III/ Le respect des normes par tous : une
résurgence du taylorisme ?
La normalisation de la qualité, à travers
l'évolution de la relation de production qui l'accompagne,
présente des signes de parenté avec le taylorisme à deux
niveaux : la volonté de rationalisation des activités de
l'entreprise et une tendance à la réduction des espaces
d'autonomie des individus.
Nous l'avons évoqué, la norme est le
règne de l'écrit et du respect de la règle. La
normalisation oblige à la formalisation : livrets de
référence, procédures, manuels de qualité, plans de
surveillance, autant de « bibles » qui doivent assurer
l'harmonisation des comportements interindividuels. Les normes imposent un
ordre commun dans les entreprises, qui vise à « fonder la
coordination sur le respect de prescriptions formalisées ». On
retrouve là une vision idéalisée et techniciste de
l'organisation, à travers la recherche de l'unification technique et de
la répétabilité des actes.
Qui édicte ces prescriptions formalisées ?
Dans le rôle du «préparateur rationnel », note
Jean Philippe NEUVILLE, la direction de la
qualité s'est substituée à la direction des
méthodes. Par exemple, dans l'usine Peugeot de Poissy, sur environ huit
mille salariés, le département Qualité emploie près
de trois cents personnes à l'animation du système qualité
( ce qui est loin d'être négligeable, puisque l'usine compte
à peine quelques centaines d'administratifs, d'ingénieurs et de
cèdres et que, par ailleurs, l'ensemble du personnel peut être
également amené à participer, ne serait-ce que
ponctuellement, à des démarches qualité).
Comme avec le taylorisme, la normalisation pose
également la question de la séparation entre ceux qui pensent et
ceux qui exécutent le travail, malgré la mise en place d'outils
participatifs (cercles de qualité, autocontrôle, etc..). Ainsi, un
guide de poche sur l'assurance- qualité distribué aux personnels
de production d'un grand constructeur automobile français distingue
clairement trois niveaux d'intervention : service qualité ;
l'encadrement (qui a pour tâche « d'assurer que le processus
fonctionne comme prévu ») ; et, enfin, pour reprendre
l'expression utilisée, « ceux qui font ».
Enfin, l'assurance - qualité est vue par certains comme
une source de rigidifiassions de l'entreprise. S'il est vrai qu'il
« ne faut pas confondre l'outil ISO 9000 et ce qu'arrivent à
en faire, ou pas, ceux qui l'utilisent », on peut s'interroger sur
l'idée même de norme. Par définition, une norme est
établie pour jouir d'une certaine pérennité, et va servir
de référentiel pendant une durée donnée. Adopter
une norme revient, sur cette période, à définir la
meilleure façon de faire une tâche, d'atteindre un objectif, de
limiter les coûts cachés et d'éviter les
dysfonctionnements. Le discours est, la aussi, familier d'une intention
rationalisatrice forte.
Pour que la démarche qualité et l'idée de
normalisation fonctionnent, la participation de tous, voire leur implication,
est nécessaire. Ceci est vrai de l'application des procédures
mises en place (à quoi serviraient les manuelles qualités s'ils
n'étaient observés par personne ?). Mais ceci est
également vrai lors de la mise en place de ces procédures. En
effet, pour pouvoir détailler à ce point les
« manières de faire dans l'entreprise », le service
qualité invite les agents à rendre explicites leur pratiques,
leurs savoirs, les routines implicites qu'ils mobilisent dans leurs
activités quotidiennes ; les connaissances de terrain et les
savoir-faire enfouis dans les pratiques doivent être mis à plat,
révélés. La rédaction des procédures
participe d'une réappropriation par les services fonctionnels des
savoirs des opérateurs et autres membres de l'organisation, qui n'est
pas sans rappeler le taylorisme.
De même, normaliser demande de tout décrire, afin
d'établir des références à l'aune desquelles
surveiller, évaluer et corriger les pratiques. La part du travail
prédéfini, et donc prescrit, que l'on croyait propre au
taylorisme, ne peut que croître. « A L'image du mode
opératoire des ouvriers qui travaillent sur chaîne, les
opérations de contrôle de la qualité font l'objet d'un
même souci de définition et de précision. La check-list du
contrôleur rassemble toutes les opérations qu'il doit effectuer,
tous les points qu'il doit contrôler, toutes les postures qu'il doit
adopter (....). »
Dés lors, la volonté de clarification des modes
de travail qu'impose la normalisation de la qualité
n'amène-t-elle pas à limiter les espaces d'autonomie des
personnels, en accroissant les occasions de contrôle ? Il y a ici un
vrai paradoxe, entre l'idée d'autocontrôle qui accompagne les
discours sur la qualité, et que semble nécessiter l'application
pratique de cette dernière, et « l'ordre commun »
qu'impose les normes. La marge de manoeuvre laissée aux
« collaborateurs » paraît bien faible, lorsqu'elle se
définit par le strict respect des consignes. Dans la plaquette sur la
qualité évoquée plus haut, on peut voir un
opérateur en blouse de travail expliquant en ces termes la
manière dont il s'autocontrôle : « je respecte le
mode opératoire, je vérifie mon travail, je note les
résultats sur la fiche de suivi (....). »
La normalisation de la qualité aurait-elle
réinventé à la fois le taylorisme et la
bureaucratie ? La question est sur l'agenda des chercheurs en
organisation, parmi lesquels on peut citer Pierres Yves GOMEZ, Philipe ZARIFIAN
ou encore Dénis SEGRESTIN.
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