3. Les caractéristiques socio-culturelles du
système agraire : Un village pluriethnique :
3.1. Départs et arrivées, une nouvelle
situation :
Depuis 1995, environ une cinquantaine de nouvelles familles se
sont installées au village et deux familles ont
déménagé en ville. Il y aurait eu avant les
arrivées, approximativement la moitié de la population
actuelle.
Depuis 3 ans il y aurait eu 112 nouvelles personnes au
village.
Les familles emménageant à Bouamphanh arrivent de
Muang Maï, Muang Khoua, Ouai lig, Lat sang, Moc pèc, Hongleug,
Piche Mai et Piche cao...
Le village compte désormais environ 80 % de villageois
de l'ethnie Khamou et 20 % de la population qui appartiennent aux groupes
ethniques Tai deng, Tai dam, Akha, Phounoy et Pala.
Les habitants arrivent pour «développer
Bouamphanh», y cultiver du maïs en essart-jardin et rizière
plane sèche ainsi que du riz de rizière irriguée et en
essart de riz pluvial. « Ce sont les autorités qui les
rassemblent à Bouamphanh pour qu'ils développent ce village
». A l'arrivée
des nouveaux habitants, tout le monde fut, semble t-il
très solidaires. Mais cette donnée est à relativiser car
un certains nombre d'habitants semblent être en relations très
étroites avec les autorités. Ils ne divulgueront donc pas les
défauts des politiques laotiennes. Tout va bien dans le meilleur des
mondes !
3.2. Les villages d'origines :
Hongleuc104 :
4 territoires avoisinent directement Bouamphanh. Il s'agit du
village de Hongleuc, habité par l'ethnie Akha, du village de
Piche-maï habité essentiellement par les Akha, du village de Coc
prao habité par les Khamou et du village de Coc ngniou habité
aussi par les Khamou.
Le village de Hongleuc est à 1h30 de marche depuis
Bouamphanh.
Il est habité par le groupe ethnique Akha. Ils se
dénomment singulièrement << Akkha de Hongleuc ».
Installé juste au-dessous d'une crête arborée d'anciens et
majestueux arbres de 10 à 15 m de hauts, le village est posé sur
une plate forme légèrement creusée, surplombant les champs
en contrebas, d'où le nom de << cuvette ». Le village est
ceinturé par une couronne de 2.000 m2 de forêt
cimetière indéfrichable. Le finage aurait été
définit officiellement depuis 1995, date à laquelle les
villageois ont vu leur surface territoriale se réduire au profit de
l'agrandissement de leur voisin Bouamphanh.
300 familles akha vivent dans des situations précaires
en l'absence de points d'eaux proches (seulement deux points mais se situant
à 15 minutes du centre du village, obligeant à emprunter des
sentiers glissants, raides et sinueux avec les jarres lourdes de l'eau
puisée) et de débits suffisants en eaux (un filet d'eau
permettait aux villageois de se laver après leur journée et une
file d'attente de plusieurs dizaines de personnes venues aussi pour remplir les
jarres), en raison de l'éloignement des champs à plus de 2h du
village, obligeant les hommes à quitter le village et à partir
plusieurs jours aux champs, en raison aussi du manque de sols de qualité
disponibles et du manque d'aide des projets comme celui de Quaker à
Bouamphanh.
Certains villageois sont partis du lieu d'habitation
communautaire pour se rapprocher des terres de meilleures qualités. Ils
vivent désormais seuls du mois d'avril au mois d'octobre, période
des travaux agraires essentiels.
La période du nouvel an lao (12-16 avril à
Bouamphanh), faste pour les fêtes communautaires n'est pas suivie par les
Akha qui fêtent le nouvel an akha en décembre. Leur calendrier
diffère de ceux des Lao et des Khamou qui ont une semaine de 10 jours.
Les Akha ont un cycle de base (semaine) comptant 12 jours, avec des jours
tabous pour certains travaux et certaines nourritures. Ils chôment un
jour sur 12.
Le chef du village touche un salaire mensuel de 18.000 kips
pour le travail accompli dans son village, plus 2.000 kips pour aider à
gérer un autre chef voisin, trop jeune pour s'en sortir seul. Un jeune
professeur de Bouamphanh vient souvent à Hongleuc voir le chef de
Bouamphanh, officieusement pour l'aider à gérer les
problèmes de la communauté et de l'école où vit un
professeur marié mais seul, rencontrant sa femme à la ville de
Khoua tous les 3 mois.
104 << la cuvette » en langue akha.
