3. 3. L'erreur de genre : étude de cas
L'erreur de genre se porte surtout sur les structures
féminines : l'enfant place un masculin au lieu d'un féminin. Dans
le corpus, il est arrivé que sur un même nom, l'enfant alterne une
production valide et une production erronée. Nous allons étudier
deux exemples pour essayer de comprendre le phénomène en
observant la méthode d'enseignement de la langue des parents. Les objets
sur lesquelles vont porter les erreurs sont la bicyclette (interaction avec le
père) et l'auto (interaction avec la
mère).39
Nous allons commencer par étudier la manière
dont l'enfant parle de sa bicyclette, et si le genre valide se stabilise,
comment cela se passe. Le dialogue sur la bicyclette va se faire sur trois
âges :
D'abord à 1 ; 11 . 13 : dans la première partie
de l'échange l'enfant prononce trois fois une occurrence erronée
avant d'être repris par son père. Sur les deux occurrences qui
suivront cette reprise l'enfant ne fera pas d'erreur sur bicyclette. L'erreur
de l'enfant peut être calquée sur celle du père : nous
avons relevé une occurrence où le père se trompe lui aussi
dans le genre. A cet âge-là, puisque le genre n'est pas encore
stabilisé, la moindre erreur du parent peut être reprise par
imitation. C'est ce même phénomène qui se passe quand
l'enfant fait une production valide.
Ensuite, à 2 ; 3. 13, nous avons cinq tours de parole
de l'enfant où cette occurrence apparaît associée à
une structure syntaxique qui implique le genre. La première occurrence,
n'est pas erronée mais elle est importante dans notre argumentation pour
comprendre pourquoi l'enfant fait une erreur sur le mot bicyclette : le mot
« bicycle » est propre au vocabulaire québécois, le
mot, de genre masculin, sert à désigner une bicyclette ; Il est
alors fort possible que l'enfant calque le genre masculin sur le modèle
du mot québécois. L'enfant est repris par le père dans le
dernier tour de parole.
1 ; 10. 29 : l'espace de temps entre cet enregistrement et le
précédent est trop grand pour mesurer directement l'impact de la
reprise du genre sur la bicyclette par le père, cependant il est fort
possible, étant donné que l'enfant ne semble plus faire d'erreur,
que dans cette période de sept mois le feedback du père ait eu un
impact suffisamment fort pour que l'enfant ne fasse plus d'erreur sur cette
occurrence.
Le second dialogue que nous avons choisi tourne autour du mot
« auto ». Cet exemple est très intéressant car il
montre une approche différente de l'erreur. L'interaction se passe avec
la mère : alors qu'elle lui parle l'enfant interagit en français
ce qui va provoquer des complications dans la rectification de l'erreur.
39 Les dialogues sont placés en annexe, fig.
14.
L'échange se passe avec la mère à 2 ; 03.
20 et concerne une auto, à la fois le jouet de l'enfant et la voiture
familiale. L'enfant fait des alternances entre des erreurs et des productions
valides à la fois dans le même discours et dans la même
phrase : le genre féminin est encore très instable (nous avons pu
voir qu'il constitue quasiment l'ensemble des erreurs de l'enfant sur les 17
transcriptions). Sur ce discours l'enfant ne va pas faire une phrase
entière sans faire d'erreur sur une occurrence (adjectif, article,
pronom) et nous n'observons pas de retour négatif de la mère,
puisqu'elle ne lui répond qu'en anglais. Dans la production « MOT:
I don't know where the gros auto is . » la mère va valider l'erreur
de l'enfant « gros auto » et cette erreur validée va se
stabiliser dans les productions suivantes de l'enfant.
Ces deux exemples montrent l'importance du rôle des
parents dans l'acquisition du genre : l'enfant est très sensible
à la production du père ou de la mère et va imiter
lesdites productions. Ceci est entièrement valable pour l'exemple de
l'auto. L'exemple de la bicyclette montre que l'enfant bilingue peut aussi
être confronté à un parler régionnela auquel il doit
s'adapter.
