2.2.2.2. Bennett et le modèle de
développement de la sensibilité interculturelle
Le modèle conçu par Bennett (1993) se propose
de hiérarchiser et expliquer les postures et les réactions des
individus face à la différence culturelle. Rappelons que l'auteur
parle, lui, de sensibilité et non pas de compétence
interculturelle. Ce modèle repose sur un continuum divisé en six
stades dont la succession reflète un degré accru d'ouverture
à l'altérité. Les stades sont indicatifs d'un type de
rapport à l'Autre et s'expriment par des attitudes et des comportements
caractéristiques. Chaque stade représente donc une façon
différente de voir, de structurer le monde régie par des
obstacles qui la limitent. De fait, lorsque l'individu passe d'une structure ou
configuration de la réalité à une autre, les nouveaux
paramétrages génèrent une nouvelle série
d'obstacles qui orientent les comportements et les attitudes. Pour
opérer avec succès leur transition vers un stade plus
avancé, les individus doivent résoudre les problèmes
inhérents au stade dans lequel ils se situent déjà.
Généralement parlant, les trois premiers stades
du continuum sont dits ethnocentriques, c'est-à-dire que l'individu ne
peut penser le réel qu'à travers le prisme de sa propre culture,
qu'il est au centre d'un monde qui gravite autour de ses préconceptions.
En effet, les croyances et les comportements initiaux intégrés au
cours du processus d'enculturation, lui-même lié au processus de
socialisation, ne font pas l'objet d'une remise en question. Les choses sont
« comme ça » et pas autrement (Bennett, 1993). Selon
Abdallah-Pretceille (1986, p. 81), l'ethnocentrisme c'est « la
difficulté voire l'incapacité, pour un groupe ou un individu,
d'effectuer une décentration par rapport à son groupe
culturel de référence ». En
définitive, cet immobilisme contribue à l'érection de
barrières entre « nous » et « eux » (ce qui peut
passer par les stéréotypes et les préjugés par
exemple) dans la mesure où l'Autre ne concorde pas avec ce que l'on
conçoit comme les normes culturelles classiques. À l'inverse, les
trois derniers stades sont dits ethnorelatifs, c'est-à-dire que
l'individu met sa propre culture en perspective, qu'il accepte que sa vision du
monde, avec les attitudes, les comportements, les valeurs qui la constituent
n'en soit qu'une parmi tant d'autres tout à fait viables. Pour
résumer, au fil des stades, l'individu progresse d'une conscience, d'une
perspective, monoculturelle à une vision du monde plus
élaborée, subtile et aiguisée, lui permettant de
reconnaître et gérer la différence et, ainsi,
d'élargir graduellement ses capacités d'action et de
communication en contexte interculturel (Hammer et al., 2003). Comme le dit
Bennett (1986), « La clef du développement de la
sensibilité et des aptitudes nécessaires à la
communication interculturelle réside d'abord dans la vision que chacun
entretient face aux différences culturelles ». Remarquons que
si la dynamique du continuum est généralement tenue pour
unidirectionnelle, occasionnellement, il est possible que l'individu
régresse à un stade antérieur. Passons maintenant en revue
les six étapes constitutives du continuum :
· Le déni de la différence culturelle.
Pour l'individu, il n'existe qu'une seule culture légitime, la sienne.
Il est complètement désintéressé par la
différence culturelle et l'ignore en érigeant des
barrières psychologiques ou physiques pour se maintenir à
l'écart de l'Autre. À ce stade, l'individu a tendance à
penser qu'il agit de façon naturelle et qu'il ne saurait en être
autrement. Il ne se sent pas menacé par la différence culturelle
car il la nie. Concrètement, cela pourrait se traduire au niveau des
comportements par la fréquentation exclusive de compatriotes ou encore
l'assimilation des traits culturels d'une société à ceux
de ses voisines.