Moc pèc105 :
Moc Pèc n'est pas un village limitrophe de Bouamphanh
mais il est l'un des villages d'origine de plusieurs villageois ayant
emménagé à Bouamphanh. Un de ces villageois se trouve
d'ailleurs être le chef du village, Monsieur Leng, sa femme et leurs deux
filles. Les deux parents sont nés à Moc pèc, y ont
vécu leur jeunesse, s'y sont mariés et ont
déménagé en 1995. Dans ce village de crêtes, les
souvenirs de leur jeunesse rejaillissent, ceux des amis, des parents à
qui l'ont rend visite avec bonheur mais aussi les souvenirs des parents
absents. Les 125 bombardements américains durant 4 jours de 1974 sur ce
petit village ont laissé des traces dans la mémoire collective.
Le chef avait alors une dizaine d'anneés avant la retraite
américaine, mais ses souvenirs des fuites dans la forêt, des
mobilisations forcées de ses oncles et de son père
séparés dans des camps opposés, resurgissent à Moc
pèc.
Tout comme Bouamphanh mais dans une plus large mesure, Moc
pèc est habité par le groupe ethnique Khamou ou.
Situé à 7 heures de marche au sud de la route qui
relie la ville de Xay à celle de Khoua, il faut compter 9 heures avec
les transports routiers pour se rendre de Bouamphanh à Moc
pèc.
Tous les ans, à la période du 12 au 16 avril des
villageois originaires de Moc pèc y retournent pour
célébrer le nouvel an lao (pimaï), y prier l'esprit
des défunts d'être favorables aux villageois durant la nouvelle
année106 et retrouver leurs anciens voisins et amis pendant
les cérémonies des soukhouane. Cette année
rassembla beaucoup plus de monde que les années
précédentes car vingt statuettes représentant Bouddha
furent amenées au temple de Moc pèc par dix moines venus de
Thaïlande, de Vientiane et de Phongsaly, une occasion particulière
pour ce village isolé.
L'une des filles du chef, âgée de 14 ans, en profita
donc pour accompagner son père pour la première fois dans le
village où elle était née.
Durant ces quelques jours de fêtes, les invitations sont
nombreuses. Toutes les familles décident de rendre un hommage à
leurs parents défunts. Une cérémonie personnelle est
pratiquée. Les familles viennent prier au temple, assis en tailleur
devant le bâtiment, à même le sol, tout en faisant couler
par intermittence quelques filets d'eau à terre. Certaines familles
décident de rendre un hommage plus important que les années
précédentes. Ils rassemblent le plus de monde possible autour de
leurs plats. Les invités doivent ainsi participer aux prix pour abattre
des boeufs, des buffles, poulets et cochons et offrir des biens ou de l'argent
au chef de famille pour qu'il puisse rendre un hommage respectable, luxueux,
à ces parents défunts lors de la cérémonie
collective au temple. Les discours lors des repas sont souvent les mêmes
: << Nous vous demandons pardon pour le peu que nous avons à vous
offrir mais nous sommes heureux107 de vous voir et de partager un
bon moment ensemble108. Nous vous donnons le meilleur de ce que nous
avons, mangez tout... ».
Le choix d'abattre un animal se fait en fonction du prix que les
hôtes et les invités peuvent
105 <<village de la montagne aux pins » en langue
khamou.
106 Cérémonie du tham boun tham tahan.
107 Muan en langue lao.
108 samaki, terme de langue lao qui revient souvent pour
traduire le partage, l'unité, la bonne manière de vivre,
ensemble.
payer, mais aussi en fonction de la fécondité de
l'animal. Un buffle coûte approximativement 24.000.000 de kips et un
boeuf 3.000.000 de kips. Les villageois choisiront donc plutôt un
mâle castré relativement imposant mais laisseront de
côté les jeunes, les femelles fécondes ou les mâles
trop imposants et donc chers.
Abattre un animal n'est pas forcément signe d'un
sacrifice, d'une offrande aux esprits. Si une cérémonie
n'accompagne pas l'abattage, il s'agirait simplement de tuer et consommer
collectivement d'importantes quantités de viandes sur une courte
durée pour des occasions particulières. Durant le reste de
l'année, les villageois de tous les villages des versants de montagnes
ne consomment que très peu de viande. Ils en consomment en contre partie
énormément en une semaine. Les difficultés de manger des
régimes de riz, poissons, légumes laissent la place aux plaisirs
de partager énormément de bonnes viandes durant les occasions
importantes pour les communautés (mariage, construction de nouveaux
foyers, nouvel an, repas de gibiers...).
C'est ainsi que les villageois khamou de Moc pèc et
Bouamphanh ou akha de Hongleuc gardent en vie leurs élevages toute
l'année. Ils ne les tueront que lorsqu'il y aura des occasions
importantes. En attendant les animaux sont libres de parcourir le village et
parfois de s'endormir sur la piste, ce qui créé parfois des
accidents et donc des pertes économiques.
Durant ces quelques jours, le village se métamorphose.
