3. 3 Les premiers mots de l'enfant bilingue
En parlant de l'enfant bilingue précoce
simultané, Genesee (2005) indique que, la plupart du temps, les travaux
sur le devenir bilingue donnent une approche souvent calquée sur le
développement d'un monolingue. Cependant, depuis les travaux de Volterra
et Taeschner (1978, cité par Genesee 2005), il a été mis
en évidence que les étapes du développement du bilingue
étaient différentes de celles d'un monolingue parce que le
bilingue développe deux systèmes au lieu d'un seul (Cantone
2007).
Les premiers mots d'un enfant bilingue vont varier selon les
langues qu'il emploie ; nous ne pouvons pas donner d'explication sur le choix
du type de mot que va d'abord employer un enfant. Ces différences sont
d'abord dues à la fréquence à laquelle l'enfant est
confronté à chacune des langues, et à quelle
fréquence il est sollicité dans chacune d'entre elles. Si les
mêmes mots ne sont pas appris dans les deux langues en même temps,
alors les deux lexiques ne progressent pas de la même manière en
même temps. D'une part, il développera plus rapidment le lexique
de la langue dominante, d'autre part, les mots que
l'enfant va employer sera également en relation avec le
type de lexique auquel il est confronté dans le cadre familial. Il
existerait donc un rapport statistique entre ce qui sera perçu (ainsi
que la fréquence de perception de chaque langue) et ce qui sera produit
par l'enfant (Grosjean, 2008).
En nous référant aux travaux de Volterra et
Taeschner dans un premiers temps, l'enfant bilingue précoce se constitue
un seul système lexical, contenant à la fois les mots des deux
langues.
« In the first stage the child has one lexical system
which includes words from both languages, in this stage the language
development of the bilingual child seems to be like the language development of
the monolingual child. »(Volterra et Taeschner 1978, cité par
Genesee et Nicoladis, 2005, 1).
Durant cette période, l'enfant ne distingue pas les
deux langues et a un système de développement proche de l'enfant
monolingue : l'enfant bilingue, comme le monolingue, ne possède qu'un
seul système, essentiellement composé d'éléments
lexicaux : il prononce indifféremment des mots de chacune des langues,
quelque soit le contexte (Genesee 2005. C'est à ce stade que vont
apparaître les premiers éléments de code-mixing (cf.
définition infr), dans lequel l'enfant fait intervenir, dans le mot
d'une langue, des éléments (phonétiques, morphologiques)
de l'autre langue. Néanmoins il n'existe pas encore de relation
pragmatique, de ce fait l'enfant ne va pas utiliser qu'une langue en fonction
du contexte ou de la langue du locuteur.
Cependant, Genesee et Nicoladis (2005) constatent que
l'exposition aux deux langues va faire que ces deux langues ont une influence
l'une sur l'autre, conduisant à la formation de
patterns20 qui vont progressivement se dissocier du type de
patterns d'un monolingue.
« An additional issue is whether exposure to two
languages simultaneously influences the pattern of development so that it
differs from that observed in monolingual learners. Evidence that the patterns
are different could give us insights as to how the processes that underlie
language acquisition cope with dual language input. » (Genesee et
Nicoladis, 2005 : 1).
En effet, l'enfant acquiert des mots de traduction
équivalente dans l'une et l'autre
langue de façon très importante dès 1 ; 6,
ce qui penche en faveur du fait que l'enfant
commence à développer deux systèmes lexicaux
distincts, malgré un usage indifférencié.
« However, evidence that bilingual children acquire
translation equivalents could be used to argue that they are not acquiring one
language, but two (Patterson & Pearson, 2004). [...]The high rate of
translation equivalents, a clear violation of mutual exclusivity, suggests that
at
20 C'est un concept qui n'a pas d'équivalent en
linguistique. La traduction française est « modèle »
least from this age on children have two distinct lexical
systems. » (Genesee et Nicoladis, 2005 : , 6-7).
Ensuite vient la seconde étape mentionnée par
Volterra et Taeschner (1978, cité par
Genesee et Nicoladis 2005), étape pendant laquelle
l'enfant possède deux systèmes
lexicaux différenciés, mais employés dans un
seul et même système syntaxique.
« [...] In the second stage, the child distinguishes two
different lexicons, but applies the same syntactic rules to both languages .
» (Genesee et Nicoladis 2005 ; 1).
L'enfant, au niveau du lexique, différencie les deux
systèmes mais quand il commence à acquérir la syntaxe il
commence au début et ne développe qu'un système pour les
deux langues. Durant cette période, le code-mixing (cf. partie infra sur
la définition du code mixing) va prendre une place importante dans les
productions de l'enfant. Le fait qu'il n'y ait qu'un seul système pour
les deux langues impliquerait une interférence de mots d'une langue sur
l'autre.
Souvent, le code-mixing se situe alors au niveau de l'ordre
des mots comme la construction d'un verbe d'une langue avec un pronom personnel
sujet de l'autre langue, ou alors l'insertion d'un adjectif de l'autre langue,
ou encore l'insertion, dans le cas d'un bilinguisme français-anglais,
d'adjectifs français avant le nom anglais, alors qu'en français,
l'adjectif est postposé au nom. Il y aurait donc, à ce stade, des
transferts translinguistiques d'éléments morphosyntaxiques d'une
langue à une autre :
« A mitigating factor in cross-linguistic transfer
could be language dominance. Children might be more likely to incorporate
structures from their dominant into their weaker language, than vice versa
(Döpke, 1998; Yip & Matthews, 2000; Petersen, 1988). [...] At the same
time, there is evidence of cross-linguistic transfer of specific
morphosyntactic features from one language into the other. » (Genesee et
Nicoladis 2005 , 1).
L'interférence est un signe de dominance linguistique,
celle-ci pourrait apparaître plus tôt mais comme le fait remarque
Genesee, les chercheurs en bilinguisme se focalisent plus sur la production que
sur la perception. À cette étape du développement bilingue
apparaîtrait la dominance d'une des deux langues : le système
linguistique de la langue dominante va imposer son fonctionnement sur le
système linguistique de la langue dominée. Le transfert
translinguistique n'opèrerait alors que dans un sens unique, de la
langue dominée vers la langue dominante, et non l'inverse.
Enfin, dans un troisième temps, l'enfant maîtrise et
différencie les systèmes lexicaux et syntaxiques dans chaque
langue :
« In the third stage the child speaks two languages
differentiated both in lexicon and syntax... » (Genesee et Nicoladis 2005
, 1).
La différence entre les deux langues se fait
très tôt, dès que les systèmes se séparent :
à notre connaissance les auteurs ne donnent pas d'âge pour la
maîtrise des deux systèmes mais si nous partons du même
postulat que chez le monolingue, l'enfant bilingue devrait acquérir un
système syntaxique plus complexe que l'association de deux mots, entre 3
et 4 ans. Cependant, Cantone (2007) rappelle qu'un enfant bilingue
précoce, étant exposé à deux langues,
possède un temps d'exposition à chacune des langues
inférieur au temps d'exposition d'un monolingue à sa langue
maternelle, ce qui entraînerait un léger retard du
développement des systèmes de ses deux langues chez le bilingue,
mais que ce retard est très rapidement comblé à partir de
l'âge de deux ans.
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