· La défense face à la différence
culturelle. La seule culture valable est toujours celle de l'individu, la plus
évoluée, porteuse non plus de l'unique mais de la meilleure
façon de faire. L'individu réagit face à la menace que
représentent les autres cultures en les dénigrant tout en
affichant la sienne comme supérieur. Concrètement, cela peut
passer par les préjugés et les stéréotypes au
travers desquels sont attribués à des individus isolés des
caractéristiques indésirables censées refléter les
attributs de tout un groupe (ou vice-versa). Manifestation alternative du stade
de défense, l'individu peut être sujet à un contrecoup. Il
ne prend pas de recul par rapport à l'expérience positive de la
culture d'accueil, intègre les stéréotypes négatifs
de cette dernière à l'encontre de sa culture d'origine, et la
déprécie aveuglément. Dans les deux cas, l'individu
à ce stade se comporte de façon manichéenne envers
à la différence culturelle, soit en la diabolisant soit en
l'exaltant. C'est une évolution par rapport au stade du déni car
ici l'individu perçoit la différence culturelle de façon
assez forte pour
qu'elle soit menaçante, alors qu'il l'ignorait
précédemment.
· La minimisation de la différence culturelle.
L'individu reconnaît l'existence d'autres cultures mais à un
degré superficiel. Il considère que les traits de sa culture sont
universels et les généralise aux autres cultures sans
distinction, comme si l'humanité toute entière partageait un
creuset de valeurs élémentaires. L'altérité ne
constitue plus une menace car elle est banalisée, voilant ainsi toute
différence profonde. Selon Bennett, un individu à ce stade
pourrait par exemple se figurer que tous les peuples aimeraient vivre en
démocratie, ou que dans chaque culture les hommes sont
considérés comme les enfants de Dieu.
· L'acceptation de la différence culturelle.
Comme au stade précédent, l'individu reconnaît l'existence
d'autres cultures, mais cette fois il ne cherche pas à en
atténuer les spécificités. Il respecte la
légitimité des valeurs, comportements et attitudes d'autrui et
admet que sa propre culture fait partie d'un ensemble de cultures
également valables. Il s'agit ici d'une posture neutre face à la
différence culturelle. En revanche, si l'individu est prêt
à accepter, ou tolérer, l'altérité dans ce qu'elle
a de plus essentiel, cela ne sous-entend pas pour autant qu'il va
l'apprécier purement et simplement. Il ne s'agit pas d'une tentation
relativiste politiquement correcte, ni de condescendance. L'individu peut
émettre un jugement négatif à l'égard de la
différence, mais dans une perspective critique, et non plus
ethnocentrique. C'est d'ailleurs bien là l'enjeu de ce stade : la
relativité des valeurs. Le cheminement conduisant l'individu à
considérer que la nature et la hiérarchie des valeurs sont
contingentes au contexte culturel exige de lui qu'il souscrive à une
certaine éthique (Perry, 1970, in Hammer et al., 2003). Pour illustrer
cela, citons également Tardy (1983) « Comprendre l'autre dans
son altérité essentielle ne signifie pas en admettre
nécessairement les principes et Ies fondements. Encore moins
s'identifier à l'autre par une sorte de mimétisme culturel :
toute morale a ses parodies et ses dérives d'inauthenticité. La
compréhension n'exclut pas la contestation, davantage: elle en est la
condition de possibilité. Bref, l'éthique de la différence
n'est pas celle du caméléon ». Notons qu'à ce
stade l'individu n'adapte normalement pas ses comportements afin de
correspondre aux normes de la société d'accueil.
Généralement, il ne s'approprie pas non plus un grand nombre des
comportements caractéristiques des représentants de cette
dernière. Pour finir, l'esprit de l'individu reste ouvert sans qu'il
puisse pourtant appréhender les cultures dans toute leur
complexité.
· L'adaptation à la différence culturelle.
L'individu acquiert une latitude d'action dans deux espaces de communication
séparés. Il peut s'extraire temporairement de sa culture
d'origine pour se fondre dans celle de la société d'accueil.
