« Construire l'objet sociologique, c'est deviner sous
les apparences les vrais problèmes et poser les bonnes questions
».6
Cette étude portant sur le rapport entre
fétichisme et pouvoir politique est adossée à
l'idée qu'il existe un marché des restes humains à
Libreville. L'existence de ce marché explique la profanation des tombes,
notamment à l'approche des élections politiques.
L'émergence de ce marché peut être saisie à partir
de ce que dit Florence BERNAULT, selon qui « la sorcellerie moderne en
Afrique équatoriale, au Gabon singulièrement, a lentement
émergé au coeur des batailles juridiques et morales
amorcées pendant la période postcoloniale. Ce que l'on entend
aujourd'hui par "sorcellerie" ou "fétichisme", mots
fortement teintés par la connotation réductrice et
négative de leur origine coloniale, n'est, pour le cas du Gabon qui nous
intéresse ici, qu'une partie d'un ensemble religieux et sacré qui
modelait la plupart des représentations mentales et des
stratégies sociales et matérielles cultivées par chacune
des sociétés locales ».7
Aussi, nous essayons de saisir le « fétichisme
politique » à Libreville comme expression de l'usage et du commerce
« des pièces détachées »8 au sens de Joseph
TONDA. Il convient de préciser que le fétichisme politique est
mis en relief, durant les périodes électorales, par la
profanation des tombes à Libreville, précisément au
cimetière de Mindoubé, en tant que moment de la collecte des
« pièces détachées » pour les mettre en vente
sur le marché des restes humains.
6 Madeleine GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales,
Paris, Dalloz, 11ème éd. 2001, p.384.
7 Florence BERNAULT, Economie de la mort et reproduction
sociale au Gabon in Mama Africa : Hommage à Catherine
COQUERY-VIDROVITCH, edited by Odile GOERG et Issiaka MANDE, Paris, l'Harmattan,
2005, p.1.
8 Joseph TONDA, Fétichisme politique,
fétichisme de la marchandise et criminalité électorale au
Gabon (Note sur l'imaginaire politique contemporain en Afrique Centrale)
in Voter en Afrique : différenciations et comparaisons ;
colloque organisé par l'AFSP, Centre d'Etude d'Afrique
Noire-Institut d'Etudes politiques de Bordeaux, 7-8 mars 2002, p.5.
Ces profanations des tombes s'accompagnent de crimes rituels
ou découvertes macabres de corps privés de certaines
parties9 à Libreville et ce, à la veille des
élections. Il va s'en dire que c'est à chaque fête de
Toussaint que les parents des défunts constatent ce
phénomène et le cimetière de Mindoubé en est
victime. De plus, il n'y a pas que la profanation des tombes que nous
étudions, il y a aussi la profanation des cadavres que l'on retrouve
mutilés à Libreville sous la rubrique « crimes rituels
». En outre, la profanation des tombes et celle des cadavres est
révélatrice a priori d'un marché des restes humains ou
« pièces détachées » dans la capitale gabonaise.
En somme, la croyance en la sorcellerie atteste bien que le fétichisme
n'est pas illusoire, mais bien réel ; ce qui explique en dernier ressort
que les hommes du pouvoir ont recours à cette pratique.
Il faut d'abord rappeler que le concept de «
fétichisme politique » apparaît sous la plume de
Pierre BOURDIEU10.Il s'agit de « la délégation
par laquelle une personne donne pouvoir, comme on dit, à une autre
personne, le transfert de pouvoir par lequel un mandant autorise un mandataire
à signer à sa place, lui donne une procuration,
c'est-à-dire, la plena potencia agendi ; le plein pouvoir
d'agir pour lui, est un acte complexe qui mérite d'être
réfléchi. Le plénipotentiaire, ministre, mandataire,
délégué, porte-parole, député,
parlementaire, est une personne qui a un mandat, une commission ou une
procuration pour représenter - mot extraordinairement polysémique
-, c'est-à-dire pour faire voir et faire valoir les
intérêts d'une personne ou d'un groupe ».11
Par ailleurs, Pierre BOURDIEU approfondit sa réflexion
en mettant l'accent sur le fait « qu'il y a une sorte d'antinomie
inhérente au politique qui tient au fait que les individus - et d'autant
plus qu'ils sont plus démunis - ne peuvent se constituer (ou être
constitués) en tant que groupe c'est-à-dire en tant que force
capable de se faire entendre et de parler et d'être
écoutée, qu'en se dépossédant au profit d'un
porte-parole.
