Chapitre VI: La violence en postcolonie gabonaise
Section 1 : Les profanations des tombes, forme de
violence de l'imaginaire, du fétichisme et du symbolique
Les profanations des tombes à Libreville en
périodes électorales constituent ce que nous appelons la
marchandisation des restes humains ou marchandisation du corps humain ;
réalisée par les hommes politiques. Il s'agit donc là
d'une forme de violence toute particulière ; une violence à la
fois de l'imaginaire, du fétichisme et du symbolique.
« Elle est violence de l'imaginaire parce qu'il s'agit
d'une violence administrée par, ou organisée autour de
l'imaginaire constitué par des entités invisibles au moyen de
symboles ou de fétiches. De manière générale, les
administrateurs de la violence de l'imaginaire ou violence du fétichisme
sont les fonctionnaires, les entrepreneurs et les ouvriers de l'économie
des miracles que sont les thérapeutes, religieux, "magiciens",
féticheurs ou des individus ordinaires, lorsqu'ils réalisent des
"meurtres rituels", à leur profit ou au profit de leurs clients. Cette
activité de production des miracles est mise en récit par la
presse dans les pays africains, et particulièrement au Gabon, où
l'on parle de "pièces détachées" humaines
extorquées par des gens, sous commande de féticheurs, de nganga,
au service des puissants, les hommes politiques notamment, soucieux de
conquérir ou de se maintenir au pouvoir au moyen pratiques magiques ou
fétichistes. L'imaginaire, ici, c'est l'invisible
représenté par ces significations imaginaires sociales et les
symboles qui le donnent à voir ».223
De même, « la violence de l'imaginaire est ainsi
précisément la violence qui se manifeste par la transgression des
interdits constitutifs de l'ordre patriarcal formant l'ordre symbolique,
c'est-à-dire l'ordre culturel coutumier des traditions
».224 Mieux encore, « la violence de l'imaginaire
223 Joseph TONDA, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir
en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, 2005, p.32.
224 Joseph TONDA, Le Souverain moderne, ibid., p.38.
se confond avec la violence symbolique ».225
En un mot, « la violence de l'imaginaire, violence du fétichisme,
s'exerce au moyen des images, des gestes corporels, des mots,
c'est-à-dire des fétiches, supports d'idéologies. Cette
violence a pour contexte privilégié celui des camps, espaces de
déshérence, espaces déshérités, instables,
mouvants, incertains ; autrement dit, espaces de dérégulation des
ordres symboliques coutumiers »226 ; violence qui s'observe
actuellement en postcolonie gabonaise.
Plus important encore, c'est de comprendre que cette violence
imaginaire a un impact sur la conscience collective en ce sens qu'elle choque,
traumatise les familles des victimes des profanations. Ces mêmes
profanations des tombes ont pour but de laisser et de faire passer le message
selon lequel le corps du pouvoir au Gabon est un pouvoir mortifère, qui
se nourrit de la mort pour (re)produire la vie.
Et contrairement aux profanations des tombes en France,
à AblainSaint-Nazaire en particulier, il s'agit plutôt d'un
message destiné à heurter la conscience des morts ; à
faire passer un message d'antisémitisme dont les cimetières juifs
continuent de faire l'objet. C'est ici, une violence symbolique exercée
contre des morts, qui participe à la désacralisation des
cimetières.
Toujours pour rester dans le cadre de cette violence de
l'imaginaire, occasionnée par les profanations des tombes en postcolonie
gabonaise, on peut ajouter que « l'imaginaire informe le gouvernement du
réel ».227 Et que la marchandisation des corps morts
à Libreville durant les périodes électorales est une
technique ou une tactique pour les hommes politiques de conserver ou
d'acquérir le pouvoir politique, ou lors des nominations et remaniements
ministériels à la suite des Conseils des Ministres, ce pouvoir de
décision et de faire partie de "ceux qui gèrent le pays".
225 Ibid., p.39.
226 Ibid., p.39.
227 Georges BALANDIER, Le pouvoir sur scènes,
Paris, Balland, 1992, p.26.
A la suite de cette violence en post-colonie au Gabon durant
les élections politiques, nous partageons le point de vue de WEBER pour
qui, « celui qui, en général, veut faire de la politique et
surtout celui qui veut en faire sa vocation doit prendre conscience de ces
paradoxes éthiques et de la responsabilité de ce qu'il peut
lui-même devenir sous leur pression. Je le répète, il se
compromet avec des puissances diaboliques qui sont aux aguets dans toute
violence ».228
Dans cette perspective, il importe de savoir que «
l'énergie individuelle est entièrement mise au service de la
communauté. Cette "bonne"gestion ne suffit pas, il faut apporter
l'énergie nouvelle, recharger l'univers et avec lui, la
société. Les sacrifices humains constituent la technologie
employée à cette fin. Ils font de la vie avec la mort, ils
captent rituellement des forces vitales qui seraient destinées à
la dissipation sans leur accomplissement ».229
En ce qui concerne ces mandataires, une fois investis du
pouvoir politique qu'ils ont longtemps convoité, ils ne se rendent pas
compte que « le pouvoir sépare, isole, enferme ; c'est bien connu.
Surtout, il change celui qui y accède »230 ; pour enfin
de compte, devenir des fétiches politiques, comme l'écrit Pierre
BOURDIEU231. En effet, « les fétiches politiques sont
des gens, des choses, des êtres, qui semblent ne devoir qu'à
eux-mêmes une existence que les agents sociaux leur ont donnée ;
les mandants adorent leur propre créature. L'idolâtrie politique
réside précisément dans le fait que la valeur qui est dans
le personnage politique, ce produit de la tête de l'homme, apparaît
comme une mystérieuse propriété objective de la personne,
un charme, un charisme
».232
Ce qui fait que « tout le système de pouvoir, dans
un foisonnement symbolique et rituel, est au service d'un ordre dévorant
qui lie solidairement l'univers et le monde des hommes. Le sacrifice est la
solution retenue pour l'entretien incessant de cet ordre cannibale
»233 ;
228 Max WEBER, Le savant et le politique, op.cit.,
p.216.
229 Georges BALANDIER, Le pouvoir sur scènes, ibid.,
p.29.
230 Ibid., pp.30-31.
231 Pierre BOURDIEU, Choses dites, Paris, Minuit, 1987,
228 p.
232 Pierre BOURDIEU, op.cit., p.187.
233 Georges BALANDIER, Le pouvoir sur scènes, ibid.,
p.29.
d'où la fréquence des profanations des tombes et
des cadavres, mais aussi des crimes rituels, des meurtres à Libreville
durant les élections politiques. En dernière analyse, «
cette logique fait du corps captif, abattu, mutilé,
démembré, le support d'un message »234 ; celui de
la domestication et de la légitimation de la violence à la fois
de l'imaginaire, du fétichisme et du symbolique.
Après tout, « qu'on le veuille ou non, la
réalité de la violence en Afrique est massive. Des pratiques
multiformes ont cours. Certaines sont suffisamment formalisées et
routinières pour qu'on puisse les identifier et les décrire. Des
institutions existent et elles les administrent ; des organisations les
amplifient, et une série de normes participent à leur
reproduction, sur la grande et la petite échelle
».235
Pour résumer, « à l'ombre de la postcolonie
ont ainsi grandi des monstres (...) Il s'agit simplement d'administrer une
violence lapidaire et improductive dans le but de prélever, d'extorquer
et de terroriser ».236
|