Section 4 : Le régime particulier de l'article
106 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne
L'article 106§1 du Traité sur le Fonctionnement de
l'Union Européenne oblige les États à ne pas enfreindre le
traité dans l'édiction des normes destinées aux
entreprises auxquelles il accorde des droits spéciaux ou exclusifs
(monopoles nationaux). Le droit communautaire ne condamne donc pas par principe
l'existence de monopoles nationaux mais il permet le contrTMle par les
autorités communautaires de la nécessité des droits
spéciaux ou exclusifs qui leur sont accordés, et du respect des
dispositions du traité, notamment l'article 101§1 prohibant les
ententes anticoncurrentielles.
L'article 106§2 du Traité sur le Fonctionnement de
l'Union Européenne apporte un tempérament au principe posé
au §1 et reconna»t la priorité de l 'intérêt
général sur les normes de concurrence. En effet, il dispose que
« Les entreprises chargees de la gestion de services dÕinteret
economique general ou presentant le caractere dÕun monopole fiscal sont
soumises aux regles des traites, notamment aux regles de concurrence, dans les
limites ou l'application de ces règles ne fait pas echec à
lÕaccomplissement en droit ou en fait de la mission particuliere qui
leur a été impartie. Le developpement des echanges ne doit pas
'etre affecté dans une mesure contraire à lÕinteret de
l'Union ». La place des services d'intérêt
économique général est donc bien prise en compte dans le
traité, d'autant plus depuis que l'article 14 du Traité sur le
Fonctionnement de l'Union Européenne reconna»t que ces services
sont une « valeur commune » de l'Union Européenne.
Les États gardent donc une certaine emprise sur les
services d'intérêt économique général et
peuvent adopter dans ce domaine des dispositions contraires au droit
communautaire de la concurrence, y compris à l'interdiction des
ententes
anticoncurrentielles. En effet, les services
d'intérêt économique général ont
été définis par la Commission comme des «
services, tant économiques que non économiques, que les
autorités publiques classent comme étant d'intérêt
général et soumettent à des obligations spécifiques
de service public »51. La définition de ces
services et des dérogations possibles semble donc du complet ressort des
États, de l'aveu même de la Commission.
Néanmoins, il existe des conditions précises
pour bénéficier de telles dérogations.
L'interprétation de ces conditions par la Cour de Justice de l'Union
Européenne est gouvernée par trois grands principes qui ont
toujours été rappelés par la jurisprudence : la
neutralité quant à la forme publique ou privée de la
propriété (garantie par l'article 345 du Traité sur le
Fonctionnement de l'Union Européenne), la liberté des
États dans la définition des services devant être
considérés comme d'intérêt général
(sous réserve de l'erreur manifeste et d'un acte précis
précisant les taches du service) et enfin la proportionnalité.
Depuis 198952, la Cour a reconnu la possibilité pour les
juridictions et autorités de concurrence nationales d'apprécier
la satisfaction de ces
conditions et d'appliquer l'article 106§2 du Traité
sur le Fonctionnement de l'Union Européenne.
En premier lieu, la mission du gestionnaire du service
d'intérêt général doit lui avoir été
confiée par un acte de la puissance publique. Un tel acte est une
condition nécessaire pour bénéficier de l'article
106§2 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union
Européenne53. La jurisprudence exigeait au départ un
acte de nature législative ou réglementaire mais elle s'est
depuis assouplie et accepte que la mission soit confiée par le biais
d'une simple concession54. L'existence d'un acte n'est cependant pas
suffisante. Cet acte doit définir de façon précise les
missions confiées à l'entreprise, faute de quoi l'existence
même du service d'intérêt économique
général est remise en cause.
En second lieu, la mission de l'entreprise doit être, au
moins partiellement, une mission d'intérêt économique
général. Faute de définition précise de cette
notion, les États disposent d'une certaine latitude dans
l'appréciation de cette condition.
51 Communication de la Commission Européenne
du 21 novembre 2007, Un marché unique pour l'Europe du
XXIèmesiècle - Les services d'intérêt
général, y compris les services sociaux d'intérêt
général: un nouvel engagement européen.
52 Cour de Justice des Communautés
Européennes, 11 avril 1989, Ahmed Saeed Flugreisen et Silver Line
Reisebüro GmbH contre Zentrale zur Bekmpfung unlauteren Wettbewerbs e.
V., C-66/86.
53 Cour de Justice des Communautés
Européennes, 14 juillet 1981, Gerhard Züchner contre Bayerische
Vereinsbank AG, 172/80.
54 Cour de Justice des Communautés
Européennes, 23 octobre 1997, Commission contre France,
C-159/94.
Les missions d'intérêt général
peuvent être ou non économiques: néanmoins, dans la mesure
oü elles ne sont pas de nature économique (ou non marchandes selon
la terminologie employée par la Commission), elles échappent
totalement aux règles communautaires de concurrence et l'article
106§2 n'a alors pas vocation à s'appliquer.