9 Le quotidien national L'union du 29 février
2008 et du 10 mars 2008 en annexe, qui ont fait état de 12
crimes rituels enregistrés pour le mois de février 2008 à
Libreville. Tous ces corps ont donc été mutilés de leurs
parties génitales, des oreilles, langues, yeux etc.
10 Pierre BOURDIEU, Choses dites, Paris, Editions de
Minuit, (coll. « Le sens Commun »), 1987, 228 p.
11 Ibid., p.185.
Il faut toujours risquer l'aliénation pour
échapper à l'aliénation politique ».12
Partant du concept de BOURDIEU selon lequel le député ou
mandataire est un fétiche pour le peuple, de la même
manière le crâne, qui est réel n'a de sens que pour celui
qui l'utilise, donc il est fétiche pour ce dernier. Pour le profanateur,
ce crâne ne lui dit rien.
Pour Pierre BOURDIEU, « les fétiches politiques
sont des gens, des choses, des êtres, qui semblent ne devoir qu'à
eux-mêmes une existence que les agents sociaux leur ont donnée ;
les mandants adorent leur propre créature. L'idolâtrie politique
réside précisément dans le fait que la valeur qui est dans
le personnage politique, ce produit de la tête de l'homme, apparaît
comme une mystérieuse propriété objective de la personne,
un charme, un charisme ; le ministerium apparaît comme mysterium
».13 A ce propos, la notion de charisme attire notre attention
car il s'agit de voir l'entrepreneur politique ou fétiche politique
doté du charisme, « cette sorte de pouvoir qui semble être
à lui-même son propre principe »14 ; notion que
nous retrouvons explicitée chez WEBER. « Le charisme, c'est le
charme ou la grâce qui s'attache à certains personnages sur
lesquels se sont posés le regard et le choix de Dieu. De tels
personnages sont investis d'un pouvoir, d'une forme évidemment
très différente de celle du pouvoir dont est revêtu le
bureaucrate rationnel-légal ou le monarque traditionnel
désigné par primogéniture. Le pouvoir charismatique se
désigne par son caractère « extraordinaire, surhumain,
surnaturel ». Celui qui en est pourvu est un « envoyé de Dieu
», un héros- un « guerrier furieux » - ou un chef
(Führer). Ce qui caractérise le chef charismatique, c'est moins le
contenu de sa tâche que la manière dont il l'exécute- son
style ».15 Ainsi, le pouvoir charismatique est donc un pouvoir
personnel et extraordinaire.
Le rapport qu'on peut établir avec BOURDIEU et le
fétichisme politique, réside dans le fait que le mandataire (le
député par exemple) est un fétiche et que la collecte de
ses « pièces détachées » va permettre à
ce dernier d'assurer sa régénération et son succès
aux élections politiques.
12 Pierre BOURDIEU, Choses dites, Paris, Editions de
Minuit, (coll. « Le sens Commun »), 1987, ibid.,
p.186.
13 Ibid., p.187.
14 Ibid., p.187.
15 Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire
critique de Sociologie, Paris, Quadrige/Puf, 2006, p.77.
Le crâne dont il est question dans le fétichisme
politique, c'est celui d'une personne morte, quelque soit sa position sociale,
ce qui importe c'est de rapporter un crâne déterré.
