2.3.2. Les conséquences de la loi d'allocation des
terres :
De façon directe ou indirecte, la réforme
foncière a donc eu pour première conséquence
d'accroître la pression foncière dans presque tous les villages,
à la fois pour les terres cultivables, les lieux de pêche ou les
lieux de cueillette.
Des tensions apparaissent donc fréquemment entre les
immigrants venus à l'appel des autorités s'installer dans leur
nouveau village et les premiers occupants de celui-ci. Le cas de Bouamphanh en
est une illustration. Des désaccords sont perceptibles lors des choix
des dates et des lieux des travaux agricoles. La représentation des Lao,
Khamou et autres différents groupes ethniques, considère les
groupes ethniques pauvres (Akha...) comme n'ayant pas beaucoup de
considération pour l'environnement. Eux mêmes tenteraient à
l'inverse de faire respecter des espaces protégés.
Certains Khamou du village de Bouamphanh disent de leurs
voisins qu'ils sont des kroun ki du, des personnes qui n'en font
qu'à leur tête et défrichent où cela les tentent.
Ils ne prennent pas en considération les raisons de ces
défrichements illégaux. Les villageois qui défrichent les
espaces protégés près des cours d'eaux naturels sont des
familles dans le besoin. Elles n'ont bien souvent d'autres choix que de ne pas
respecter les lois.
De plus, ces familles ont eu pour habitude de puiser l'eau en
amont, près de leur foyer. Elles ne se servent pas de l'eau de « La
petite rivière » en aval comme s'en servent les villageois de
Bouamphanh. L'érosion dans la rivière et le débit faible
ne les touchent pas.
Le souci d'un débit d'eau réduit après
défrichage des bassins versants, a débuté récemment
il y a seulement deux ans. Avant, il ne semblait pas créer autant de
tensions entre responsables agroforestiers et villageois et entre
villageois.
Une autre source de tension est la surexploitation des terres
par certains exploitants après l'annonce d'une fin imminente de
l'abattis-brûlis en 2010. Les villageois tentent de maximiser leurs
essarts pour ce que le chef du village et son voisin Monsieur Paeng
considèrent comme la fin de leurs pratiques agricoles.
Des tensions apparaissent aussi entre villages voisins en
raison de l'introduction d'une nouvelle conception de la frontière.
Là où existaient des zones gérées par plusieurs
villages à la fois ne subsistent plus désormais que des espaces
administratifs83 séparés les uns des autres. Avec
l'appropriation exclusive apparaît plus fréquemment des querelles
relatives aux droits de pêches, cueillette et chasse. Des
experts84 pensent que si des terres de gestion pluri-villageoises
82 Suppression des sacrifices animaux, réduction du
pouvoir des chamanes, nouvelles planifications territoriales, nouveaux
aménagements touristiques, routiers...
83 khèt phok khong ban
84 O. Evrard 2004.
étaient légalisées, cela permettrait de
diminuer sensiblement le nombre de querelles frontalières.
Contrairement aux objectifs poursuivis, l'immatriculation
foncière ne semble donc pas avoir réduit le nombre de disputes
foncières. Par contre le temps nécessaire pour résoudre
ces disputes est plus court et le type de disputes évolue : les disputes
relatives aux limites de parcelles ou de finage sont de moins en moins
fréquente mais sont remplacées par des disputes ou des tensions
relatives soit à l'héritage (43 % des disputes concernent le
partage de l'héritage familial) soit à des pollutions
liées à des usages particuliers de parcelles voisines.
Dans la grande majorité des cas, les disputes sont
réglées au village.
Une autre conséquence liée à la
précédente est la réticence des villageois à
participer à l'allocation foncière lorsque ceux-ci ne sont pas
encore concernés par l'allocation des terres. Ils se rendent compte des
difficultés rencontrées par leurs voisins et jugent ainsi leur
système coutumier plus flexible et plus juste.
Les populations allogènes originaires des villages
d'altitude et les familles pauvres originaires des villages d'arrivée
sont les plus désavantagées par l'allocation foncière.
D'abord la mise en oeuvre de la réforme se fait postérieurement
aux zones urbaines dans lesquelles l'adjudication est systématique et
concentrée sur les terrain bâties, contrairement à
l'adjudication sporadique concentrés en zones rurales, sur les terrains
cultivables où les paysans doivent financer la procédure. Les
zones périurbaines où sont installées les populations
issues des minorités ethniques ne peuvent être concernées
par le projet d'immatriculation foncière, les terrains appartenant
souvent à l'Etat85. L'immatriculation foncière rapide
des terres agricoles par l'adjudication sporadique en zones périurbaines
prendrait le risque d'accroître la spéculation foncière et
d'accélérer le rythme de l'urbanisation86.
Ensuite, les villages d'altitude qui n'ont pas encore eu
l'occasion de sécuriser leurs droits fonciers n'ont pu, bien souvent,
garantir leurs droits coutumiers d'occuper leurs parcelles, aucun document
n'ayant été rédigé par le chef du
village87. Les villageois affirmaient faire entièrement
confiance à leur chef pour enregistrer la transaction et servir de
témoin et le droit coutumier n'avait jamais reconnu à un individu
le droit d'aliéner une terre, même si il dispose d'un droit
individualisé d'usage. La formation des chefs aux nouvelles
procédures d'allocation foncière apparaît donc
évidente.
Les procédures d'allocations foncière avantagent
donc les familles originaires des villages d'immigration. Seules 37 % des
maisons enquêtées sont installées depuis trente ans et 25 %
d'entre elles occupent leur parcelle depuis moins de 10 ans.