Un jour il est un village paisible couronné par une
végétation arbustive servant de coupe-vent et de cimetière
dans lequel seuls les enfants de moins de 15 ans y sont enterrés et les
plus vieux incinérés et répartis en cendres dans ce
bois-cimetiere. Un autre jour il devient une véritable foire avec un
grand bal le premier soir, des vendeurs venus de villages voisins pour
épuiser leurs produits alimentaires que l'on offre ou consomme, des tirs
aux fusils et aux pistolets pour faire fuir les mauvais esprits des
cérémonies, de la musique et des soukhouane tous les
soirs.
Durant ces rituels villageois, aucune intervention des moines
n'est réalisée. Chacun rend visite à ses voisins ou
anciens voisins, amis et parents et l'on marque ces retrouvailles par des
gestes forts. L'invité offre de l'argent à l'hôte
essentiellement pour les frais du repas puis la famille de l'hôte offre
à son tour des bracelets de coton109 censés
représenter les bonnes auspices offertes par la famille. Ces bonnes
auspices n'entreront effectivement en application lorsque les khene
auront été porté 3 jours. Ainsi, que l'on offre de
l'argent ou que l'on soit amical, on apporte notre contribution heureuse
à cette période et les villageois nous le rendent en nous offrant
des marques d'amitiés pour nous << porter bonheur ». Ces
rituels sont donc des moments de partages, de joie d'être avec les
autres, de dons aux autres, de voeux pour les autres qui pourraient se
résumer par èt boun, mi boun110.
Il est bien évident que durant ces quelques jours,
l'alcool coule à flot et les hommes comme les femmes sont parfois
abusés par l'alcool.
Au premier abord, nous pourrions penser qu'il s'agit d'une
période de relâche pour tout le monde, mais en définitive,
malgré l'apparente dépravation de certains, tout est fait pour
rendre un hommage réussie aux défunts par l'intermédiaire
du temple et d'un circuit fermé d'échanges d'argent et de
biens.
Une grande partie de l'argent que reçoivent les
hôtes lors des repas est investie dans les
109 Khene en langue lao.
110 << fait le bien , ait le bien ».
offrandes honorifiques pour l'hommage aux parents
défunts. L'argent que les petits vendeurs se font dans le village est
souvent offert aux hôtes ou directement au temple pour leurs propres
parents défunts. Ainsi l'aspect de relâche festive est une
occasion importante de revoir les parents et amis encore vivants et de
célébrer ensemble les parents et amis
décédés. Il s'agir du rassemblement des défunts et
des vivants le plus important de l'année.
Selon Monsieur Leng, chef du village de Bouamphanh, il y a 30
ans le territoire de Moc pèc était couvert d'arbres anciens.
Depuis une dizaine d'années la forêt a laissé la place
à une savane ou une forme de maquis. Les propositions des responsables
agroforestiers de Phongsaly les ont incitées à abandonner ces
maquis peu productifs et à s'installer à Bouamphanh pour
<<développer » le nouveau village où des
rizières de vallons étaient disponibles.
A Moc pèc, les paysans plantaient le riz d'essart
à la fin du mois d'avril, bien avant Bouamphanh qui plante au mois de
juin. Le climat des crêtes, fraîchement venté, et un
environnement forestier dense, permettaient de trouver de la fraîcheur et
de l'humidité plus tôt dans l'année. Les montagnards des
versants et de crêtes sont les premiers à commercialiser leur riz
glutineux dans les villes. Ils avaient de l'avance sur la commercialisation des
riz lao de plaines. Aujourd'hui, avec les productions en rizières
irriguées et en essarts, plus intensives que par le passé, le
déménagement vers des territoires plus en aval, anciennement
exploités, plus secs, les villageois khamou n'ont plus le monopole des
ventes de riz durant les mois d'août et septembre. De plus ils ont
imité les techniques agraires lao, devenant dépendants des
engrais, des engins motorisés, des bonnes volontés des
responsables agroforestiers locaux, du marché mondial et régional
écrasé par le yen que les migrants chinois nombreux utilisent.
Les Chinois affluent selon les besoins du marché. Les
migrants chinois sont vendeurs de glaces ambulants rejoignant quotidiennement
à mobylette Phongsaly à Oudom Xay, des hommes d'affaires
emménageant à Oudom Xay pour monter des chambres d'hôtes,
des hôtels, des restaurants ou des transporteurs routiers...
A Bouamphanh comme à Hongleuc, Sin xay et Moc
pèc, le temps de jachère moyen est de 4 à 5 ans. La
parcelle de forêt la plus ancienne atteint seulement 15 ans d'âge,
les surfaces cultivées atteignent plus de la moitié du finage
alors qu'elles devraient officiellement représentées environ 20 %
du finage des territoires et une pression foncière poussent les
villageois défricher les derniers espaces disponibles. Même les
forêts protégées sur les berges des courts d'eaux sont
attaquées par des bûcherons invisibles. Une partie de la
forêt-cimetière avait, elle, été
défriché par Monsieur Paeng à Bouamphanh et dans les
villages visités, les chefs pensaient faire de même.
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