Le fétichisme politique dont nous rendons compte se
décline ainsi sous deux dimensions : dans la première, il s'agit
d'abord de ces restes humains ou « pièces détachées
» collectées par les profanateurs des tombes ou de cadavres, qui
serviront dans les pratiques fétichistes. Dans la seconde dimension, ces
« pièces détachées » collectées vont
permettre à l'entrepreneur politique, grâce à la
nécromancie et autres pratiques sorcellaires ; d'acquérir, voire
de conserver ou de consolider le pouvoir (économique, politique et
social). Pour WEBER, « il s'agit là d'une action intentionnelle,
qui obéit implicitement à une rationalité de type
instrumental ou utilitaire : dans la situation qui est la sienne au moment
d'agir, l'acteur engage ses moyens pour atteindre la fin dont il pense qu'elle
lui apportera la plus grande satisfaction ».16
Dans le même ordre d'idée Joseph TONDA
définit le fétichisme politique, « entendu dans le contexte
africain comme usage ou commerce des/ou avec les "pièces
détachées" réalisé par les hommes politiques ; il y
a apparemment une distance avec le concept bourdieusien. En fait, les usages
politico-criminels des pièces détachées servent ici
à réaliser la transfiguration du rapport politique qui est au
principe de la production des mandataires comme fétiches
».17
Puisse que nous parlions du recours à la pratique de
la sorcellerie, EVANS-PRITCHARD nous apporte un éclaircissement à
ce sujet. Pour lui, la sorcellerie revêt deux dimensions ou explications
: pratique et mystique et que nous estimons complémentaires. Sur ce
point, « un des apports d'EVANS-PRITCHARD est d'avoir montré la
nature de la magie, qui peut se pratiquer sans aucun intermédiaire
instrumental et rien que par une volonté et un pouvoir maléfique,
et détenu par certains individus. Cette magie maléfique prend le
nom anglais de "witchcraft", s'opposant ainsi à
16 Raymond BOUDON et Renaud FILLIEULE, Les
méthodes en sociologie, 12ème édition,
Paris, Puf, (coll. « Que sais-je ? »), n°1334, 2004,
p.54.
17 Joseph TONDA, Fétichisme politique,
fétichisme de la marchandise et criminalité électorale au
Gabon (Note sur l'imaginaire politique contemporain en Afrique Centrale)
in Voter en Afrique : différenciations et comparaisons ;
colloque organisé par l'AFSP, Centre d'Etude d'Afrique
Noire-Institut d'Etudes politiques de Bordeaux, 7-8 mars 2002, p.5.
la sorcellerie instrumentale (rites, potions, objets
ensorcelés) ou "sorcery"».18
En résumé, chez EVANS-PRITCHARD, la sorcellerie
a deux dimensions : la witchcraft", qui est spirituelle et correspond
au Gabon aux vocables de L'évus, le dikundu, l'inyèmba
et qui serait a priori héréditairement transmissible et la
"sorcery" ; entendu ici comme les techniques magiques ou actes
fétichistes que l'on peut voir : rites, potions, profanations des
tombes, objets ensorcelés, calebasses déposées sur les
carrefours à Libreville. Nous partageons ce point de vue.
Joseph TONDA19 aborde aussi ce point de vue de la
croyance en la sorcellerie, surtout en tant que technique magique, servant les
parents à bloquer les jeunes. Dans un contexte de déstructuration
sociale au Congo et au Gabon ; et où les rapports sociaux entre vieux et
jeunes sont basés sur le soupçon, et où « le droit
d'aînesse n'est plus respecté ».20 Ce recours
systématique à la sorcellerie dans n'importe quelle circonstance
conduit ceux qui la pratiquent à toute sorte de pratiques. En ce qui
concerne le Congo, les jeunes débrouillards, qui tiennent des petits
fonds de commerce se plaignent des agissements des vieux qui, selon eux, les
« vieux sont insatisfaits. Ils veulent avoir de l'argent pour obtenir de
petites filles de 2 à 25 ans. Et pour avoir cet argent, les vieux
utilisent des animaux invisibles qui vont subtiliser le produit des ventes des
jeunes propriétaires des kiosques, ils sont connus, les
propriétaires de ces animaux invisibles ».21
Enfin, même dans les cas de décès de jeunes,
« ce sont des groupes de vieux, et même les vieilles femmes qui sont
accusés ».22
Somme toute, nous rejoignons aussi ce point de vue de l'auteur
car les cas de sorcellerie tels qu'ils sont évoqués au Congo,
sont fréquents au
18 Jacques LOMBARD, Introduction à l'ethnologie,
2ème édition, Paris, Armand Colin, (coll. «
Cursus Sociologie »), 1998, p.131.
19 Joseph TONDA, La guérison divine en Afrique
centrale (Congo, Gabon). Préface d'André MARY, Paris,
Karthala, (coll. « Hommes et sociétés »),
2002, 243 p.
20 Ibid., p.143.
21 Joseph TONDA, La guérison divine en Afrique
centrale (Congo, Gabon), ibid., p.143.
22 Ibid., p.143.
Gabon et se présentent de la même manière.
Au Gabon, toute mort n'est pas "naturelle" plutôt d'ordre mystique,
attribuée à quelqu'un.