En ce qui concerne les services de nature économique,
la ligne de partage co ·ncide avec l'existence d'obligations
particulières liées à la nécessité d'assurer
le service même si le fonctionnement normal du marché n'est pas
à même d'y parvenir. L'obligation principalement imposée
par les États est celle de service universel. Il existe en effet des
situations dans lesquelles l'accès équitable à un service
est conditionné à l'existence de droits spéciaux pour une
ou plusieurs entreprises, notamment en raison de l'absence de viabilité
économique du service. Dans ce cas, une procédure d'appel
d'offres permet de désigner une entreprise qui se verra attribuer des
droits spéciaux pour remplir sa mission. Dans certains autres cas,
l'obligation spécifique peut être mise à la charge d'une
seule entreprise, en échange d'une redevance des autres acteurs du
marché en question non - soumis aux mêmes obligations (sous
réserve de la correspondance entre le surcoüt imposé par
l'obligation et la redevance).
En troisième lieu, et c'est ici que s'exerce le plus
fort contrôle de la part des institutions communautaires, l'infraction
aux règles du traité doit être indispensable à
l'exercice par l'entreprise de sa mission d 'intérêt
général. La Cour de Justice, confrontée à cette
question, vérifie que l'exercice de la mission serait en pratique
impossible en l'absence de telles infractions (et ne serait pas simplement
rendu moins aisé). L'article 106§2 du Traité sur le
Fonctionnement de l'Union Européenne ne crée donc pas une
dérogation générale pour les entreprises chargées
d'une mission d'intérêt général: seules les
règles faisant échec à leur mission peuvent être
écartées. Le contrôle de proportionnalité
effectué par la Cour lui a permis d'affiner sa jurisprudence. Elle a
ainsi jugé que l'article 106§2 était applicable pour des
compagnies aériennes à qui l'on impose de desservir des
destinations non-rentables55 mais dont le maintien constitue un
objectif d'intérêt général. Néanmoins, la
non-soumission aux règles de concurrence doit être limitée
aux seules missions d'intérêt général. Si une
entreprise est titulaire de telles missions mais exerce également
d'autres missions dissociables, le droit de la concurrence s'applique à
ces
55 Cour de Justice des Communautés
Européennes, 11 avril 1989, Ahmed Saeed Flugreisen et Silver Line
Reisebüro GmbH contre Zentrale zur Bekmpfung unlauteren Wettbewerbs e.
V., C-66/86.
dernières56. Cette jurisprudence a
également assoupli la condition de nécessité en jugeant
qu'elle était applicable afin de permettre à l'entreprise
d'exercer sa mission Çdans des conditions économiquement
acceptables È. Le caractère nécessaire de la
restriction de concurrence est donc envisagé de manière relative,
sans que l'existence même de l'entreprise ne soit forcément
menacée en l 'absence de restriction. Ainsi, la Cour a accepté
une contribution devant être payée par les entreprises italiennes
de transport express à la poste italienne pour palier à ses
obligations de service universel, dès lors que la contribution est
limitée au coüt supplémentaire induit par le service
universel.
Enfin, en dernier lieu, les restrictions de concurrence en
cause ne doivent pas affecter outre mesure les échanges
intracommunautaires. Comme l'indique la Cour, la pratique ne doit pas Ç
exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur
les courants d 'échanges entre États membres
È57. Si les échanges intracommunautaires sont
affectés, l'article 106§2 est tout simplement rendu inapplicable et
ne permet pas de déroger au droit de la concurrence.
L'article 106§2 du Traité sur le Fonctionnement de
l'Union Européenne, s'il est reconnu applicable, permet de
déroger à l'ensemble des règles du traité, et
notamment à l'article 101§1 prohibant les ententes
anticoncurrentielles, tel fut le cas dans l'affaire Commune
d'Almelo58.
Dès lors, l'intervention de l'État par un acte
confiant des missions de service d'intérêt économique
général à une entreprise peut constituer un fait
justificatif de l'entente, du moins permettre qu'une entente ne soit pas
illicite d'un point de vue communautaire. Cependant, ce n'est pas tant
l'intervention de l'État qui est à l'origine de cette
possibilité de dérogation à l'interdiction de l 'article
101§1 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne,
que l'existence d'une mission de service d'intérêt
économique général. Ce mécanisme reste donc
restreint et spécifique et ne constitue en aucun cas une
possibilité générale de dérogation à la
prohibition des ententes.
56 Cour de Justice des Communautés
Européennes, 19 mai 1993, Procédure pénale contre Paul
Corbeau, C- 3 2 0/9 1 .
57 Cour de Justice des Communautés
Européennes, 25 octobre 2001, Firma Ambulanz Glöckner contre
Landkreis S·dwestpfalz, C-475/99.
58 Cour de Justice des Communautés
Européennes, 27 avril 1994, Commune d'Almelo et autres contre NV
Energiebedrijf Ijsselmij , C-393/92.
A l'issue de cette première partie de l'analyse, il est
possible de conclure que la seule participation de l'État à une
activité n'est pas suffisante pour exonérer du respect du droit
de la concurrence en général, et de l'interdiction des ententes
en droit communautaire et national, en particulier, sauf dans les cas
très particuliers oü il existe un service d'intérêt
économique général.
Si l'intervention de l'État ne justifie pas en
elle-même l'irrespect du droit de la concurrence, il convient de se
placer du point de vue des entreprises pouvant être amenées
à participer à une entente, pour vérifier comment
l'intervention de l'État peut constituer pour elles un fait justificatif
de l'entente ou les exonérer de la responsabilité
découlant de leur participation à une entente.
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