pas avoir le temps de sarcler les
dernières herbes, de les faire sécher et des les brûler
avant que les pluies ne ressourcent les adventices qui en quelques jours
redeviennent de véritables prédateurs de cultures. Un sarclage et
un débardage trop lent par la faute de la chaleur peuvent obliger
à un second sarclage après le passage de premières pluies.
Lorsque l'on sait qu'il faut entre 15 et 20 personnes à salariés
10.000 kips la journée par personne, un second salariat ou un travail
solitaire très lent et pénible de sa part deviendraient presque
dramatiques pour ses cultures et la survie de sa famille. C'est pourquoi
Monsieur Paeng a demandé à 4 élèves de venir
l'aider une journée dans son essart. Sa femme a réussi à
persuader les enfants d'aller aider son mari.
Il faut ajouter aussi que les paysans peinent vite sous le
soleil. Ils gardent des gants, des manches longues, des chapeaux et parfois
même des foulards pour ne pas que leur peau brunisse au soleil. La valeur
qu'ils accordent à la peau blanche est plus importante que l'on croit.
Etre brun de peau signifie être un paysan, un pauvre. Les villageois
souhaitent restés blanc de peau et rendent le travail au champ encore
plus pénible qu'il ne l'est déjà. Il faut souffrir pour
être beau. Les femmes et les filles sont les plus attentives à ne
pas brunir. Certains hommes, surtout mariés, ne font plus d'efforts pour
se protéger du soleil, étant conscients qu'il s'agit de beaucoup
d'effort pour quelques futilités esthétiques.
selon le jeune marié, certaines espèces de
bambous et de bois doux, abattus, calcinés en partie puis
débardés des champs sont utilisés pour les cabanes et les
barrières de protections des champs. Si il en reste encore, ils seront
utilisés pour rénover des parties de l'habitation principale ou
seront vendus aux voisins, mais seront très rarement utilisés
pour le feu. La vente des espèces de bois mai craa, mai say, mai
couang deng156 (en langue lao) trouve essentiellement une
clientèle lao venant des villages installés à des
altitudes plus basses. Les prix de ses espèces varient de 2500 à
3000 kips pour 5 mètres cube en moyenne, mais peu atteindre 15.000 kips
pour la même quantité s'il s'agit de bois rares et robustes comme
le mai sao157, utilisés pour les pilotis ou les
poteaux centraux des maisons.
Tous les bois restant après brûlis ne sont pas
débardés. Ils laissent en place les souches enracinées (ne
dessouchent que pour construire des rizières irriguées ou des
bassins piscicoles) et des troncs entiers en travers du versant pour favoriser
la germination et la qualité des plants. Ils plantent à
proximité de ces bois fertiles essentiellement des légumes. Ces
troncs allongés et les souches enracinées permettent aussi un bon
retour des arbrisseaux de jachères.
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