2.2.3.1. Synthèse des modèles
Chacun des deux modèles que nous venons de passer en
revue présente des avantages dans l'approche conceptuelle de son objet.
Mentionnons justement que Hammer et al. (2003) ont tenté de
démêler l'écheveau que représente le concept de CIC
au sens large en distinguant la sensibilité interculturelle de la
compétence interculturelle. Selon eux, la sensibilité
interculturelle se limiterait à l'aptitude à discriminer et
éprouver la différence culturelle, tandis que la
compétence
interculturelle recouvrirait, elle, la faculté de
penser et agir de façon interculturellement appropriée.
Néanmoins, si l'on s'en tient aux modèles
présentés, il n'est pas possible d'opérer une
démarcation aussi claire. D'une part, la sensibilité
interculturelle telle qu'envisagée par Bennett se traduit elle aussi par
des comportements, des représentations et des attitudes permettant au
sujet d'interagir en contexte interculturel, et d'autre part la
compétence interculturelle telle que décrite par Byram englobe
également l'adoption d'une perspective ethnorelative. Ainsi, tout en
présentant des traits uniques, ces deux modèles se recoupent
à plusieurs égards. C'est en raison de cette
complémentarité que nous avons choisi de les combiner afin
d'appréhender la CIC. Notre approche nous conduit donc à
distinguer trois paliers d'apprentissage interculturel :
1) Décentration et ethnorelativité.
2) Appropriation de savoirs et efficacité.
3) Dépassement des référentiels culturels
et hybridité.
Notons bien qu'il ne s'agit pas ici de présenter un
modèle de CIC en tant que tel, mais plus modestement de creuser des
sillons susceptibles d'être approfondis ultérieurement. Cette
précaution prise, explicitons la teneur de chacun des trois paliers tels
que nous les envisageons actuellement. Tout d'abord, décentration et
ethnorelativité.
· Pour nous, ce qui est au coeur de la CIC c'est bien
la décentration. Se décentrer c'est relativiser ses valeurs,
interroger ses préconceptions, remettre en question son
référentiel culturel en somme. L'enjeu de la décentration
consisterait à opérer une sorte d'épochê, de
dépouillement par rapport à son référentiel
culturel. En situation interculturelle, il s'agit avant toute chose de ne pas
basculer dans l'anxiété face à la perte de ses
repères, voire à la remise en cause de son
référentiel culturel. Au contraire, faire preuve de
décentration c'est accepter l'incertitude, l'ambiguïté
inhérente à la différence culturelle, et être
prêt à rentrer dans un processus de transformation graduelle
initié par la rencontre et la fréquentation d'autrui sans
occulter ni céder aux conflits internes que cela engendre. L'adoption
d'une telle perspective aiderait le sujet à mieux saisir l'Autre dans
son altérité essentielle, à faire preuve
d'ethnorelativité ou entrevoir que la vision du monde d'autrui ou
l'organisation sociale d'une société donnée
présente une alternative cohérente et viable à ce que l'on
connaît et concevait jusque là comme allant de soi. La
décentration est donc la pierre angulaire de la CIC en ce qu'elle
représente la première marche vers la reconstruction cognitive,
affective, comportementale du sujet au contact de son environnement. Notons que
ce premier palier n'exclut pas les situations communication mais qu'elles n'en
sont pas l'objet premier.
Par delà cette délimitation globale, on pourrait
distinguer plusieurs niveaux d'habileté dans ce premier palier afin
d'introduire une certaine dynamique et de ne pas bâtir des
catégories
factices discriminant des individus dits «
compétents » et d'autres qui ne le seraient pas du tout. Par
exemple, il serait possible d'opérer un nivellement en fonction de la
propension des individus à suspendre leur jugement et à accepter
l'Autre, c'est-à-dire selon la fréquence à laquelle ils
adoptent une posture de décentration et d'ethnorelativité face
à la différence culturelle. On pourrait également inclure
un élément ayant trait à l'écueil du relativisme
culturel, consistant à considérer que tout se vaut (Reboul, 1989,
1991), à mi-chemin entre l'ethnocentrisme et
l'ethnorelativité.
Intéressons-nous maintenant au second palier,
appropriation de savoirs et efficacité.