Contrairement aux stades précédents qui se faisaient le reflet de
postures intellectuelles, la transition du stade de l'acceptation à
celui de
l'adaptation ne traduit plus une évolution
limitée au domaine affectif. En effet, l'individu est ici capable
d'opérer un ajustement fonctionnel aux normes de la
société d'accueil tout comme il peut intégrer les usages
qui y ont cours et les comportements de ses représentants. En somme, non
seulement l'individu est-il capable de voir le monde à travers les yeux
de l'Autre, mais il peut aussi communiquer efficacement lors des interactions
en manifestant des comportements et attitudes appropriés aux normes
culturelles en vigueur dans la société d'accueil. C'est ce que
Bennett appelle l'empathie. Par ailleurs, il différencie bien
l'adaptation de l'assimilation. Pour cet auteur, ce stade n'est pas synonyme
d'abandon de la culture d'origine au profit de celle de la
société d'accueil, il ne s'agit pas de les substituer. C'est un
mouvement de va-et-vient d'un répertoire culturel à l'autre.
Pratiquement, l'individu est spontanément capable d'appréhender
un comportement dans sa logique culturelle, de décoder les normes et
valeurs qui le sous-tendent, et d'agir ainsi que le requiert la situation
interculturelle.
· L'intégration de la différence
culturelle. Il n'est possible de parvenir à ce stade qu'après un
contact prolongé avec l'altérité. C'est d'ailleurs une
inflexion courante chez les expatriés de longue durée, les
globe-trotters ou les autochtones issus de subcultures minoritaires par exemple
(Hammer et al., 2003). Ce stade implique un processus de reconstruction
cognitive au cours duquel l'individu intègre les éléments
des diverses cultures sans pour autant s'identifier à aucune d'elles. En
d'autres termes, l'individu développe une vision kaléidoscopique
du monde, en marge de sa culture originelle et de celle de la
société d'accueil. On pourrait rapprocher cela de la description
que fait Adler (1977) de la personne multiculturelle : « ce n'est pas
simplement la personne sensible à plusieurs cultures différentes.
C'est plutôt la personne qui est constamment en train de devenir une
partie de et qui se sent en même temps en dehors d'un contexte culturel
donné ». Dune part, l'individu est amené à
réinterpréter son identité culturelle, et d'autre part sa
vision kaléidoscopique est susceptible de le placer en position
d'intermédiaire culturel. Bennett précise que la transition du
stade de l'adaptation à l'intégration ne traduit pas un meilleur
fonctionnement en situation interculturelle. Il indique en outre qu'il n'est
pas forcément préférable de s'affranchir de tout
enracinement culturel. Si tout le monde devenait marginal, de quoi serait-on en
marge au juste? (Bennett, 1993). Pour résumer, le véritable enjeu
de ce stade réside dans la gestion de ce que Bennett appelle la
marginalité culturelle. C'est-à-dire le fait de ne plus
s'identifier durablement à une norme culturelle. Selon cet auteur, la
marginalité culturelle peut prendre deux formes. Dans la
première, l'individu se sent aliéné puisqu'il ne se
reconnaît dans aucune culture. Ainsi, il peut être enclin à
se dévaloriser ou faire l'objet de jugements
négatifs tant de la part des représentants de sa
culture d'origine que des membres de la culture d'accueil. Il est comme pris
dans un feu croisé en quelque sorte. Inversement, la deuxième
forme de marginalité est dite « constructive », le flottement
entre les cultures fait partie intégrante de l'identité du sujet.
Il se perçoit comme intrinsèquement interculturel et navigue au
gré des situations, adaptant aisément ses comportement et ses
perspectives, sans qu'il n'en résulte aucun conflit interne, aucun
dommage identitaire collatéral.
1. Déni et retrait
2. Défense et dénigrement
3. Minimisation et universalité
4. Acceptation et relativisme
5. Adaptation et alternance
6. Intégration et reconstruction
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Figure 2 : modèle de développement de la
sensibilité interculturelle (adapté de Bennett, 1993)
À l'encontre du modèle de Byram, l'avantage de
ce modèle est de présenter une vision évolutive de l'objet
qu'il se propose de décrire. En revanche, il fournit peu d'informations
sur la nature des obstacles à surmonter afin d'évoluer d'un stade
à l'autre, ainsi que sur la manière de le faire. Ajoutons qu'ici
encore c'est une conception quelque peu normative, au sens de Dervin (2009),
qui sous-tend le concept de culture.
2.2.3. Notre approche
Dans ce sous-chapitre, nous allons d'abord faire une
synthèse des modèles de Byram et de Bennett. Puis, nous tenterons
de donner une définition de la compétence interculturelle avant
de relativiser tout cela.
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