Pendant le processus d'acquisition nous avons pu mettre en
évidence qu'en français les étapes du monolingues sont
retrouvées, il n'y pas de retard. Par contre nous avons observé
un retard en anglais qui n'est sûrement pas dû à un trouble
du langage chez le bilingue, mais à un contexte qui va faire que
l'enfant est amené, hors de la maison à plus parler
français. L'évolution du développement syntaxique est
aussi liée à la manière dont les parents gèrent
l'interaction : l'enfant utilisera beaucoup plus d'occurrences de genre avec
son père qui lui fait raconter des histoires, reconnaître des
images ou chanter, alors qu'avec sa mère il ne fera que s'amuser avec
ses jouets et sera moins amener à parler. Au final le
développement du langage se trouve toujours lié à
l'interaction.
C'est dans la langue dominante, le français, que vont
se faire le plus d'erreurs mais le nombre d'occurrences erronées va
être beaucoup moins important que le nombre de productions valides. Le
français est bien la langue dominante puisque l'anglais ne fait pas
interférence. L'enfant peut faire des erreurs non pas par
interférence directe de l'anglais mais d'une part par imitation des
parents et d'autre part, par interférence du dialecte régional,
fortement influencé par l'anglais. L'enfant utilise le plus souvent les
articles en français et le pronom neutre en anglais mais l'erreur de
genre n'est pas forcément la preuve de la mise en place de deux
systèmes, sinon l'enfant n'en ferait pas.
Ce que l'on a mis en évidence chez l'enfant ne va pas
durer dans le sens où la période transitoire est plus courte que
chez l'adulte si le parent a une bonne pédagogie, c'est-à-dire
qu'il reprend l'enfant en validant ses bonnes productions et en corrigeant les
mauvaises. L'acquisition du bilinguisme chez l'enfant est plus rapide que chez
l'adulte parce qu'elle se passe pendant les processus de myélinisation
des fibres nerveuses. A ce moment-là le cerveau est beaucoup plus
réceptif au développement bilingue. Le temps de transition est
plus long chez l'adulte parce que ces procédures sont achevées :
il y aura donc une seconde langue qui va se développer sur une
première langue dite maternelle. La question est maintenant de savoir,
étant donné que l'enfant et l'adulte suivent les mêmes
processus à différents degrés, si l'enfant possède
une ou deux langues maternelles.
L'étude du bilinguisme est un univers au carrefour de
beaucoup de discipline que nous avons pu évoquer dans ce mémoire.
La sociolinguistique et la psycholinguistique nous ont servi à placer
l'enfant que nous avons étudié dans un bilinguisme à
plusieurs niveaux : précoce et simultané, à tendance
neutre au sein de la famille, exogène, coordonné et dominant.
Le cerveau nous a permis de comprendre le fonctionnement du
cerveau bilingue : plus l'enfant est jeune, plus la plasticité du
cerveau lui permet d'acquérir les langues de son environnement. Au
contact de son environnement l'enfant va développer diverses
stratégies dans ses productions.
Parmi ces stratégies le code mixing tient une place
important, car en début d'acquisition il est le signe de la dominance
d'une langue, ici le français, pour devenir plus tard une production
volontaire et contrôlée dans une intention pragmatique.
Notre étude, pour laquelle un corpus important a
été traité, c'est concentrée sur l'acquisition du
genre : elle nous a permis de voir une évolution sur un peu plus de
quatre années dans le développement de l'enfant. Celui-ci
développe très rapidement des occurrences de genre
français mais plus tardivement de l'anglais, ce qui parait normal
puisque l'une est langue dominante et l'autre langue dominée. Les
erreurs de genre se portent, dans les deux langues sur le féminin, genre
qui semble le plus difficile à acquérir pour l'enfant.
L'adulte est capable d'apprendre deux langues, que se soit en
immersion ou par un enseignement. Mais cet apprentissage n'est pas de l'ordre
de l'acquisition car les deux, pour une même finalité, ne suivent
pas les même processus .L'évolution de l'acquisition des genres
dans les deux langues suit les mêmes processus puisqu'à ce stade
le cerveau traite les deux langues de la même manière, ce sont les
contraintes sociales qui impliquent la dominance du français qui vont
provoquer un retard en anglais. Autrement dit à cet âge l'enfant
est tout à fait capable d'appréhender les deux langues comme
maternelles.
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