· C'est suite au processus de décentration que
peut avoir lieu l'appropriation active par le sujet de ceux des
éléments caractéristiques de l'altérité qui
lui permettent de communiquer avec les autochtones ou d'appréhender la
société d'accueil dans toute sa complexité. C'est ce qui
lui permet de développer de nouveaux comportements, attitudes ou
représentations adéquats dans son nouvel environnement. L'enjeu
de ce deuxième palier réside dans la nature des situations
d'interaction. Il s'agit de s'adapter plus ou moins consciemment à la
situation et à l'Autre, de s'imprégner de ce qui pour autrui fait
sens (l'échelle des valeurs, etc.) afin de comprendre la symbolique
d'ensemble qui lie société. On retrouverait là les
savoirs-sociaux, les savoirs-comprendre ou les savoirs apprendre-et-faire du
modèle de Byram par exemple. Finalement, suite à notre premier
palier qui, comme le diraient Hammer et al. (2003), reflète plus
particulièrement l'aptitude des sujets à éprouver et
discriminer la différence culturelle, il est ici question de s'engager
de manière fonctionnelle dans une dynamique empreinte de sens.
Remarquons que des apprentissages dans le second palier peuvent avoir lieu
avant que le processus de décentration ne soit pleinement achevé.
Néanmoins, reconnaitre et estimer la différence culturelle
à sa juste valeur constitue un prérequis sans lequel il ne
saurait y avoir ni progrès possible pour l'individu au plan humain, ni
relations pérennes entre les êtres. En effet, une véritable
efficacité en situation interculturelle requiert motivation et respect
envers l'Autre. Par conséquent, posséder des connaissances ou des
savoirs quelconques mais considérer autrui comme inférieur ne
peut conduire au développement de la compétence
interculturelle.
Ici encore, il serait envisageable de distinguer
différents niveaux d'habileté en fonction de l'aptitude des
sujets à communiquer ou à adopter un comportement
approprié (respecter les usages locaux, etc.) par exemple.
Abordons à présent le troisième palier,
dépassement des référentiels culturels et
hybridité.
· Après avoir suffisamment côtoyé
l'Autre et s'être familiarisé à de nouvelles façons
de faire, d'être, de voir le monde, etc. aptes à le voir
fonctionner efficacement hors de sa société
d'origine, le sujet peut développer la capacité
à articuler consciemment, à mettre en relation, les traits issus
de son propre référentiel culturel et les traits culturels issus
des référentiels de l'ensemble des personnes avec lesquelles il a
été en contact direct et prolongé. Puisque le sujet
dispose de la faculté d'évoluer dans plusieurs espaces de
communication ; de voir le monde à travers les yeux de l'Autre dans une
certaine mesure, il ne s'agit plus seulement de pouvoir évoluer avec
succès dans l'une ou l'autre société mais de transcender
les référentiels culturels. L'enjeu ici est de développer
une vision du monde hybride qui, plus que de reconnaître et estimer
l'altérité, l'englobe.
Là également, nous pourrions distinguer
plusieurs niveaux d'habileté, notamment en incluant un
élément de marginalité culturelle au sens de Bennett
(1993).
Ainsi, palier après palier, ce continuum traduit de la
part des individus une prise de position sans cesse plus engagée en
faveur de la différence culturelle, ou une plus grande propension
à l'exploiter, comme s'il s'agissait progressivement d'une
appréhension, d'une compréhension, et enfin d'une appropriation
de cette dernière.
Toutefois, reconnaissons que cette approche est très
incomplète et pèche plus particulièrement par l'absence
d'indicateurs clairs, de comportements, attitudes et représentations
observables, identifiables sur le terrain. Néanmoins, ce
découpage nous permet de prendre position par rapport à la
question de la nature spécifique ou générale de la CIC
(Bartel-Radic, 2009). Autrement dit, suite à un séjour au
Brésil, le sujet est-il à même de transférer ses
apprentissages interculturels lors d'un passage en Chine par exemple?
L'apprentissage interculturel fait-il du sujet un spécialiste de
l'interculturel, avec une connaissance pointue d'une société
précise, ou bien un généraliste capable de s'adapter
continuellement à des environnements différents? Pour nous, les
dispositions du premier palier de la CIC, la décentration et
l'ethnorelativité, sont d'ordre générique. Elles peuvent
donc être réinvesties et développées au cours de
n'importe quelle situation. Nous ne disons pas qu'elles puissent être
captées pleinement à l'issue de la première confrontation
à l'altérité, ni qu'un individu ne pourrait jamais plus
éprouver de réactions ethnocentriques après avoir atteint
un forte propension à se décentrer, mais nous pensons que c'est
une disposition que l'on développe graduellement, sans la re-commencer
tout à fait à chaque nouvelle expérience. En revanche, le
second palier exige, lui, un apprentissage chaque fois renouvelé du tout
au tout car spécifique à l'environnement, aux individus
rencontrés. Quant au dernier palier, il prend appui sur les
expériences successives du sujet et échappe ainsi à la
dualité entre généralité et
spécificité.
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