L'occupation des parcelles, et essentiellement des plus
fertiles, est plus souvent accréditée aux familles
installées depuis longtemps et ne laissent plus de rizières
inondées ou irriguées accessibles aux nouveaux arrivants.
Seules les parcelles éloignées des foyers et peu fertiles
85 MoF 2003 : 49 et 83.
86 L'immatriculation transforme la terre en garantie bancaire et
lorsque le populations ont peu d'expérience de ce type de
procédure, ou bien lorsqu'elles ont besoin d'argent, elles peuvent
être amenées à vendre leur terre sans saisir pleinement les
implications de cet acte. Elles risquent alors de se retrouver dans une
situation plus difficile que par le passé, d'où l'importance de
la vulgarisation mise en place avant l'immatriculation foncière.
87 85 % des parcelles avaient fait l'objet de transactions non
enregistrées et il y avait une moyenne de 2 transactions non
enregistrées par parcelles.
leurs sont accordées.
La réforme foncière a aussi porté
préjudice aux relations entre les sexes, comme se fut le cas pour une
autre « cause nationale » que fut (au passé officiellement)
l'éradication de l'opium. La réforme de l'allocation
foncière établie majoritairement les titres au nom du chef de
famille et la diffusion des nouvelles technologies favorise également
les hommes. L'allocation foncière profite donc à la
perpétuation et le renforcement d'inégalités entre les
sexes très présentes dans l'organisation sociale
coutumière des minorités ethniques.
La perpétuation des systèmes sociaux coutumiers
favorables aux hommes a aussi été stimulé par l'autre
cause nationale qu'est l'éradication de l'opium et qui est lié
entièrement à la disponibilité des terres pour des
cultures « propres », commercialisables sur les marchés
internationaux et qui font désormais partie des finages disponibles pour
l'allocation foncière.
Selon les villageois, le temps de travail occupé à
cultiver l'opium s'est reporter désormais sur les autres
activités de productions et de loisirs (fumer, se rendre visite,
boire...)
Les femmes qui étaient le plus souvent chargées
de s'occuper des cultures d'opium n'ont par contre pas gagné de temps
libres. Elles travaillent toujours autant, mais à d'autres
activités que les hommes ne partagent pas avec elles si ils sont
mariés (lessives, vaisselles, tissage, couture, collectes des pousses de
bambous et des légumes-feuilles...). Elles travaillent plus de temps que
les hommes et ont moins de loisirs qu'eux.
Selon les villageois interrogés, l'opium aurait
été totalement éradiqué du village de Bouamphanh
cette année. Cette plante qui était auparavant très
cultivée dans les villages d'origines et qui permettait de
sécuriser financièrement les périodes de
difficultés alimentaires aurait désormais disparue. Un taux de
forte dépendance (40 à 50 opiomanes avant 2006) aurait
été constaté au village et des médecins Lao de
Muang Khoua accompagnés d'équipes américaines seraient
venues apporter des aides aux opiomanes88.
Malgré la réticence à discuter de ce
sujet encore sensible, une critique modeste, en comparaison des pertes
économiques familiales, a émergé des entretiens sur ce
sujet. L'éradication fut appliquée vigoureusement trop vite ce
qui ne laissa pas le temps aux familles de trouver des alternatives afin
d'acheter tout ce que l'argent de l'opium permettait d'acheter
(vêtements, machettes, réserves d'argent pour les périodes
de difficultés alimentaires...).
Enfin, une autre conséquence de la manière forte
laotienne d'éradiquer « officiellement »
l'abattis-brûlis, est de changer les termes de références
pour désigner « essarts de maïs ». Il semble que ces
changements de termes soient motivés par le besoin pressant du
gouvernement à éradiquer officiellement l'agriculture d'abattis
brûlis comme ce fut le cas de l'exploitation de l'opium. Les bailleurs de
fonds de l'aide internationale attendent des résultats de la part du
gouvernement afin de poursuivre l'aide financière. Changer les termes
cachent la réalité d'une agriculture d'abattis brûlis en
progression dans les districts des provinces du Nord.
L'origine du terme souan et de son utilisation
officielle sont litigieuses. souan qui signifie «
essart-jardin » a remplacé le terme hay qui signifiait
« essart de riz ». Il faut voir dans ce
88 Destructions rapides des cultures et apports de produits de
substitutions...
changement de vocabulaire, la volonté du gouvernement
laotien de sédentariser l'agriculture d'abattis-brûlis.
Le terme hay a très longtemps servi pour
décrire l'essart de riz pluvial exploité une seule année
puis mis en friche 10 à 15 ans. En utilisant le terme souan on
perd en même temps la notion de friche longue et l'unique année
d'exploitation pour un maximum d'exploitation en souan de 3
années reconductibles, ainsi que la culture de riz pluvial pour celle du
maïs.
Aussi, la technique d'essartage n'a pas réellement
changée puisqu'il faut toujours défricher, brûler,
débarder, semer et sarcler avant de récolter sur une parcelle
inexploitée.
Les réelles changements n'ont pas apportés les
bénéfices escomptés pour la richesse forestière.
Une exploitation continue d'un cultivar à l'espèce unique n'est
pas plus bénéfique pour la fertilité des sols que ne
l'était le hay qui laissait les terres se reposer et associait
plusieurs espèces de riz, de légumes, d'épices permettant
aux sols de redevenir fertiles.
Les seuls avantages gagnés par le souan sont
de faire croire aux financeurs mondiaux, à l'éradication de
l'abattis-brûlis sous sa forme la plus connue, le hay, ainsi que
de développer une production nationale de maïs et de la commercer
avec le Viêt-Nam , la Chine, la Thaïlande et le reste du monde.
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